Avec une croissance faible, dont le retour n’est pas souhaitable écologiquement, la capacité du capitalisme à concéder quelques contreparties sociales s’amenuise ou disparaît, rendant son maintien de plus en plus coûteux pour la société. C’est le point de vue développé par Benoît Borrits, l’auteur de « Virer les actionnaires. Pourquoi et comment s’en passer », sur son site economie.org. Nous avons souhaité donner un écho à ce texte en le publiant sur Rapports de force. Bonne lecture.
La décennie 2020 s’ouvre avec des prévisions incertaines sur la croissance. Or la croissance est l’élément essentiel qui a permis, dans le passé, de conjuguer progrès social et capitalisme. La croissance étant incertaine et surtout non souhaitable, le maintien du capitalisme sera de plus en plus coûteux socialement.
L’Insee vient de publier un premier tableau économique d’ensemble (TEE) pour l’année 2019. Il nous intéresse tout particulièrement, car c’est la dernière année « normale » avant le grand plongeon de l’année 2020 dû à la crise du Covid-19. Il nous apprend que la rémunération des salarié.es des sociétés non financières est de 812,1 milliards et que l’excédent net d’exploitation (qui correspond aux profits de ces sociétés avant impôts) s’établit à 162,5 milliards d’euros. Le rapport entre ces deux valeurs est donc de 20 %. Dit autrement, si nous augmentons les salaires de 20 % dans ces sociétés, celles-ci ne feraient plus de profits, mais elles seraient en plus obligées de s’endetter pour payer ces salaires, car ces profits ne sont pas intégralement liquides et distribuables.
Salaires ou profits ?
Augmenter les salaires de 20 % sera sans doute proposé dans certains programmes politiques de gauche à l’élection présidentielle. Le Plan de sortie de crise en 34 mesures, signé par 20 organisations syndicales et associatives, en partie destiné à interpeller les formations politiques, prévoit une augmentation uniforme de 200 euros de salaires pour toutes et tous (mesure 9). En considérant qu’il s’agit de salaires nets, cette mesure correspond à une augmentation de 8,4 % des salaires. Cette mesure préconise aussi qu’aucun salaire net ne soit inférieur à 1700 euros. Compte tenu de la répartition des salaires, l’incidence d’une telle mesure correspond à une nouvelle augmentation de 1,5 % des salaires. La mesure 11 préconise une réduction de la durée légale du temps de travail de 32 heures en lieu et place des 35 heures sans perte de salaires. Si cette mesure est indispensable – mais non suffisante – pour réduire le chômage, il n’en reste pas moins qu’il s’agira d’un surcoût pour les entreprises de 35/32, soit 9,4 %. La combinaison de ces deux mesures signifie donc une augmentation de 20,3 % des salaires nets et donc, la disparition des profits de ces sociétés.
Nous avons connu dans le passé des avancées sociales fantastiques (Front populaire, mise en place de la sécurité sociale, accords de Matignon en 1968…) qui ont, en leur temps, largement réduit les profits des sociétés. Mais un paramètre a fondamentalement changé : la croissance.
Une croissance anémiée et non souhaitable
En France, nous vivions dans les années 1960 avec des taux de croissance annuels qui évoluaient entre 4 % et 7 %. Ceux-ci n’ont cessé de décroître avec, de temps en temps, des récessions telles celles des années 1975, 1993 ou 2009. Depuis la crise de 2009, les taux de croissance sont anémiés : si nous prenons en considération les dix années de 2010 à 2019, la croissance moyenne a été de 1,38 %. Si nous y intégrons l’année 2020 avec une chute attendue du PIB de 11 %, alors la croissance annuelle moyenne sur 11 ans n’est plus que de 0,18 % ! En supposant que l’année 2021 corrige partiellement le « gadin » de 2020 avec une croissance de 8 %, ceci signifie que la croissance moyenne annuelle sur 12 ans s’établira à 0,81 %, chiffre très différent des 1,38 % des dix premières années de la décennie 2010 et sans commune mesure avec ceux des années 1960.
Il y a fort à parier qu’entre montée des tensions géopolitiques et catastrophes naturelles dues au réchauffement climatique et à la perte de la biodiversité, les croissances de demain seront encore très inférieures à celles de la décennie 2010. Au-delà de ce constat, l’urgence écologique questionne très clairement la croissance et il est tout à fait raisonnable de penser que la baisse du PIB, notamment la diminution de productions polluantes et de consommations qui ne sont pas indispensables, est une option tout à fait crédible pour préserver notre humanité.
Or le rythme de croissance attendu est un élément essentiel de la confrontation entre le salariat et les propriétaires des moyens de production. Supposons que la part des salaires et de profits dans la production soient respectivement de 80 % et 20 % et que le mouvement social impose une meilleure répartition, par exemple de 90 % et 10 %. Si les profits ont diminué de moitié, cela ne signifie pas du tout la même chose pour les possédants selon que la croissance est nulle ou de 5 %. Si elle est de 5 % et qu’ils ne concèdent rien les deux années suivantes, alors les profits se seront reconstitués en deux ans sans qu’il y ait de recul social alors que si elle est nulle, il n’y a aucun phénomène de rattrapage possible sauf à revenir sur les acquis antérieurs. C’est exactement ce qu’il se passe actuellement. Alors que dans le passé, la classe salariée arrivait à arracher des augmentations de salaire, le patronat propose aujourd’hui des accords de compétitivité dans lesquels les salarié.es sont contraints d’accepter des baisses de salaires ou des augmentations du temps de travail sans contrepartie. Les taux de croissance qui se profilent dans la décennie qui vient, conjugués à la nécessité de préserver notre planète par une production moindre, ne peuvent que renforcer ces tendances si nous n’ouvrons pas un nouveau cours.
Sortir du capitalisme et de la relation salariale
Au cœur de cette question se trouve la relation particulière qui existe entre le/la salarié.e et le propriétaire des moyens de production. Le propriétaire des moyens de production n’embauche à un salaire donné que s’il peut réaliser un profit qui lui permettra demain de se verser des dividendes et de valoriser ainsi son capital. Dans un contexte de faible croissance ou de décroissance, cela devient difficile et il sera toujours plus exigeant. Accepter le cadre salarial, c’est admettre toujours plus de reculs sociaux.
Un autre cadre qui doit donc se profiler, un cadre dans lequel les travailleur.ses dirigent les unités de production et s’approprient la totalité de la valeur ajoutée, c’est-à-dire les anciens salaires et les profits. C’est dans cette voie que ce sont déjà engagé.es de nombreux.ses travailleur.ses qui ont choisi la Scop comme forme d’entreprise, à l’instar de la Scop-TI, des glaces La Belle Aude ou encore les associé.es de Coopaname et des nombreuses coopératives d’activité et d’emploi. Expériences marginales certes, mais qui représentent le seul avenir possible, celui d’une économie dirigée par celles et ceux qui travaillent.
C’est ici que les forces progressistes et écologistes ont une responsabilité toute particulière. Envisager l’augmentation de la part des salaires dans la valeur ajoutée que ce soit par augmentation des salaires ou par la décroissance doit ouvrir la perspective de la sortie du rapport salarial capitaliste, faute de quoi nous engrangerons recul social sur recul social. Pour que ceci soit viable à grande échelle, ceci signifie garantir à toutes et à tous un revenu et l’accès à un poste de travail. Ceci signifie l’établissement d’un système socialisé de financement qui se substituera au capital dans le financement des entreprises. Au-delà des questions d’alliances électorales en vue de 2022, est-ce que les forces progressistes et écologistes aborderont ce sujet essentiel ?
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