11 janvier 2021 par Floréal
Il a neigé abondamment sur Madrid ces jours derniers.
Cela m’a remis en mémoire
la fin du magnifique poème de Jacques Prévert
« La crosse en l’air »,
où sont évoqués cet autre hiver neigeux de 1936
sur la capitale espagnole
et l’écrasement d’une révolution libertaire unique, suivie d’une nuit glaciale de près de quarante années tombée sur toute l’Espagne.
Ce poème, écrit en 1936, fut publié dans le recueil « Paroles » en 1949.
(…) Dans la rue la nuit est tombée
et le veilleur marche dans la rue
dans la nuit
il tombe une toute petite pluie
sa lanterne est allumée
quelqu’un court derrière lui
il se retourne et voit dans la lumière
un chat de gouttière
et le veilleur de nuit s’arrête
le chat aussi
Tu devrais venir par là dit le chat
il y a un oiseau blessé
des fois que tu serais vétérinaire
on ne sait jamais
il doit venir de très loin cet oiseau
ses ailes étaient couvertes de poussière
il volait
il saignait
et puis il est tombé très vite comme ça d’un seul coup
comme une pierre
j’ai sauté dessus pour le manger
mais il s’est mis à chanter
et sa chanson était si belle
que je me suis privé de dîner
Je crois que je le connais dit le veilleur
et le voilà parti avec le chat de gouttière
sous la pluie
ils arrivent sur une petite place
C’est là dit le chat
C’est ici dit le veilleur
je m’en doutais
il se baisse et ramasse l’oiseau
Je crois qu’il en a pris un bon coup dit le chat
son aile gauche est arrachée
il n’en a pas pour longtemps
Ta gueule dit le veilleur
le chat comprend qu’il faut se taire
il se tait
et dans la main du veilleur l’oiseau de la jeunesse
commence à délirer
Ah ça m’embêterait de mourir
j’ai vu des choses si belles… si terribles… si vivantes…
et puis des choses si drôles
si étonnantes
ah ça m’embêterait de mourir
j’ai un tas de choses à dire
et puis j’ai envie de rire… j’ai envie de chanter…
Tais-toi dit le veilleur tais-toi si tu veux guérir
Mais puisque je te dis que j’ai vu des choses…
et l’oiseau se retourne dans la main du veilleur
comme un malade dans son lit
le chat inquiet fronce les sourcils
l’oiseau raconte
Je volais très vite si vite et je voyais je voyais…
… au-dessus des Baléares j’ai vu l’été qui s’en allait
et sur le bord de la mer la Catalogne qui bougeait et partout des vivants…
des garçons et des filles qui se préparaient à mourir et qui riaient…
j’ai vu
la première neige sur Madrid
la première neige sur un décor de suie de cendres et de sang
et j’ai revu celle qui était si belle
la jolie fille du printemps
elle était debout au milieu de l’hiver
elle tenait à la main une cartouche de dynamite
ses espadrilles prenaient l’eau
le soleil qu’elle portait sur l’oreille
était d’un rouge éclatant
c’était la fleur de la guerre civile
la fleur vivante comme un sourire
la fleur rouge de la liberté
doucement j’ai volé autour d’elle
sous son sein gauche son cœur battait
et tout le monde l’entendait battre
le cœur de la révolution
ce cœur que rien ne peut empêcher de battre
que rien… personne ne peut empêcher d’abattre ceux qui veulent l’empêcher de battre…
de se battre…
de battre… de battre…
Ne t’excite pas comme ça dit le veilleur
tu as la fièvre
tu saignes
ton aile est arrachée
essaie de dormir… laisse-moi faire…
je te guérirai
et le veilleur s’en va la casquette sur la tête
l’oiseau blessé dans le creux de la main
le chat de gouttière tient la lanterne
et il leur montre le chemin.
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