par Arnaud Galliere, Pauline Perrenot, vendredi 15 janvier 2021
« Désinformation par omission » : ainsi avions-nous qualifié le traitement que BFM-TV et LCI avaient réservé aux manifestations du 21 novembre contre la loi « Sécurité globale ». Qu’en est-il du service public ? Du 15 au 29 novembre, nous avons visionné et écouté deux des tranches d’information les plus suivies sur France 2 et France Inter [1]. Et si les deux journaux n’ont pas fait l’impasse sur le projet de loi et les mobilisations qu’il a suscitées, leur traitement présente plusieurs angles morts.
Dans les deux dernières semaines de novembre, la question de la loi « Sécurité globale » a bien été à l’ordre du jour des journaux d’information de France Inter et de France 2. Mais de quelle manière ? Du 15 au 29 novembre, les journaux de 8h sur la radio publique ont cumulé 3 heures et 52 minutes d’antenne. Sur cette période, la couverture relative à la loi « Sécurité globale » a représenté 14 minutes, soit un peu plus de 6% des journaux au total. Un temps en réalité concentré sur quelques jours : on ne recense par exemple aucun traitement les 22, 23, 24 et 25 novembre – soit les quatre jours ayant suivi la première journée de mobilisation nationale contre cette loi.
Du côté du 20h de France 2, on enregistre sur les deux mêmes semaines une couverture de 46 minutes et 57 secondes, soit environ 8% du temps total des JT (9h48 d’antenne en tout). Là encore, on distingue deux périodes, avant et après l’affaire Michel Zecler le 26 novembre [2]. Les jours précédant cette affaire, le temps consacré à la loi « Sécurité globale » ne dépasse jamais les 3 minutes d’antenne. Du 26 au 29 novembre, on compte une moyenne d’environ huit minutes par soirée. Une durée toutefois loin d’être entièrement dévolue au traitement de la loi « Sécurité globale » en tant que telle, puisqu’elle comprend également la couverture de l’affaire Zecler. Enfin, durant le mois de décembre (non inclus dans notre étude), le temps consacré au projet de loi retombe très rapidement, avoisinant rapidement… le zéro !
Les deux journaux ont donc réservé un temps d’antenne faible en proportion – mais tout de même non négligeable – au projet de loi « Sécurité globale ». Sur le fond en revanche, leur traitement s’est caractérisé par plusieurs angles morts [3].
Focalisation presque exclusive sur l’article 24
L’article 24 a été quasiment le seul aspect de la loi traité par les deux rédactions nationales [4]. Les autres dispositions problématiques (surveillance par drones, nouveaux pouvoirs en faveur de la police, privatisation de la sécurité, etc.) bénéficieront d’un temps d’antenne nul sur France 2, et dérisoire sur France Inter.
Dans le journal de 8h, on recense à leur propos un peu plus d’une minute le 17/11 et une dizaine de secondes seulement le 28/11. Et on peut dire que cette grosse minute a été mise à profit ! Le 17, le journaliste ne fait que mentionner les articles 21 et 22, ainsi que deux amendements proposés… par le gouvernement. Le tout emballé dans la philosophie de la majorité :
L’article 21 doit permettre aux policiers en intervention de transmettre leurs propres images pour que leurs directions puissent contrer en temps réel celles de manifestants, de témoins ou de médias qui n’auraient qu’une vue partielle d’une séquence de charge des forces de l’ordre […].
Au moment d’évoquer l’amendement « permett[ant] aux forces de l’ordre d’utiliser si besoin en direct les flux vidéos dans les gares ferroviaires ou les métros […] [et] des bailleurs sociaux dans les halls d’immeuble », le journaliste rassure les auditeurs avec la berceuse gouvernementale :
Dans les deux cas, cela doit permettre des interventions mieux coordonnées entre les agents de la sûreté de la SNCF, de la RATP ou les policiers municipaux et les forces de l’ordre de l’État.
Des présentations bien sympathiques, qui ne feront évidemment jamais l’objet d’une contre-argumentation. Des spécialistes étaient pourtant clairement identifiables, à l’instar de la Quadrature du Net, qui, deux jours plus tard, publiait sur son site une analyse de la loi un tantinet plus inquiète concernant les libertés individuelles…
Onze jours plus tard, le journal d’Inter n’a pas progressé d’un pouce dans sa présentation du projet de loi ! « Une loi qui prévoit d’interdire la diffusion d’images malveillantes des forces de l’ordre, mais aussi des drones ou des caméras embarquées pour surveiller les manifestations » se contente ainsi d’annoncer la présentatrice. Une journaliste politique prend la suite, mais ne détaille pas davantage le fond de ces dispositions. L’opposition à ces dernières étant réduite à une singularité des seuls partis de la gauche radicale : « Le NPA, les communistes, la France insoumise considèrent qu’au-delà de l’article 24, l’utilisation de drones, de caméras de surveillance dans des lieux privés, mais aussi le schéma national du maintien de l’ordre, qui n’est pas dans la loi, doivent être retoqués. » Pourquoi ? On n’en saura rien. Ni que bien d’autres collectifs s’y opposent, au premier rang desquels la coordination « StopLoiSécuritéGlobale »… avec laquelle la société des journalistes de France Inter s’est mobilisée.
Que le mouvement social ait (surtout dans un premier temps) lui-même mis l’accent sur l’article 24 ne justifie pas que le reste de la loi soit passé sous silence par les journalistes. Silence qui interroge : routines de travail ? Manque de temps ? Défaut de spécialisation ? Prisme « professionnel » conduisant à focaliser l’attention sur ce qui concerne seulement les journalistes ?
D’autant plus qu’exposer un projet de loi par le menu semble pourtant bel et bien dans les cordes du journal de 8h de France Inter. Le 18/11 par exemple, la rédaction consacre près de quatre minutes aux différents articles du projet de loi sur le « séparatisme » [5]. Un temps que n’atteindra jamais le moindre sujet sur la loi « Sécurité globale » [6]…
La coordination « StopLoiSécuritéGlobale » : inexistante
Au cours de la période étudiée, téléspectateurs et auditeurs n’entendront jamais prononcer le nom de cette coordination. Que cette dernière rassemble à l’origine la LDH, l’intégralité des syndicats de journalistes et différentes associations (auxquelles se sont depuis ajoutés une trentaine de sociétés de journalistes, des collectifs de familles de victimes de violences policières, gilets jaunes, exilés, etc. – soit désormais plus de 70 structures), et qu’elle soit à l’origine ou coordonne des appels à manifester partout en France ne change visiblement rien à l’affaire.
En tant que telle – c’est-à-dire en tant qu’acteur collectif majeur au sein de la mobilisation – elle ne sera mentionnée dans aucun des 20h de France 2, ni dans aucun des journaux de 8h sur France Inter durant la période observée !
Fâcheux oubli, a fortiori quand des journalistes en sont partie prenante ! Et qui a pour fâcheuse conséquence de fabriquer une vision à la fois distordue et hors-sol de la contestation sociale. Mieux encore : sur ses quinze journaux de 8h, et à la différence de France 2, France Inter réussit l’exploit de ne jamais faire entendre aucun des membres de la Coordination, même à titre individuel !
Nous reviendrons plus largement dans la seconde partie de notre étude sur le traitement qui fut réservé à l’opposition. Mais soulignons d’ores et déjà un fait marquant : l’extrême suivisme des deux rédactions à l’égard de la communication et de l’agenda gouvernementaux implique que ce qui n’est pas abordé (ou ne fait pas l’objet de réactions) dans le camp de la majorité présidentielle n’existe pas. Ainsi, ne seront par exemple à aucun moment mentionnées les inquiétudes du Conseil des droits de l’Homme de l’Onu et de la Commission européenne [7]. Des contributions et prises de positions pourtant non négligeables dans le débat, provenant de surcroît de sources institutionnelles que France 2 ou France Inter n’ont pas pour habitude de dédaigner…
La France ? C’est Paris
Comme tout traitement d’une mobilisation par les médias dominants, le parisiano-centrisme des rédactions nationales fait des dégâts. La présidente de Radio France a beau emberlificoter les auditeurs en prônant le « maintien d’un lien authentique avec les habitants sur les territoires » et appeler de ses vœux une « grande plateforme de la proximité » [8], pour le journal matinal le plus écouté de France, point de salut en dehors des frontières parisiennes ! Sur cette radio, l’absence de reportages en régions caractérise en effet la période, à une seule exception près : le 29/11, on entendra une manifestante de Périgueux durant quelques secondes. Pas de quoi remplir les objectifs d’une information dite « de proximité », pas plus que n’y parvient la simple évocation de cortèges défilant ailleurs qu’à Paris, quand bien même cet « ailleurs » serait nommé !
On fait peu ou prou le même constat sur France 2 : hormis le 17/11, où quelques images des manifestations organisées en dehors de Paris sont diffusées, de réels reportages sur les mobilisations et leur construction en région sont introuvables. Le 22, la voix off se contente de signaler que les défilés organisés la veille ont eu lieu dans plusieurs villes et le 28, plus rien n’existe en dehors de la capitale.
Les violences ? Trou noir avant « l’affaire Zecler »
Le dernier angle mort concerne les violences policières à l’encontre des manifestants et des journalistes, en particulier indépendants. Si un net tournant est pris dans la foulée de la publication, par David Perrotin et Loopsider, des vidéos du passage à tabac de Michel Zecler, les jours précédents (15-25 novembre) se caractérisent une nouvelle fois par l’absence de traitement des violences policières. Que ces dernières concernent de simples citoyens, des journalistes indépendants et même, dans une certaine mesure, des journalistes venant de médias « classiques ».
Sur France 2, Anne-Sophie Lapix s’interroge le 17/11 sur la possibilité de montrer ces violences policières dans son introduction [9], mais le reportage ignore les nombreuses violences policières de la manifestation du jour même. Le 19/11, soit deux jours après les faits, elle se contente d’un simple commentaire entre deux reportages, informant le téléspectateur qu’un journaliste de France 3, Tangi Kermarrec, a été interpellé et que sa rédaction condamne cette « restriction des droits de la presse ».
Le samedi 21, soit le jour de la manifestation parisienne au Trocadéro, Laurent Delahousse pratique lui aussi le service minimum, ne rapportant que « quelques incidents [ayant] eu lieu en fin de journée ». Sous-entendu : à l’initiative des manifestants. Le téléspectateur ne saura donc rien d’un autre type d’ « incident », rien de moins que le nassage… d’une cinquantaine de journalistes. Quant au 20h du 24/11, s’il mentionne bien les violences lors de l’évacuation de la place de la République, aucun lien n’est fait avec la loi « Sécurité globale » ni avec les restrictions qu’elle impose au droit d’informer.
Même tendance du côté de France Inter. Au lendemain du premier rassemblement, le 18/11, le journal de 8h parle d’ « échauffourées », sans aucune mention de violences policières, ni du sort des journalistes. Le 19 novembre, c’est un deux poids deux mesures… doublé d’une erreur factuelle ! Florence Paracuellos évoque ainsi la garde à vue du journaliste de France 3, mais se garde bien d’informer les auditeurs du sort des confrères indépendants, en particulier celui d’Hannah Nelson, qui a été elle aussi gardée à vue. Une délégitimation, par le silence, du travail pourtant colossal que fournissent les jeunes journalistes indépendants. Silence qui place de surcroît ces derniers hors du champ « respectable » de la profession, conformément à un souhait formulé de longue date… par le gouvernement. Au moment de mentionner la déclaration de Gérald Darmanin à la presse, dans laquelle le ministre évoque « un journaliste menacé d’interpellation », Florence Paracuellos fait en outre une erreur sur l’identité de ce dernier, parlant une nouvelle fois du journaliste de France 3 alors qu’il s’agissait en réalité de Clément Lanot. Mais là encore, ce dernier n’est « que » freelance : pas de quoi paniquer, donc…
Qu’il s’agisse de désintérêt ou de mépris, le silence à l’égard des indépendants et des entraves qu’ils subissent est une constante dans le journal de France Inter. Pas un mot sur celles qui advinrent par exemple le 21/11, à Paris notamment. Et pour cause : le rassemblement du Trocadéro, comme ceux organisés dans près d’une centaine d’autres villes, ne fera tout simplement l’objet d’aucune couverture, ni le lendemain, ni le surlendemain.***
Focalisation quasi exclusive sur l’article 24, parisiano-centrisme, invisibilisation de la coordination « StopLoiSécuritéGlobale », silence sur les violences à l’encontre des journalistes indépendants… Face à un tel bilan, on est en droit de se poser une question simple : mais de quoi les journalistes ont-ils donc bien pu parler ? Suspense… et réponse dans la deuxième partie de notre étude !
Arnaud Gallière et Pauline Perrenot
https://www.acrimed.org/Loi-Securite-globale-les-angles-morts-de-l
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