Paru dans CA 305 décembre 2020
Des membres de la Grotte, local anarchiste-communiste et féministe de Poitiers
samedi 19 décembre 2020, par admi2
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A l’heure où les « questions de genre » sont, notamment en France, un des thèmes favoris des élites politiques, universitaires et médiatiques, et où les courants féministes existants s’opposent sur divers sujets, il nous a paru important de préciser nos propres positions sur le féminisme, en tant que militantes anarchistes-communistes.
Nous luttons à la fois contre le patriarcat et contre le capitalisme
Le patriarcat est le système d’oppression qui assoit la domination des hommes sur les femmes dans tous les domaines de la société (économique, politique, sexuel, intellectuel…). Cette oppression spécifique est transversale en ce qu’elle touche toutes les femmes de la société, quelle que soit leur appartenance de classe ; et elle est fonction de leur sexe biologique, ou plus exactement de leurs capacités procréatives (effectives ou potentielles) que les tenants de l’ordre établi veulent contrôler. Les femmes sont en effet assignées à la sphère privée pour assurer la reproduction sociale sur le court et le long terme. Elles ont à charge, dans leur grande majorité, l’élevage des enfants, la préparation de la nourriture, l’entretien du logement, etc., tandis que les hommes occupent la sphère publique. Ces rôles différenciés sont imposés aux deux sexes par tout un conditionnement exercé dès la naissance – avec, concernant les femmes, l’injonction à avoir des enfants. Aussi ne peuvent-elles échapper à leur condition qu’en abolissant le rôle attendu d’elles, appelé en France « sexe social » par le Mouvement de libération des femmes (MLF) dans les années 1970 – mais rebaptisé « genre » dans les années 1980 sous l’influence des études culturelles produites par l’Université américaine.
Le capitalisme est le système d’exploitation économique par lequel la bourgeoisie (classe détentrice des moyens de production) exploite le prolétariat (ceux et celles qui ont juste leur force de travail à vendre). Ce système est postérieur au patriarcat, mais il est lié à lui – en particulier parce que l’organisation patriarcale de la société sert les intérêts des capitalistes en leur offrant une reproduction gratuite de la force de travail, du fait que les tâches domestiques ne sont pas rémunérées.
De nos jours, les femmes font massivement partie du salariat, car l’économie capitaliste a sans cesse besoin d’accroître sa main-d’œuvre pour augmenter les profits d’une minorité. Elles sont – globalement – plus diplômées que les hommes, mais moins payées qu’eux ; et ce sont elles qui, au bas de l’échelle sociale, occupent majoritairement les emplois les plus précaires et à temps partiel. De plus, si la sphère publique et l’encadrement des entreprises se féminisent peu à peu, le rôle attribué aux femmes dans la sphère privée n’a guère été modifié : la plupart d’entre elles sont ainsi confrontées à une double journée de travail.
Pareil constat conduit nombre de féministes aux idées libérales ou progressistes à revendiquer une meilleure place dans les structures économiques, politiques et sociales existantes par l’obtention de droits ou de lois contre les inégalités entre les sexes, ou encore par l’intervention de l’Etat contre les violences faites aux femmes.
Leur démarche réformiste n’est pas la nôtre, car nous voulons détruire la hiérarchie sociale entre les sexes mais aussi entre les classes. Il faut bien sûr défendre des conquêtes sociales telles que l’avortement et se battre contre toutes les discriminations dans le système en place, mais sans jamais perdre de vue qu’il n’est pas aménageable. Ce n’est pas un hasard si les « questions de genre » figurent aujourd’hui parmi les sujets de prédilection desdites « élites », et si elles sont pour une bonne part disposées à ce que certaines femmes accèdent aux hautes sphères : elles savent que les fondements profondément inégalitaires de la société en seront confortés.
Se libérer de l’exploitation économique et de la domination masculine implique donc toujours la disparition à la fois du capitalisme et du patriarcat.
• Nous critiquons le postmodernisme
La vague « néolibérale » qui a suivi l’effondrement du bloc de l’Est, en 1991, a peu à peu conduit les mouvances contestataires et intellectuelles occidentales à abandonner l’idée de révolution. Ce résultat est certes dû, en France, à la propagande du système en place : elle a proclamé la fin des idéologies, la disparition de la classe ouvrière et la faillite du « communisme », le triomphe du « libéralisme » et du consumérisme dans une société où la critique et la résistance n’auraient plus leur place. Mais les théories postmodernes qui se sont répandues dans tous les secteurs de cette société via l’Université, depuis une trentaine d’années (voir l’encadré), y ont aussi largement contribué.
Le postmodernisme rejette en effet toute vision globale de l’Histoire et toute analyse générale, au prétexte que celles-ci conduiraient fatalement à un nouveau totalitarisme. Il affirme que le monde est désormais trop complexe pour que sa marche puisse être modifiée, et met l’accent sur l’individu au détriment du collectif – tout en écartant la notion d’un sujet autonome, capable d’actions et de choix conscients. Dans cette logique, il critique l’universalisme bien plus que la mondialisation du capitalisme. Or si l’universalisme et la pensée rationnelle des Lumières sont, selon nous, largement contestables pour les normes qu’ils ont permis d’imposer à toute la planète dans le dessein de servir l’impérialisme occidental (en présentant le colonialisme et le patriarcat comme légitimes et bénéfiques y compris pour les peuples de couleur et pour les femmes), le féminisme et les mouvements antiesclavagistes et pacifistes n’en ont pas moins émergé au XIXe siècle dans leur sillage.
Les théories postmodernes accordent qui plus est une grande importance aux structures, notamment linguistiques, et aux modèles de pensée, d’organisation sociale et de comportement que celles-ci déterminent, mais pour en souligner le caractère instable et temporaire – la réalité serait « précaire », plurielle et morcelée parce qu’elle se confondrait avec les interprétations subjectives qu’on en fait…
Toutes ces idées peuvent présenter un intérêt sur le plan intellectuel et être débattues, mais elles n’incitent vraiment pas à rechercher un changement social d’envergure. Appliquées aux « questions de genre », elles ont débouché sur une multiplication d’« oppressions particulières » dans lesquelles celle des femmes s’est noyée – elles composent pourtant la majorité de la population –, et sur des analyses qui, en se focalisant fréquemment sur les minorités sexuelles, les rapports de « race » ou de genre, font perdre de vue les classes sociales et les intérêts économiques représentés par celles-ci.
• Nous contestons la conception « moderne » du genre
Dans les années 1970, il était largement admis au sein du MLF que la sujétion des femmes s’établissait sur la base de leur sexe biologique ; que cette sujétion permettait à la fois la reproduction de l’espèce et celle de la classe dominante, par la transmission des biens ; et qu’elle servait les intérêts du capitalisme en lui assurant gratuitement l’entretien de sa main-d’œuvre. Pour que le masculin ne soit plus la norme de l’humanité, il fallait donc supprimer le rôle social attribué à chaque sexe.
Malheureusement, après avoir été secouées par Mai 68 et les mobilisations suivantes, les institutions patriarcales ont vite retrouvé leur position hégémonique, et les universitaires sont devenu-e-s la nouvelle avant-garde intellectuelle qui, avec notamment la « théorie queer » et les « politiques de l’identité », défend son pré carré et l’ordre établi.
En déformant la formule employée par Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe « On ne naît pas femme, on le devient » et en recourant à un jargon des plus abscons réservé aux initié-e-s, on nous assure à présent, sur les pas de Judith Butler, que non seulement le genre mais aussi le sexe sont des constructions sociales arbitraires. En s’appuyant sur l’exception biologique des personnes intersexes, qui n’entrent ni dans la catégorie « hommes » ni dans la catégorie « femmes », on nous « démontre » que ces deux catégories ne correspondent pas à la diversité humaine. Sur l’argument que des personnes refusent le rôle associé à leur genre (gays, lesbiennes, bi, trans), on nous présente celui-ci soit comme un choix (on pourrait l’adopter librement et le subvertir), soit comme une « essence » propre à chacun-e, indépendamment de son corps. Ce ne serait pas l’appartenance à une catégorie, mais le genre auquel on s’identifie (une identité autodéfinie de façon positive) qui dicterait si on est marginalisé-e par l’oppression patriarcale ou si on en bénéficie.
A partir du terme « cis- » ou « cisgenre », un nouveau vocable censé rendre compte de l’échelle des oppressions, les femmes dites « cis- » se retrouvent placées en haut de cette échelle, juste en dessous des hommes dits « cis- », parce qu’elles sont supposées bénéficier de leur « adéquation entre leur sexe et leur genre assigné ». C’est ainsi que même une féministe luttant pour l’abolition du genre qui lui a été assigné peut être rangée parmi les dominant-e-s…
De tels raisonnements reviennent selon nous, d’une part, à nier l’oppression spécifique des femmes puisque c’est sur le rôle social, ou genre, imposé à elles que s’établit une hiérarchie au profit des hommes ; d’autre part, à supprimer la base même sur laquelle peut exister un mouvement féministe (du latin femina, « femme »).
• Nous rejetons la façon dont est utilisée l’« intersectionnalité des oppressions »
Chaque personne est bien évidemment confrontée, au cours de sa vie, à une multitude de dominations ou de discriminations, mais l’usage qui est fait des analyses intersectionnelles développées à partir de cette réalité a des effets pervers :
1/ En ne prenant pas en compte les structures (économiques, politiques, sociologiques) qui établissent les dominations, on réduit le système d’oppression à des rapports interindividuels. On est de ce fait davantage dans la critique des normes par des personnes forgeant leur singularité que dans la critique de l’organisation sociale. De plus, l’oppression est remplacée par le concept de « privilèges » (c’est-à-dire les symptômes individualisés d’un système) ; et ces « privilèges » sont tenus pour équivalents, ce qui aboutit à un brouillage et à une dépolitisation des luttes à mener contre l’exploitation économique et contre la domination masculine. Ainsi, on nous parle d’un privilège « classiste » pour pointer la discrimination que certains « classistes » font subir aux personnes des classes inférieures, et non l’existence des classes sociales ; et quoique ce privilège découle d’un système (le capitalisme), il est mis sur le même plan qu’un privilège « validiste » (une personne valide par rapport à une personne handicapée). Pourtant, si un capitaliste a intérêt à exploiter un travailleur, une personne valide ne gagne rien à discriminer une personne invalide, et il n’existe pas d’exploitation spécifique des personnes invalides.
2/ En ayant comme objectif de changer les personnes une à une, et non les structures, on nuit à la construction d’une lutte contre les oppressions qui s’appuierait sur l’étude des processus sociaux globaux. Dès lors que tout le monde opprime plus ou moins tout le monde d’une façon ou d’une autre, la « politique » proposée est en effet une déconstruction individuelle toujours plus poussée, ou la constitution d’espaces safe dans lesquels aucune oppression ne s’exercerait.
3/ En figeant les individus en deux groupes, les dominant-e-s et les dominé-e-s, et en affirmant l’infaillibilité des dominé-e-s, on en arrive à une absurde course aux dominations, puisque la personne la plus opprimée sera – mécaniquement – celle qui aura le plus de pouvoir politique. On en vient également à des raccourcis « théoriques » aussi grossiers que faux. Par exemple, considérer que les « femmes blanches » sont l’instrument de la domination même quand elles sont ouvrières, ou lesbiennes ; ou qualifier les féministes « blanches » de « bourgeoises », et vice versa : toutes les Blanches ne sont pas bourgeoises, et toutes les bourgeoises ne sont pas blanches.
4/ En culpabilisant les personnes, on introduit une forte moralisation du champ politique, la seule attitude autorisée pour les « dominant-e-s » politisé-e-s étant d’être de « bon-ne-s allié-e-s », autrement dit de se taire et de suivre la ligne dictée par les « concerné-e-s ». Il ne s’agit donc plus de convaincre de façon rationnelle et politique, mais d’imposer son ressenti et de réduire au silence les personnes qui ne sont pas d’accord avec.
L’introduction du postmodernisme dans le champ social a, on le voit, produit des « problématiques de l’identité et de la fragmentation des luttes » plus axées sur le décorticage du présent que sur sa transformation en vue d’un meilleur avenir social. Il en résulte actuellement, dans les milieux dits radicaux, une valorisation du moi-sujet privilégiant l’émotion et le ressenti personnels comme seules possibilités de discours, éradiquant toute possibilité de critique plus globale. Mais l’extrême gauche et les libertaires se montrent également assez perméables à cette problématique de l’identité tournée sur une recherche obstinée de la différence ; la référence historique et théorique représentée par le monde ouvrier, l’existence même des classes populaires et la nécessité de l’anticapitalisme sont de ce fait trop souvent mises au second plan, voire oubliées – et ce au détriment de l’action militante sur le terrain social.
Il faut bien sûr, sur le plan personnel, chercher à vivre librement sa ou ses sexualités, et lutter contre les rapports de domination dans les sphères privée et publique, mais ce n’est pas en tenant les conflits de classes ou la critique de l’aliénation pour autant de ringardises, ou en détachant les revendications sexuelles de la question sociale, qu’on renversera l’ordre établi. S’attaquer fondamentalement aux rôles sociaux imposés, à la norme hétérosexuelle, aux féminicides, à la discrimination des trans ou à l’homophobie implique de redonner toute leur place au critère et aux analyses de classe, afin de pouvoir multiplier les pratiques de terrain efficaces contre notre ennemi, qui est comme hier le système patriarcal et capitaliste – et non juste les politiques « néolibérales » ou les comportements sexistes qu’il produit et alimente. De même, favoriser l’autonomisation des femmes implique non de les prendre en charge en les victimisant, notamment en les enfermant « pour leur sécurité » dans quelque ghetto safe compatible avec le système en place, mais de les aider à se donner elles-mêmes les moyens de leur émancipation.
Dans la décennie 1970, la « révolution sexuelle » a été rêvée comme un moyen de chambouler le système patriarcal – en contestant la norme hétérosexuelle et la possessivité dans les couples, on s’attaquait plus largement à toutes les structures de pouvoir. Cela n’a pas suffi : tandis que le système s’accommode maintenant sans peine des revendications féministes exprimées, les rapports entre les sexes continuent d’être basés sur l’appropriation du corps de l’Autre et sur un acte de mariage ou de PACS, donc sur la propriété privée, et l’hétérosexualité demeure la règle. On constate que l’exigence de fidélité n’est pas plus conditionnée à un contrat de mariage qu’à l’hétérosexualité, et qu’en dépit d’une liberté sexuelle facilement claironnée cette fidélité érigée en principe persiste. Or elle contribue au maintien de l’oppression féminine…
En conclusion, nous restons convaincues que si l’on veut toujours en finir avec l’exploitation capitaliste et l’oppression patriarcale, si l’on ne croit toujours pas que la « démocratie libérale » est le moins mauvais des systèmes, c’est une véritable révolution sociale que l’on doit viser !
Des membres de La Grotte, local anarchiste-communiste et féministe de Poitiers
Cette affiche devenue un symbole de la lutte féministe a d’abord été un outil au service du capitalisme. Elle a été réalisée pendant la Seconde Guerre aux Etats-Unis pour pallier le manque de main-d’œuvre masculine dans l’industrie : le gouvernement et le patronat voulaient inciter les femmes à effectuer temporairement des « métiers d’homme », afin de favoriser la victoire américaine. Mais la grande campagne de propagande dont elle était l’un des supports visait aussi à les dissuader de faire grève ou de s’absenter…
Encart
Le postmodernisme, qu’est-ce que c’est ?
C’est par le terme de postmodernisme (ou de postmodernité) que l’on désigne le plus souvent notre époque ; mais s’il est beaucoup utilisé, et parfois dans des contextes très différents, ce terme est très peu défini. Issu des théoriciens des beaux-arts, il vise à la fin des années 1970 les œuvres produites depuis l’existence des mass media, et décrit en particulier le rapport nouveau que peuvent avoir l’artiste et le spectateur aux productions artistiques, du fait que les individus vivant dans les sociétés dites occidentales contemporaines sont constamment soumis à des images. Cette omniprésence des représentations entraîne un rapport constant à des citations, références et esthétiques particulières (telles que le collage, le fragment), ou encore un rapport ironique aux prédécesseurs. Pour simplifier grossièrement, ce qui est souligné là est un peu la différence entre une personne contemplant dans un musée, au XIXe siècle, une toile avec pour seul bagage ses souvenirs d’expositions précédentes et une autre qui, aujourd’hui, peut mettre en pause un film pour vérifier qu’une de ses scènes est bien extraite d’un autre film.
Mais la notion de postmodernité est entrée dans le champ politique avec d’autres théoriciens. Jean-François Lyotard, dans La Condition postmoderne, a désigné par là en 1979 un rapport nouveau au savoir et à l’information, qui nous rendrait hermétiques aux « grands récits » (par exemple : à quoi bon vouloir faire la révolution quand on sait qu’elle finira forcément dans un bain de sang ?). Puis Fredric Jameson – toujours en s’appuyant sur les arts plastiques – y a vu, ainsi que le dit le titre de son essai sur la question en 1991, « la logique culturelle du capitalisme tardif ». « Je me dois de rappeler cette évidence au lecteur, y écrit-il, à savoir que toute cette culture postmoderne mondiale, encore qu’américaine, est l’expression interne et superstructurelle d’une nouvelle vague de domination américaine, économique et militaire, à travers le monde : en ce sens, comme dans toute l’histoire des classes sociales, le dessous de la culture est le sang, la torture, la mort et la terreur. » Une remarque qui n’incite guère à s’en revendiquer…
En théorie politique, le postmodernisme a été récupéré de manière assez floue par les mouvements héritiers de la French theory (les études américaines qui ont découlé de la lecture des philosophes français Foucault, Derrida, Deleuze, etc.) et centré sur les identités (de genre, de « race » ou d’autres oppressions). Le terme postmoderne (parfois abrégé pomo) y voisine avec celui d’intersectionnalité, quand il ne se confond pas avec. Il est souvent utilisé pour légitimer les luttes individuelles au détriment de combats collectifs. Mais n’oublions pas que la façon dont on désigne une période est toujours marquée idéologiquement : la Belle Epoque n’était belle que pour les bourgeois, et les Trente Glorieuses ne le sont surtout que pour l’Economie. Espérons que le postmodernisme n’empêchera pas la création d’utopies à grande échelle et ne nous confortera pas longtemps dans l’individualisme.
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