« Silence, des ouvriers meurent » : autour du traitement médiatique des accidents du travail

par Matthieu Lépine, Pauline Perrenot, mardi 2 février 2021
« Silence, des ouvriers meurent » : autour du traitement médiatique des accidents du travail

Sur le compte Twitter « Accident du travail : silence des ouvriers meurent », Matthieu Lépine, professeur d’histoire-géographie en collège, s’attèle à un recensement des accidents du travail. Réalisé essentiellement à partir de la presse locale, il s’accompagne souvent d’interpellations de la ministre du Travail : Muriel Pénicaud de mai 2017 à juillet 2020, et Élisabeth Borne depuis. Parallèlement, Matthieu Lépine publie sur le blog « Une histoire populaire » des portraits de victimes, des bilans statistiques et ponctuellement, des analyses complémentaires. Enquête, recoupement, spécialisation, mise en perspective : des méthodes qui ne sont pas sans rappeler celles du (bon) journalisme, que revendique d’ailleurs en partie l’auteur contre les défaillances des médias traditionnels. C’est qu’à l’origine de ce travail résonne un cri de colère : « Face à l’indifférence des médias, soyons notre propre média ». Nous avons voulu en savoir plus.

Acrimed : Votre recensement s’appuie essentiellement sur des articles de presse, plus précisément issus de la presse quotidienne régionale (PQR). Est-ce à dire que ce traitement est satisfaisant ?

Matthieu Lépine : Inévitablement, j’ai besoin que des journalistes aient fait un minimum de travail pour pouvoir faire mon recensement. Ce qui me permet aussi de constater que le traitement journalistique n’est absolument pas satisfaisant. D’abord, parce que la plupart du temps, les articles sur lesquels je m’appuie sont des brèves, dans lesquelles on a très peu d’informations sur les circonstances de l’accident, et tout aussi peu sur la victime… Il n’y a jamais de suivi sur le fond. Je pense par exemple à des accidents de bûcheronnage : on peut lire dans la presse qu’un bûcheron est décédé dans un bois écrasé par un arbre, sauf qu’en l’état, ça ne nous permet pas de savoir si c’est un accident du travail ou non. Et on en vient à un problème essentiel : le terme « accident du travail » n’est quasiment jamais employé dans ces articles, comme si le mot était tabou. Or, il existe bien une définition, qu’il suffirait d’utiliser : à partir du moment où un accident survient par le fait ou à l’occasion du travail, c’est un accident du travail. Mais comme le mot n’est jamais employé, il y a une espèce de flou qui s’installe. Et quand je contacte des journalistes pour avoir des éclaircissements, savoir si le travailleur bûcheronnait dans un cadre privé ou professionnel, ils ne sont pas capables de me répondre. On me dit « je me renseigne », mais le renseignement n’arrive pas.

Donc c’est vrai que des articles existent, et rien que pour ça, ils sont importants, mais ils ne permettent pas du tout de rendre compte de la réalité de ce problème. En définitive, les grands médias considèrent qu’un accident du travail, c’est un fait divers. Et on le sait, les faits divers ne sont pas censés faire la Une régulièrement… Il faudrait pourtant pouvoir le considérer comme un fait social, dans la mesure où ça arrive tous les jours, partout en France, dans tous les corps de métier : selon les chiffres « officiels » dont on dispose, on parle de plus de 650 000 victimes par an, ça mériterait quand même qu’on s’y intéresse un peu plus que ça.


Dans la PQR, c’est d’ailleurs souvent « rubriqué » dans les faits divers…

Tout le temps. Toujours. La catégorie en général, c’est « fait divers – justice ». Régulièrement, on va connaître le nom du chef des urgences, le nom de la personne qui dirigeait la caserne de pompiers et qui est intervenue ce jour-là ; par contre, de la victime, on ne connaîtra ni l’âge, ni parfois même sa profession exacte ! « Un homme est mort », et voilà.


Donc peu d’enquête, peu de reportage. Ce genre d’angle et de traitement superficiel pose la question des sources des journalistes : savez-vous auprès de qui ils obtiennent leurs informations ?

La plupart du temps, c’est la police, les pompiers, et les urgences. Tel que ça m’est présenté, et pour avoir eu beaucoup de journalistes au téléphone, la routine de travail en fin de journée consiste à faire la tournée des commissariats, des casernes ou des urgences par téléphone, et voir ce qui en ressort. C’est aussi pour ça que c’est souvent très peu détaillé : l’information arrive par ce canal, est reproduite, et s’arrête aussitôt. On leur rapporte qu’un homme est grièvement blessé et en urgence absolue, ça va faire l’objet d’une brève, mais on ne saura jamais si la personne va mieux, si elle est décédée, etc. C’est le strict minimum : des articles de fond sur les accidents du travail, il y en a très rarement.


Que dire de la couverture des médias nationaux ? Observez-vous des différences avec la PQR ?

Si la PQR y revient tous les jours, dans les médias nationaux, c’est beaucoup moins régulier. À quel moment s’y intéressent-ils ? Lorsque ça va toucher une grande entreprise : Eiffage, Bouygues, etc. Et encore… Le 22 décembre, il y a eu un accident mortel sur le chantier de la future ligne 16 du métro parisien – et une semaine plus tôt, sur un autre chantier de la même ligne, un ouvrier a été grièvement blessé après une chute. Dans un premier temps, il n’y a eu aucune information dans la presse. J’ai posté la nouvelle sur Twitter de mon côté, et dans les heures qui ont suivi, un certain nombre de médias se sont empressés de décrocher leur téléphone pour savoir si l’information était vraie… et elle l’était. Il y a eu à ce moment-là une couverture plus large, parce que c’était Eiffage et « le Grand Paris ».

Mais le silence initial pose à nouveau la question des sources des journalistes. Dans certains départements comme la Seine-Saint-Denis, où de grosses entreprises ont des chantiers un peu partout, je constate que les accidents du travail ne sont pas ou peu médiatisés. Pour reprendre l’exemple du chantier de la ligne 16, on a l’impression que les sources traditionnelles (pompiers, police, urgences) se brident. Est-ce qu’ils ne veulent pas donner l’information aux journalistes ou est-ce que ce sont les journalistes qui ne font pas leur travail ? J’aurais plutôt tendance à dire que ce sont les sources habituelles qui ne donnent pas l’information. Et les entreprises encore moins : Grand Paris Express [1] a fini par faire un communiqué, Eiffage a répondu au Parisien, mais après que l’information a déjà circulé sur Twitter. Pourquoi les journalistes n’ont-ils pas eu l’information avant ? Il y a aussi sans doute une omerta chez ces grandes entreprises, qui ne se bousculent pas pour diffuser l’information. Et ce n’est pas basculer dans une quelconque théorie du complot que de le dire.

Plus généralement, on peut dire qu’en dehors de ce type d’accident, et même si Le Monde a pu dernièrement faire trois ou quatre pages de dossier, aucun journal national ne se distingue vraiment sur ce sujet, aucun n’en fait une thématique centrale accompagnée d’un travail régulier. La couverture va être au contraire très rare et très ponctuelle. Un dernier exemple : quand l’Assurance Maladie diffuse son rapport annuel, les journalistes s’en font l’écho, avec le même article un peu partout… En particulier si l’AFP prend les devants : les autres médias se contenteront alors d’un simple copié-collé. C’est un petit rituel qui permet de se donner bonne conscience, de se dire qu’on en a au moins parlé une fois et qu’on a fait son travail correctement ! Mais ce n’est pas assez. Évidemment, il y a pléthore de sujets, et les journalistes ne peuvent pas parler de celui-ci tout le temps… mais encore une fois, au moins 650 000 victimes reconnues, 600 morts, voire bien au-delà des 1 000 morts si l’on ajoute les suicides liés au travail, les maladies professionnelles, etc. : je ne trouve pas que ce soit un petit sujet, ni qu’il mérite d’être traité une fois par an. Beaucoup de gens me disent qu’ils ne pensaient pas qu’il y avait autant de morts. Ce n’est pas qu’ils sont idiots, c’est qu’ils ne sont pas (ou mal) informés.

C’est différent dans la presse spécialisée et dans les médias alternatifs indépendants : Bastamag, par exemple, s’y intéresse très souvent ; de son côté, Le Média a décidé de faire régulièrement un « focus » sur une victime d’accident du travail, etc. Dernièrement, L’Humanité a publié un dossier sur Amazon et le recours au travail intérimaire, qui pèse près de 60% dans les entrepôts. Dans cette enquête, il est ressorti qu’il y avait plus de 1 000 accidents par an chez Amazon France Logistique, c’est-à-dire plus de trois par jour ! Là encore, l’information n’a pas beaucoup circulé. Ouest France ou d’autres ont pu reprendre les données de L’Humanité, mais on a parfois l’impression que si on ne fait pas le travail à leur place, les grands médias n’iront pas chercher eux-mêmes l’information.


Avez-vous des observations quant aux choix des interlocuteurs sélectionnés par les médias pour s’exprimer sur la question du travail et des accidents du travail ?

On peut entendre des représentants syndicaux parce que ce sont souvent ceux qui alertent, et encore, c’est assez restreint. À une époque, l’ancien inspecteur du travail Gérard Filoche était assez médiatique, et revenait beaucoup sur cette question, moins maintenant. Au-delà de ça, qui va-t-on faire parler ? Lorsqu’il y a une affaire en cours, le procureur, qui va donner l’avancée de l’enquête. Et lorsqu’un article relate un procès, on entendra les avocats des uns des autres, parfois le patron, mais très rarement les familles de victimes ou les victimes elles-mêmes.


Une autre question sur les biais du traitement médiatique. Sur votre blog, vous évoquez le cas de deux couvreurs de 33 et 35 ans, morts au travail en 2019, et faites à leur propos le constat d’un « traitement médiatique complètement différent ». Pouvez-vous développer ? Et dans un second temps, nous expliquer ce que ce deux poids deux mesures – que vous pointez régulièrement – nous dit des logiques qui déterminent le traitement de l’information dans les grands médias ?

Sur ces deux couvreurs, Ludovic Tricolet, le premier, est décédé au mois de mars 2019 à Anzin dans le Nord. Il a fait une chute, et il est décédé. Il y a eu très peu d’écho médiatique, hormis les relais locaux comme La Voix du Nord, et le traitement « classique » dont je parlais. En juin 2019, la mort d’un couvreur sur un chantier en Bretagne a été beaucoup plus médiatisée : Le Parisien, France soir, La Provence, 20 minutes, Le Télégramme, Ouest France, BFM, RTL, Sud-Ouest, La Nouvelle République, La Voix du Nord, Le Figaro, France Info, Le Dauphiné Libéré, Le Point, L’Express, l’Internaute, La Dépêche, Bien Public, et LCI l’ont évoquée. Pourquoi, alors que le même type d’accident du travail survient ? Parce que le second s’est passé en plein été, et que les journalistes ont fait le lien avec la canicule (l’ouvrier aurait fait un malaise sur le toit). En d’autres termes : si de très nombreux médias, jusqu’aux chaînes d’info, ont relayé, ce n’est pas parce qu’un ouvrier est mort et que c’est un accident du travail – le mot n’apparaît d’ailleurs même pas ! – mais parce que cet événement est venu alimenter le buzz du moment, en l’occurrence ici, la canicule. L’accident du travail n’est donc pas étudié en tant que tel : il vient illustrer un autre thème, qui occupe quant à lui le premier plan.

Je peux citer un autre exemple de ce phénomène : en juillet 2019, un jeune ostréiculteur est décédé dans la baie de Morlaix : il a fait un malaise et s’est noyé. La question des algues vertes est immédiatement venue sur la table, et les médias y sont allés de leur article pour finalement rapporter que ça n’avait rien à voir. En attendant, les journaux n’ont pas précisé qu’il s’agissait d’un jeune ouvrier saisonnier âgé de 18 ans, qui venait d’avoir le bac, et qui, dans mon souvenir, n’était même pas déclaré. Son histoire n’intéressait pas les journalistes. Ce qui les a intéressés, c’était les algues vertes, et une potentielle nouvelle « victimes des algues vertes ». Le contrat de l’ostréiculteur, la façon dont il était traité, tout cela était secondaire. Pour moi, ça en dit long parce qu’avec ces deux exemples, on voit bien que les accidents du travail ne sont pas pris au sérieux. Le fait qu’on s’intéresse à eux ne se justifie que parce qu’ils vont venir illustrer ou se greffer à une autre actualité.


Vous êtes également attentif aux choix iconographiques des journalistes. En novembre 2018, pour illustrer un article sur les accidents du travail – et les cas de chute comme « scénario le plus fréquent » – BFM-TV sélectionnait une photo d’un pied sur le point de glisser sur une peau de banane. Que vous inspire ce choix et s’agit-il à vos yeux d’une « bavure » isolée ?

Je me souviens très bien du cas de BFM-TV, c’était vraiment du foutage de gueule ! En plus, c’était de belles chaussures, toutes neuves, du style Timberland, comme si un ouvrier portait des chaussures comme ça… ! Quant à l’idée de l’ouvrier qui glisse sur une peau de banane, c’est la cerise sur le gâteau. Ça en dit long sur la déconnexion de celui ou celle qui a choisi cette image. Ou alors, et ce n’est pas mieux, le ou la journaliste s’est dit que ça pouvait être drôle…


Mais heureusement, l’iconographie est rarement si caricaturale. Le reste du temps, je ne sais même pas si l’image sert à illustrer : il faut une image, et point. Donc en général, on colle la photo d’un camion de pompiers, et emballé c’est pesé ! Toujours la même d’ailleurs, sous toutes ses coutures, il faut croire qu’il n’existe qu’une seule image de camion de pompiers en France ! De temps en temps, quand l’accident survient dans une entreprise « identifiée », on pourra avoir un plan large de l’entreprise ou de sa devanture. Par contre, ce qu’on va très rarement avoir, c’est une image de la victime. Et là, on en revient au fait qu’il n’y a pas d’enquête.

Or, au-delà du fait qu’une photo peut faire du bien aux familles, l’image nous raconte aussi des choses. Je pense à deux exemples dernièrement : Teddy Lenglos, qui est mort d’un arrêt cardio-respiratoire après avoir été enseveli sous les décombres d’un mur de clôture haut de quatre à cinq mètres, quand on voit sa photo, ça nous frappe parce qu’on voit qu’il est très jeune. Idem pour Franck Page, mort il y a deux ans, dont j’ai mis la photo sur Twitter : c’était un jeune livreur Uber Eats de 19 ans. On les voit les yeux dans les yeux – qu’ils soient jeunes ou moins jeunes d’ailleurs – et ça devient concret, et plus humain. En tout cas, c’est autre chose que la formule « un ouvrier est mort » flanquée d’une photo de camion de pompiers, qui déshumanise le problème, en plus d’invisibiliser totalement la victime…

Alors évidemment, il y a une famille. On ne peut pas annoncer la mort de quelqu’un au pied levé dans la presse, et peut-être que la famille n’aura pas non plus envie qu’on divulgue nom ou photo. Bref, ça demande encore une fois un travail d’enquête plus long. Et c’est très rare que les journalistes le fassent. Dans le cas des accidents mortels, la question des familles pourrait également donner lieu à des reportages : qu’est-ce qu’il s’y passe ? que deviennent-elles ? Mais c’est un angle inexistant.

Je me souviens de l’exemple de François Ruffin qui, à l’époque où il était journaliste à plein temps, avait fait une enquête sur onze ans, qui a même donné naissance à un livre, Hector est mort [2]. L’enquête portait sur un jeune, mort sur un chantier d’insertion de la Citadelle d’Amiens. François Ruffin avait mené le travail aux côtés de la famille durant les semaines et les mois qui ont suivi, jusqu’au procès. Ce genre de « huis clos » est un regard qu’on a vraiment très rarement. Et ça a des incidences : clairement, le lecteur ne perçoit pas les mêmes choses. Toutes les semaines, des formateurs en sécurité me contactent pour me dire qu’ils utilisent la recension, qu’ils la montrent aux jeunes pour qu’ils prennent conscience des risques de monter sur un toit, d’utiliser telle ou telle machine. Voir une image d’un jeune de leur âge qui est mort, ça touche, et l’image, on la garde. Franck Page, je m’en souviendrai toute ma vie : il est jeune, il sourit, et il est mort traîné sur dix mètres par un camion en livrant de la nourriture à quelqu’un qui n’avait pas envie de se bouger.


Les accidents du travail nous ramènent à la question des conditions de travail, de la précarisation croissante de nombreux métiers, du recours aux intérimaires… bref, aux politiques patronales et à la responsabilité des dirigeants d’entreprises vis-à-vis des salariés. Les médias prennent-ils le temps de faire a minima ces mises en perspective ou se contentent-ils de véhiculer le récit – comme sur de nombreux autres sujets – d’un « grand malheur sans cause » ?

Les articles sont déjà tellement courts et concis qu’ils n’en parlent jamais. Concernant la question du contrat ou du statut par exemple – est-ce que c’était un intérimaire, un apprenti, etc. – c’est extrêmement rare que ce soit abordé. Ce qui en ressort donc la plupart du temps, c’est l’idée d’une fatalité. Les titres de presse jouent également ce rôle : « un ouvrier se tue », « un ouvrier s’est tué sur un chantier ». Je n’en peux plus de lire ce genre de titres, parce qu’on a l’impression que c’est de sa faute ! Un ouvrier qui est écrasé par un camion, il ne « s’est pas tué », il a été tué. Combien d’entreprises sont en plus reconnues coupables d’homicide involontaire ? Donc oui, c’est le récit de la fatalité : l’ouvrier a chuté, il y aura toujours des ouvriers qui chuteront… Mais peut-être que s’il y avait eu un filet de sécurité, s’il avait été attaché, s’il avait été encadré, etc. il ne serait pas mort. Mais on évite de rentrer dans de tels considérants parce que… c’est trop compliqué ? Le « reste », soit l’essentiel, est laissé à l’Inspection du travail ou à la Justice.


À ce sujet, on pourrait penser que les procédures judiciaires, dans lesquelles comparaissent des patrons, soient l’occasion d’un traitement davantage politisé des accidents du travail et de la question du travail tout court. Qu’en est-il ?

Les articles existent, mais là encore, il y a des biais : une entreprise peut être condamnée pour homicide involontaire par exemple, mais l’article va titrer sur… la relaxe du patron. L’angle choisi ne porte donc ni sur la victime, ni sur la condamnation de l’entreprise… Il y a bien sûr des contre-exemples, mais je crois que ça dépend beaucoup du journaliste qui mène le travail. Je pense au journal L’Union par exemple, et à son traitement du procès des entreprises Carrard Services et Cristal Union après la mort d’Arthur Bertelli et Vincent Dequin, deux cordistes qui ont été ensevelis sous des tonnes de sucre dans un silo de l’usine Cristal Union à Bazancourt, en mars 2012. Le procès a énormément duré, et n’est pas terminé puisque l’appel en correctionnelle a été reporté à septembre 2021. Ce que je remarque, c’est que la journaliste de L’Union a décidé de s’intéresser à l’affaire, et qu’elle a la possibilité de régulièrement actualiser la thématique. On se dit donc que c’est possible, et qu’il faudrait davantage de journalistes qui suivent les sujets de près. Après, ça dépend aussi de la rédaction. Je l’ai bien vu lorsque j’ai rencontré des journalistes : eux peuvent avoir une idée en tête, mais entre l’idée initiale et ce qui ressort à la fin dans le journal…


Justement, vos rencontres avec les journalistes ont-elles été l’occasion d’échanges critiques autour du traitement médiatique des accidents du travail ? Quelles ont été leurs réactions, et quel regard portent-ils sur l’information qu’ils produisent et la manière dont ils la fabriquent ?

Ils ne s’en cachent pas… J’ai pu avoir beaucoup de discussions avec des journalistes qui me racontent que quand ils arrivent pour proposer une pleine page sur les accidents du travail, on leur répond : « Vous ferez une interview de trois questions avec votre « gugus » qui a son compte Twitter, et on s’arrête là » ou « le sujet n’est pas vendeur », etcetera. Je peux aussi entendre parfois des journalistes me dire qu’« il n’y a pas d’actualité sur le sujet ». Il faut être gonflé pour dire ça quand on sait que l’actualité est présente tous les jours ! Regardons les faits, ne serait-ce que depuis hier [21 janvier] : un routier est mort ; un ouvrier aussi, après avoir été happé par une presse à contreplaqué ; un autre encore est décédé à Chartres sur un chantier, et à Toulouse, un éboueur a été renversé et son pronostic vital est engagé. C’est tous les jours. Tous les jours, quelqu’un est mutilé par une machine, tous les jours, quelqu’un meurt au travail. « L’actualité », il faut être aveugle pour ne pas la voir…

Chez beaucoup de journalistes, il y a également un manque total de connaissance sur la thématique. Quand on discute et que je demande si les accidents du travail concernent beaucoup de monde, comme n’importe qui, ils n’auront pas d’ordre de grandeur. Il faut dire qu’on (et qu’ils) manque(nt) de données précises. Par exemple, certains journalistes me disent qu’ils se heurtent à un mur quand ils veulent obtenir des informations du ministère du Travail. Ils n’arrivent pas à avoir de chiffres ou de données.

Du coup, ils se tournent vers moi, certains vont presque jusqu’à me faire des commandes du genre : « Est-ce que vous pouvez réussir à prouver qu’il y a plus d’accidents depuis le déconfinement ? »… Quand j’ai commencé le compte Twitter, j’ai bien vu la rapidité avec laquelle le travail s’est diffusé – j’ai aussi fait effet « nouveauté » – et j’ai reçu un certain nombre d’appels de journalistes. L’un d’entre eux m’a même demandé si j’étais un lanceur d’alerte ! Mais mon travail est très limité et dépend de beaucoup de facteurs (est-ce que les journalistes s’y seront intéressés ? est-ce que je l’aurai moi-même vu passer ?) : je recense 1 000 accidents par an, et si on prend les données de l’Assurance Maladie, c’est au moins 650 000… Donc mon travail est un « zoom » qui met la lumière sur un problème, mais il faudrait des enquêtes plus larges. Et c’est vrai que personne ne fait le travail de visibilisation en France, qu’il y a très peu de chiffres et que ceux dont on dispose, comme ceux de l’Assurance Maladie, comportent des limites. Pourquoi n’y a-t-il pas un Observatoire des accidents du travail, qui, sans concurrencer l’Inspection du travail, mènerait un vrai travail de fond et statistique sur la question ?

Le dernier problème que je voulais pointer, c’est celui de la saturation et la hiérarchie de l’information. Une poignée de sujets prennent beaucoup de place, et il y a peu d’espace pour le reste. Les accidents du travail font partie du « reste ». Sans compter l’agenda qui se bouscule. Il y a un an, France 2 était chez moi pour une interview dans le cadre d’un grand reportage sur les accidents du travail. Quelques semaines plus tard, le Covid est apparu, et le reportage n’a jamais vu le jour. C’était en mars 2020, il n’y avait alors plus de place pour rien en dehors du Covid et du confinement, donc encore moins pour un sujet sur les accidents du travail, qui a vraisemblablement été relégué très loin…


Vous avez vous-même donné plusieurs interviews aux grands médias. Comment analysez-vous rétrospectivement ces entretiens ?

Les rencontres se sont toujours bien passées même si les questions étaient souvent, voire toujours les mêmes. Au bout d’un moment, j’ai presque eu envie de leur conseiller l’article écrit par un confrère, parce que le déroulé était identique ! Et en effet, la même interview est sortie chez beaucoup de monde, de Ouest France au Nouvel Obs en passant par France Info. Ils ne cherchent pas vraiment à renouveler l’information. Parfois, certains vont aller un peu plus loin, et ça peut être surprenant : au Figaro, le journaliste avait décidé de faire quatre portraits avec des photos de victimes, et un petit encart sur mon travail. J’ai trouvé ça beaucoup plus intéressant que de faire la même interview une énième fois. Idem chez BFM-TV, où le journaliste avait réalisé un reportage assez complet de sept ou huit minutes. Je cite ces deux exemples parce qu’on n’y penserait pas a priori !


Vous revendiquez vous être inspiré du travail de David Dufresne sur les violences policières (recensement, enquête, interpellation du ministère, etc.) et vous visez, du reste, le même objectif : faire en sorte que les journalistes perçoivent et traitent les accidents du travail pour ce qu’ils sont, c’est à dire un fait social et un problème de société majeur. Sans vouloir nullement opposer les deux sujets, et même si le traitement est encore loin d’être à la hauteur, et que les acquis n’en sont jamais vraiment, on constate que les violences policières ont récemment fait l’objet d’une couverture plus aiguë ; les accidents du travail… toujours pas. Comment l’expliquez-vous ?

À mon avis, l’un des éléments principaux, c’est l’image. Le travail de David Dufresne et le traitement des violences policières s’appuient sur des images. On voit les victimes. On voit le manifestant qui a perdu sa main. On voit celui ou celle qui s’est fait détruire la mâchoire. C’est ça qui impacte, choque les gens… et les journalistes. J’en reviens à ce que je disais sur les victimes d’accidents du travail, quasi systématiquement invisibilisées. Je pense que s’ils voyaient l’ouvrier d’Eiffage tomber dans un malaxeur à béton et se faire broyer à l’intérieur, peut-être que les journalistes commenceraient à s’y intéresser un tout petit peu plus… Pareil pour l’ouvrier qui perd son bras happé par une machine, et qui ne doit sa vie qu’au collègue qui a appuyé sur le bouton « Stop ».

Un deuxième élément d’explication, c’est que le sujet des violences policières a été poussé par le mouvement des gilets jaunes, qui était dans la lumière, voire l’actualité médiatique principale au niveau national. Le contexte n’est donc pas le même. Dans le mouvement social, les syndicats font un gros travail d’accompagnement des victimes d’accidents du travail. Par contre, le travail de médiatisation n’est pas vraiment fait, essentiellement parce qu’ils n’ont pas le temps.


Matthieu Lépine, propos recueillis et transcrits par Pauline Perrenot

https://www.acrimed.org/Silence-des-ouvriers-meurent-autour-du-traitement

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