Entretien avec Mathieu Bellahsen
paru dans lundimatin#244, le 25 mai 2020 Appel à dons Mathieu Bellahsen est psychiatre dans le service public. Dans cet entretien, il revient sur l’exercice de la psychiatrie durant le confinement et insiste notamment sur le fait que la « psychiatrie confinée » est une nouvelle antipsychiatrie, reprend des éléments des discours sécuritaires, du système asilaire et de la médecine hygiéniste. Il discute également de la colère des soignants et de leurs luttes en cours et à venir.
Il est l’auteur de La santé mentale aux éditions La Fabrique et de La révolte de la psychiatrie avec Rachel Knaebel aux éditions La Découverte.
[Photo : Bernard Chevalier] Bonjour, et merci d’avoir accepté cet entretien. Peux-tu d’abord te présenter ?Mathieu Bellahsen : Je suis psychiatre de secteur dans le service public, et je dirige l’équipe d’un secteur de psychiatrie adulte en banlieue parisienne. L’hôpital psychiatrique dont dépend le secteur est dans une petite ville à 35 kilomètres de là, soit assez loin du secteur, dans un autre département, ce qui est une particularité. Dans ce secteur il y a à la fois une unité d’hospitalisation, un Centre médico-psychologique (CMPP), un Centre d’accueil thérapeutique à temps partiel (CATTP), un hôpital de jour, des appartements thérapeutiques, et une équipe mobile pour les personnes âgées. On fonctionne beaucoup avec des associations loi 1901, qui peuvent aussi être des clubs thérapeutiques, dont on parlera. Et par ailleurs, je suis depuis pas mal d’années assez militant et en lutte dans le monde de la psychiatrie, que ce soit avec le Collectif des 39 contre la nuit sécuritaire qui est né en 2008, puis avec le Printemps de la psychiatrie. Enfin, j’ai publié un petit bouquin à La fabrique sur la santé mentale, et dernièrement La révolte de la psychiatrie, avec Rachel Knaebel, qui est journaliste à Bastamag, et Loriane Bellahsen, qui est également psychiatre et rédactrice du chapitre 4, à propos de l’autisme, dans ce livre.Et qu’est ce que c’est, exactement, un secteur, en psychiatrie ?C’est un dispositif de l’hôpital public, mais dans lequel il n’y a pas que de l’hospitalisation. En fait, le secteur psychiatrique s’est créé à partir d’une question qui était : de quoi ont besoin les personnes les plus fragiles, pour pouvoir aller mieux ? Et ce dont ont besoin les personnes avec des problématiques psychotiques, c’est notamment une continuité du lien humain, de la relation humaine. Et du coup, l’idée était d’apporter une continuité d’existence, de faire en sorte que la personne puisse rencontrer les mêmes soignants, quel que soit le moment qu’elle traverse, que ce soit un moment de grande crise, comme à l’hôpital, ou un moment où ça va mieux et où la personne peut être dans son milieu, vivre avec ses proches, et avoir simplement besoin de consultations ou d’une prise en charge de jour, etc. Je peux rencontrer une personne lorsqu’elle est hospitalisée, et la rencontrer plus tard en consultation, quand elle sortira. C’est ce qui fait qu’une histoire commune peut se construire au fur et à mesure. Cette idée du secteur, qui est une idée clinique, s’est donc appuyée sur un espace géo-démographique qui était à l’origine de 70 000 habitants. Puis, comme toute chose, l’idée du secteur s’est pervertie. C’est-à-dire qu’au lieu d’être un service public, accessible, et que le secteur s’impose aux équipes, c’est à dire que l’équipe du secteur soit obligée d’accueillir la population qu’elle doit servir, le secteur a fini par s’imposer aux patients. Donc si une personne qui habite dans la rue relevant du secteur A demande à venir sur le secteur B car le CMP est à 3 mètres de chez elle, on pourra le lui refuser, en lui disant qu’elle relève du secteur A. C’est comme cela que les principes à la base du secteur sont tombés en désuétude quand on a oublié à quelle question clinique répondait le dispositif de secteur. Là dessus, s’est rajouté le retour de l’hospitalo-centrisme, l’hôpital comme organisateur de tout alors que 90% des gens suivis sur le secteur sont pris en charge de manière ambulatoire, et n’ont pas besoin d’hospitalisation à temps plein.Il me semble que tu te revendiques de la psychothérapie institutionnelle. Tu peux peut-être expliquer ce que c’est, et en quoi cela diffère d’autres prises en charge psy ?En fait, initialement, la psychothérapie institutionnelle part d’un principe assez simple : pour soigner ceux qu’on appelle les patients, les usagers, les psychiatrisés – les gens se définissent comme ils veulent – il faut d’abord soigner l’hôpital ou tout autre lieu dans lequel la personne va se soigner, puisque chaque lieu, chaque institution a ses pathologies propres. Toute institution a ses pathologies, que ce soit l’hôpital, la prison, l’école, l’entreprise, etc. Originellement, la psychothérapie institutionnelle s’est créée dans une articulation entre une façon de penser l’homme, l’existence, son drame et sa « maladie », et la question politique.
Elle est née pendant la seconde guerre mondiale, dans un mouvement de résistance à l’occupant, et en se demandant comment faire collectivement pour que les gens ne crèvent pas de faim à l’hôpital, parce que plus de 40 000 malades mentaux sont morts de faim pendant la seconde guerre mondiale. Il y a eu pas mal de films et de livres sur l’histoire de Saint-Alban, en Lozère. Il y avait un petit hôpital, où se sont rencontrés un psychiatre du POUM (Parti Ouvrier d’Unification Marxiste), François Tosquelles, qui était à la fois condamné par les franquistes et les staliniens en Catalogne, avait été exfiltré du camp de Septfonds (un camp de réfugiés à la frontière avec l’Espagne) en 1942, avait rencontré Lucien Bonnafé, un psychiatre communiste, qui dirigeait l’hôpital de Saint-Alban, Paul Eluard, qui était passé et avait écrit Souvenirs de la maison des fous, Georges Canguilhem, etc. Ca a été un bouillon de culture, qui a concouru à ce qu’on responsabilise les personnes hospitalisées, qu’on les considère comme actives, et que l’activité de la personne la soigne. C’est lié à la volonté que les personnes ne soient pas cantonnées à une position de malade, mais qu’elles soient aussi dans une position de citoyens, qui participent à la vie collective et à la vie de la cité à leur mesure. La psychothérapie institutionnelle peut se résumer par une petite phrase que j’aime bien, d’un comédien, Frédéric Naud, qui a créé un spectacle autour de Tosquelles qui s’appelle La méningite des poireaux. La psychothérapie institutionnelle c’est faire « la révolution permanente au ralenti pour être sûr de n’oublier personne ». C’est cela, essayer de créer des dispositifs collectifs, pour que chacun puisse se transformer, et puisse aussi transformer le dispositif. C’est là qu’est le point de rupture avec une logique asilaire, c’est-à-dire qu’on ne demande pas seulement à la personne de s’adapter au dispositif, mais qu’on va mettre en place les conditions pour que le dispositif puisse être transformé et subverti par les personnes qui sont à l’intérieur même de ce dispositif.
Cette forme princeps, qui date de la seconde guerre mondiale, s’est développée dans les années 60-70. A l’heure actuelle, ce courant de pensée qui existe toujours, est surtout un courant de pratiques. Une volonté de se débrouiller au quotidien pour penser l’aliénation de la société dans laquelle on est (différente de celle des années 40 et des années 70), et l’aliénation des personnes. Toutes les personnes, puisqu’on a tous des points d’aliénation, des noyaux psychotiques, etc. Vouloir mettre cela en commun, décider ensemble des règles instituées dans les lieux, etc. Un point très important est la « fonction club » le club thérapeutique, c’est finalement une institution, dans le sens de l’instituant, ce qui remet en cause l’institué, qui va être le point d’appui pour que les patients et les soignants, le collectif de soin, puisse travailler la question de la vie quotidienne. Ca permet de travailler les hiérarchies, qu’elles soient explicites (infirmiers, médecins, etc), et implicites (les malades d’un côté et les soignants de l’autre). Dans l’espace du club, tout cela n’est pas effacé, mais cela est mis en question, travaillé, pour que ces espaces collectifs permettent l’accueil de la singularité de chacun. A noter que la fonction club peut se retrouver dans plein de lieux : groupes d’entraide mutuelles (GEM), établissement médico-sociaux etc. Cette fonction est une remise en question concrète des hiérarchies instituée. Et ça, ça existe partout. Depuis quelques temps, l’influence de la psychanalyse et de la psychothérapie institutionnelle est contestée au sein de la psychiatrie et de la psychologie, au nom des neurosciences, ou des thérapies cognitivo-comportementales. Tu peux en parler ? Oui, par exemple en Nouvelle-Aquitaine, l’ARS souhaite que les Centres médico psycho-pédagogiques (CMPP) se basent uniquement sur les neurosciences. Ce qu’on dit face à ça, et ce qu’on développe dans La révolte de la psychiatrie, cen’est pas une critique de la dimension scientifique des neurosciences, mais une critique de l’hégémonie politique que permettent les neurosciences, ou de la manière dont les neurosciences sont instrumentalisées. C’est-à-dire que le cerveau peut être un nouveau point d’appui pour le néo-libéralisme. Il y avait eu un petit bouquin de Christian Laval et Michel Blay sur la neuropédagogie. Le neuro infiltre tous les espaces de la société. Maintenant, quand vous êtes chercheur en sciences humaines, si vous voulez avoir du fric, il faut que vous passiez les gens à l’IRM fonctionnelle (Imagerie par Résonance Magnétique) pour que vous puissiez profiter de « l’apport des neurosciences » pour démontrer des trucs qui n’en ont pas forcément besoin. Après le green washing, c’est le brain washing ou neuro washing ! C’est une discipline de soumission. Il y a maintenant les « neurosciences sociales », où on va redécouvrir la poudre mais en passant par un lieu intérieur à l’individu, qui est le cerveau. C’est en cela que c’est lié au néo-libéralisme, dans la mesure où on se sert d’un lieu à l’intérieur de l’individu, dans le but d’encourager l’individu à se servir de sa plasticité neuronale pour s’adapter à la société concurrentielle. Cette injonction politique à l’adaptation constitue le sujet du bouquin de Barbara Stiegler Il faut s’adapter. Actuellement, on voit que les neurosciences, utilisées par le pouvoir, visent à transformer l’intérieur de l’individu plutôt que de transformer l’ensemble de la société. Notre critique est donc une critique de l’hégémonie politique qui prend pour support les neurosciences.
Et dans les pratiques, du coup, comme il y a un discours très en vogue dans la société, que ce soit « notre intestin le deuxième cerveau », « le cerveau est plastique », etc, ça va transformer les pratiques non pas du fait de réelles découvertes qui s’appliqueraient concrètement mais par des effets de discours qui s’appuient sur les images. C’est pour ça que dans notre bouquin on a cherché à décortiquer comment sont fabriquées les images de l’imagerie à résonance magnétique fonctionnelle (IRMf). C’est beaucoup plus compliqué que « la zone du cerveau s’allume », parce qu’en fait vous pouvez aussi construire des images pour démontrer ce que vous vouliez démontrer auparavant. Ça dépend aussi du point de vue localisationniste ou fonctionnaliste que vous adoptez au départ et de plein d’autres choses. Des études d’anthropologues ont par exemple démontré qu’un saumon mort pouvait voir son cerveau s’allumer à l’IRM, c’est ce qu’ils ont appelé les corrélations vaudou… Vous pouvez faire dire tout et n’importe quoi à l’IRM, donc il faut mettre en question ce qui est fait de la recherche par les systèmes médiatique et politique pour, sous couvert de science, imposer des décisions politiques. En Angleterre, les politiques de santé sont faites à partir des nudges, les petits coups de pouce, les petites incitations, qui s’appuient aussi sur l’apport des neurosciences, etc. C’est une autre forme de neuromarketing.
Et plutôt que de voir cet aspect politique, les débats se concentrent sur des conflits de méthode entre « la » psychanalyse et les neurosciences. Alors que ce n’est pas une affaire de méthodes. Ce débat occulte voire naturalise le problème politique sous-jacent : la privatisation et la plateformisation du service public de santé. Dans les pratiques, chacun utilise les outils qui lui parlent pour travailler avec les gens et les accompagner. Je suis un psychiatre de terrain, et je me demande surtout de quels outils de travail j’ai besoin pour entrer en contact avec des gens et les accompagner. Et je me fous pas mal d’être dans l’orthodoxie de telle ou telle technique… Quand on est clinicien il faut faire feu de tout bois à partir de ce que l’on est en tant que personne et à partir du contexte local où l’on exerce. Le choix d’une méthode dépend tout de même des objectifs. Je ne pense pas exagérer si je dis par exemple que le comportementalisme relève plutôt d’une volonté normative…Oui, mais certains auront besoin de cela parce qu’ils croiront ou auront l’expérience que c’est cela marche dans leur pratique. Et ça répondra aussi à certains patients qui penseront avoir besoin de ça, ou préféreront ça, se diront qu’ils ont besoin de répondre de manière pragmatique à des troubles, plutôt que de se poser des questions sur l’existence. Pourquoi pas. L’important est d’avoir une pluralité de propositions qui co-existent, et qu’il n’y en ait pas juste une seule qui s’affirme comme hégémonique en voulant éradiquer toutes les autres. Le problème est que cette hégémonie de l’imaginaire neuro colonise les pratiques et s’articule très bien au néo-libéralisme. Ça offre un outil à la privatisation des soins dans les pratiques, parce que toutes ces techniques sont généralement courtes, peuvent, de leur point de vue, objectiver les choses, et en tant que les choses sont objectivées, elles peuvent être monnayées plus facilement. Donc dans le chapitre de notre livre écrit par Loriane, elle parle du fait d’aller de la privatisation à la privation de soin. Par exemple, dans l’actuelle réforme du financement de la psychiatrie, sont valorisées les prises en charge courtes, mais quid des patients qui ont besoin de soins longs, qui ont besoin de techniques qui nécessitent la présence de gens pendant le temps qu’il faut ? Eh bien, maintenant on considère qu’ils ont un panier de soin, qu’ils doivent le maximaliser en bon agent économique rationnel et quand ils n’ont plus rien dans leur panier de soin, « libres à eux » de se tourner vers le privé lucratif. Et le public a désormais pour fonction d’ouvrir des marchés au privé lucratif. Rachel le documente tout au long du livre. C’est pour ça qu’il faut arrêter avec cette vieille histoire de l’opposition entre les neurosciences et les thérapies cognitivo-comportementales d’un côté et la psychanalyse de l’autre. Ce n’est pas la question. La question est celle de la lutte contre la privatisation des soins, et même la fin des soins. Pierre Dardot a écrit un très bon article sur cette nouvelle antipsychiatrie, en tant qu’elle se bat pour éradiquer le psychisme des soins.
C’est là qu’on comprend les velléités à tout recoder au prisme du neuro. Par exemple un livre publié il y a plusieurs années s’appelait L’inconscient neuronal. Même l’inconscient, qui est une découverte freudienne portant sur la vie psychique, est ramené conceptuellement dans le giron du « neuronal ». C’est là qu’on voit que faire des ponts entre la psychanalyse et les neurosciences, qui sont deux objets différents, revient dans la séquence actuelle à soumettre à l’hégémonie politique des neurosciences des pratiques contraintes de « dialoguer » avec elles.
Sur ce fond là, dans La révolte de la psychiatrie on parle de la fondation Fondamental, qui prétend à une position d’hégémonie. Outre le fait qu’elle soit liée aux laboratoires pharmaceutiques, aux groupes de cliniques privées lucratifs, à des entreprises du CAC 40 et à l’Institut Montaigne, FondaMental veut s’imposer comme l’interlocuteur unique de l’État pour la psychiatrie.
Dans un rapport de 2009, un parlementaire de l’UMP disait « qu’au vu des progrès des neurosciences, la partition entre neurologie et psychiatrie n’était plus de mise à l’heure actuelle ». Mais ce n’est qu’un énoncé, un discours. Il n’y a pas eu de révolution telle qu’elle aurait modifié les pratiques concrètement. C’est cela, l’esbroufe du moment, le fait qu’on veut faire plier les pratiques de soins aux pratiques de laboratoires.
Ce parti pris politique s’appuie aussi sur un discours anti-institution, en partie fondé, parce que tout un tas de saloperies se font au sein des institutions, qu’il faut combattre en transformant le milieu. Mais ce n’est pas en détruisant totalement le milieu qu’on va régler le problème, parce que les saloperies peuvent aussi se faire au sein des plateformes, dans l’ubérisation des soins, etc.
Il y a une promesse de soigner grâce aux laboratoires et aux plateformes, mais ça ne marche pas, parce qu’il n’y a rien eu qui se serait échappé du laboratoire et qui aurait permis de soigner concrètement les gens le temps qu’il faut. Toutes les techniques qui sont mises en place sont des techniques de court terme, et quand les gens n’y répondent pas il faut qu’ils aillent voir ailleurs. L’enjeu est donc moins une question méthodologique, que le fait de lutter contre des logiques de ségrégation et d’abandon. Et c’est moins une question de technique que de personnes. Il y a des gens qui peuvent être très humains ou être inhumains avec le même type de techniques. Ce ne sont pas les techniques, le problème, c’est le fond sur lequel elles s’appuient. Si le fond sur lequel s’appuient les techniques est un fond d’utilitarisme et de néo-libéralisme, de concurrence de tous contre tous, etc, ça va conduire à des saloperies, et il faut lutter politiquement contre les pratiques de ségrégation. Et les pratiques que vous défendez, tu dirais qu’elles arrivent à gagner une place croissante grâce à vos luttes, ou qu’elles sont plutôt mises en péril ? Comme l’écrit Alain Damasio dans Les furtifs, on est des îlots qui doivent se relier en archipels. On est certes minoritaires, mais les avancées en psychiatrie ont toujours été le fait de minorités. Toujours. De minorités agissantes, notamment au vu du degré de résignation, et vis-à-vis du fait que ça ne marche pas, après les grandes promesses qui ont été faites. Parce qu’il y a quelque chose d’assez messianique, dans le rapport à certaines techniques, quand on dit qu’un jour on découvrira LA molécule, qu’un jour ou découvrira LE gène, qu’un jour ou découvrira L’endroit dans le cerveau qui … Un jour … Mais en attendant il faut bien s’occuper des gens. Les pratiques que l’on tente de déployer s’appuient elles-mêmes sur la question du commun, sur comment agir ensemble, faire ensemble, décider ensemble, sur la question de la démocratie, et de l’institution de contre-pouvoirs. Car si la psychiatrie ne s’appuie pas sur la démocratie elle devient totalitaire.
Il faudrait en fait aller voir dans les services de la psychiatrie de laboratoire voir ce que cela donne concrètement, comme type de pratiques, pour les personnes hospitalisées sans consentement. Est-ce qu’il y a plus ou moins d’isolement ? Plus ou moins de contentions ? Que disent les gens, est-ce qu’ils se sentent bien traités ou pas ? Est-ce que « les experts » supportent les contre pouvoirs ?
Par ailleurs, il faut vraiment distinguer la question du soin des notions de diagnostic, d’évaluation, etc. Distinguer la psychiatrie de laboratoire, ce qu’on veut nous vendre comme étant de la psychiatrie en ce moment, et la psychiatrie qui soigne. Par exemple, la logique des centres experts, c’est une esbroufe totale. Les gens vont en centre pour avoir leur diagnostic, ils ressortent avec un tas de recommandations du centre expert, et qui s’en occupe, à la fin des fins ? Ce sont les équipes de secteur, quand il y en a encore. Et quand ça a été détruit, les gens ressortent avec plein de recommandations, et libre à eux de se démerder. D’ailleurs, pendant la crise du covid, c’est sur la psychiatrie qui soigne qu’il a fallu s’appuyer, la psychiatrie de laboratoire, la psychiatrie ubérisée n’était pas là. Ils ont tous fermé pendant le confinement. Puisque tu décris une pratique où le but est de s’organiser collectivement, échanger, vivre ensemble et créer de la proximité, peux-tu expliquer ce que la crise du coronavirus est venue changer là dedans ? On peut dire que la crise du coronavirus nous a forcé à faire une psychiatrie confinée, qu’on peut appeler une antipsychiatrie covidienne. Une antipsychiatrie, dans le sens où on est à rebours de tout ce qu’on imagine être une psychiatrie humaine, vivante, accueillante, respectueuse des droits et des libertés des gens. Par exemple, quand le covid est arrivé, on s’était dit qu’il fallait se protéger pour que les soignants ne contaminent pas les patients. C’était intéressant parce que ça subvertissait l’ordre habituel, un ordre où les soignants ont peur de se faire contaminer par la folie des personnes, ou par leurs maladies, ce qui crée des réactions un peu phobiques, etc. Mais en fait, il a fallu remettre tout ce contre quoi on a lutté pendant des décennies, des années ou des mois. Par exemple, dans le service on a eu un cluster très vite, et il a fallu fermer à clef la porte du service. Notre service est un service ouvert, on accueille des gens de tous profils, tous types d’hospitalisation, qu’ils soient d’accord ou pas avec leur hospitalisation, mais on travaille suffisamment l’ambiance au quotidien pour que les portes soient ouvertes, ce qui correspond à la fois à une liberté fondamentale, la liberté d’aller et venir, et à un grand principe de la psychothérapie institutionnelle, qui ne va pas sans la démocratie, et sans le fait que nos lieux doivent tenter de porter une fonction démocratique en eux-mêmes. Puis, il a fallu mettre des blouses, qui sont aussi le signe de la différence entre patients et soignants, et plus vous avez de blouses dans un service, plus les patients vont aussi avoir leurs signes distinctifs, leurs pyjamas. Ça a donc été le retour de ces choses là, le retour de l’hygiénisme aussi, ne plus se serrer la main pour ne pas transmettre le coronavirus, alors que la question du contact est très importante en psychiatrie.
Et ce qui a été terrible, ça a été d’arrêter tout ce qui fait le travail de l’ambiance. Si je prends le cas de l’unité d’hospitalisation, parce que c’est là où ça se voit le plus, on y a arrêté toutes les activités thérapeutiques, toutes les réunions soignants-soignés, où on parle de la vie quotidienne, où on s’informe, où on régule tout un tas de tensions, etc. Les patients ont aussi dû rester dans leurs chambres, alors que notre travail est normalement de les faire sortir de leur coquille et de les aider à être actifs, et qu’on soit aussi actifs avec eux. Ça a été une diminution, voire une restriction de la capacité de faire lien avec l’autre.
Mais on a eu de la chance, parce que des outils, comme le club thérapeutique ou les associations sont venues apaiser les choses, par exemple en achetant des postes de radio, puisqu’à l’hôpital les patients n’ont pas de télé, ils n’ont quasiment rien. Heureusement il y avait un peu de wifi et les patients avaient leurs smartphones, puis des postes de radio, pour qu’ils puissent l’écouter dans leurs chambres. Alors qu’au début, par exemple quand il y a eu le discours de Macron, les gens n’étaient pas toujours au courant de ce qui avait été dit. On imprimait des articles, puisqu’on ne pouvait même pas acheter de journaux, dans la mesure où ils auraient circulé de chambre en chambre …
On fait aussi une émission de radio avec les patients, qui s’appelle la Radio sans nom (on fait aussi un journal, du théâtre …), et l’émission a servi de support à la mise en lien des gens. Ce qui fait que toute la semaine il y avait des émissions qui ont servi à faire perdurer les activités proposée habituellement en ville, par exemple celles du groupe écriture, dont l’artiste, a pu animer son groupe via la radio, idem pour le journal qui s’est fait par le biais de la radio, le groupe accueil du lundi matin aussi, etc. Ca a marché parce qu’il y avait une matérialité des liens qui préexistait. Mais pour ce qui est du lien avec les gens qu’on ne connaissait pas avant c’était plus compliqué.
On a aussi mis en place beaucoup de visites à domicile, on a fait des choses qu’on ne faisait pas forcément avant, par exemple à l’hôpital de jour on s’est mis à aller chez les gens, à partager quelque chose de leur quotidien, qu’on ignorait, et ça pouvait être intéressant. Avec aussi plein de questions qui se posaient, pour savoir comment ne pas contaminer ni être contaminé, etc. Ce que racontent beaucoup d’équipes, c’est qu’il y a eu une auto-gestion de fait, que les soignants se sont organisés de manière indépendante pour ne pas abandonner les patients. Mais il y a aussi des lieux qui ont abandonné les gens, il ne faut pas se leurrer. Des collectifs de soins se sont organisés, ont créé des choses, les directions ont suivi au départ, mais comme partout on assiste maintenant à une reprise en main autoritaire, à l’image de ce qui se fait dans la société.
Voilà pour ce qu’on a continué à faire. Par contre, là où ça a été plus compliqué, ça a été au niveau des libertés fondamentales des patients. Je vais vous dire un truc très simple : j’ai saisi le contrôleur général des lieux de privation de liberté, Adeline Hazan, parce que tout patient qui arrivait à l’hôpital psychiatrique était enfermé à clef pendant 72 heures, quel que soit son statut d’hospitalisation (s’il vient librement ou pas), quel que soit sa capacité à respecter les gestes barrières, etc. Il y a eu une confusion au fur et à mesure des semaines, entre le confinement sanitaire, c’est-à-dire l’obligation de rester en chambre, et l’isolement psychiatrique. C’est-à-dire qu’en psychiatrie, on a fermé à clef des portes sous prétexte de confinement sanitaire. Ce qui est absolument illégal, et contraire aux droits de l’homme les plus fondamentaux. Quelqu’un qui a la tuberculose à l’hôpital général est obligé de rester dans sa chambre, mais jamais il ne viendrait à l’idée de personne de l’enfermer à clef. Un jour un administrateur a aussi décidé de fermer à clef toutes les portes des chambres, tous les patients se sont retrouvés enfermés un soir, que ce soit dans des chambres doubles ou des chambres simples. On a revu l’arbitraire revenir, le vieux fond asilaire de la psychiatrie, qui est toujours là, est revenu d’autant plus fortement qu’il s’appuyait sur les bons arguments de la médecine hygiéniste. Il faut donc lutter pied à pied avec les contre-pouvoirs qu’il nous reste, saisir la justice, le contrôleur des lieux de privation de liberté, etc, et que les patients portent plainte quand ils sont confrontés à l’arbitraire, quand ils sont enfermés alors qu’ils n’ont pas à l’être. Encore une fois, c’était confondre un état de maladie physique, le covid, avec un état de maladie psychique, qui fait que parfois on met des personnes en chambre d’isolement, mais il y a des règles, on ne fait pas ce qu’on veut, on ne fait pas n’importe quoi dans ce cas là. Et comment les patients réagissaient, d’abord à l’apparition du covid, puis aux mesures sécuritaires ?Généralement chacun réagit avec son symptôme. Ceux qui étaient hyper phobiques ont pris leurs précautions. On a par un exemple un patient qui, en février, trois semaines avant que le service soit confiné, se mettait déjà un masque pour éviter qu’on le contamine. Un des mecs les plus délirants du coin, mais c’est lui qui était en prise sur le réel, qui faisait ce qu’il fallait faire, avec trois semaines d’avance sur tout le monde. Alors que fin février, on a fait une réunion médicale, où on s’est dit qu’on pouvait quand-même se faire la bise, et la semaine suivante on s’est rendu compte qu’on avait été cons de faire ça. Avant le 16 mars, on s’est dit qu’il fallait réorganiser les choses. On a fait la première réunion d’équipe avec des masques, dehors dans le froid, pour être à distance. Tout un système de solidarité s’est mis en place pour les masques notamment. Et les premiers cas Covid sont arrivés quelques jours plus tard.
Et ensuite, les réactions au confinement ont été variables, on réagit avec son fond existentiel, c’est vrai pour toi, pour moi, pour tout le monde. Des gens ont bien vécu le confinement, parce qu’ils sont bien chez eux, voire c’est cela leur pathologie, être isolé, n’avoir aucun lien avec personne, c’est la pathologie du lien social. Les pathologies en psychiatrie sont des pathologies du lien social. Après, la question est, si tu t’isoles, que tu commences à avoir peur des autres, à avoir des idées suicidaires, à entendre des voix, et que ça aggrave un syndrome de persécution, il y a une possibilité pour que tu ne te sentes pas bien quand tu vas de nouveau sortir et voir plein de gens. Il y en a donc qui ont bien supporté le confinement, voire trop bien, et d’autres qui étaient très angoissés, ce qui a été le cas, je pense, de la plupart des normopathes qui ne sont pas psychiatrisés, les gens « ordinaires ». Ce qu’on a mis en place, les visites à domicile, les liens téléphoniques, les fonds de solidarité pour les gens qui ne pouvaient plus sortir ou n’avaient pas de fric, etc, ont permis aux patients de se dire qu’ils n’étaient pas rien pour nous, c’est ce qu’ils nous ont dit. Et cette solidarité crée aussi des liens nouveaux entre les gens, et va sûrement changer les rapports, dans un sens qui est à mon avis positif, parce qu’on aura traversé une épreuve ensemble. Parce qu’on a tous, patients, soignants, tout le monde été traversés par des angoisses de mort, des peurs de sortir, des craintes de contaminer ou d’être contaminé, etc, et ça, ça fait aussi une base commune, et une expérience plurielle. Toute la question, pour l’ensemble de la société, est de savoir comment on va mettre en partage cette expérience, et ne pas la dénier. Il faudrait en faire un rituel collectif de passage et de transformation de la société. Je pense que si on ne fait pas cela, s’il n’y a pas de rituel collectif dans la société, le fait de mettre des mots, de nommer, d’éprouver ce par quoi on est passé, je pense qu’il y aura des effondrements psychiques généralisés voire de façon plus spécifique des burn out et des suicides de soignants, parce que les gens ne pourront pas se rattacher à une reconstruction collective de ce qui s’est joué. Vous n’avez donc pas constaté d’invention dans les mesures sécuritaires, mais plutôt un approfondissement de ce qui pré-existait… Oui, c’est venu sur le fond précédent. Dans notre livre, on critique beaucoup tout un discours qui, sous couvert de déstigmatisation, tient à affirmer que les maladies psychiatriques sont des maladies comme les autres, puisqu’on ne pourrait pas avoir de spécificité qui ne soient pas stigmatisées, et que pour ne pas être stigmatisé il faudrait être comme les autres … Un discours qui sert aussi à dire que puisque la maladie psychique est une maladie comme les autres, elle doit uniquement être traitée de manière organique, en agissant sur le cerveau. Et là, on est en train d’observer un renversement de ce discours, où la maladie tout court, le covid, est au fond un système asilaire comme un autre. C’est-à-dire que maintenant, en psychiatrie, on peut enfermer les gens, non plus sous motif psychiatrique, mais sous motif sanitaire. La maladie physique va vous permettre de faire le pire de la psychiatrie, l’enfermement. C’est pour cela qu’on est monté au créneaux de manière très virulente dans notre service. C’est scandaleux et ça procure de la honte chez nous, parce qu’on lutte pour les droits des patients, et même pour que les patients puissent avoir les marges de liberté suffisantes pour se plaindre de nous. Et que peux-tu dire du lien entre l’hôpital psychiatrique et l’hôpital général, notamment dans le traitement du coronavirus ? On a par exemple entendu des soignants travaillant en EHPAD, dire clairement qu’ils avaient été abandonnés, certains disant même qu’on leur avait demandé de ne pas envoyer un trop grand nombre de patients à l’hôpital … Est-ce que ça a été la même chose en psychiatrie ?Dans les EHPAD, le pire a été qu’on leur dise quasiment de crever, en se bornant à leur filer du rivotril pour les aider à s’endormir, c’est quasiment une idée euthanasique … En fait, dans les hôpitaux psychiatriques, on a eu très peur du vieux fond de pulsion eugéniste vis-à-vis de la maladie mentale, qui existe encore dans les soubassements de notre société, et qui, sous couvert de discours positifs sur le fait qu’il faut déstigmatiser, pousse dans la pratique à un surplus de ségrégation. Qui pousse aussi à plus de fichage, plus d’amalgame entre terrorisme et maladie mentale avec le croisement des fichiers Hopsyweb et des fiches S, etc. J’avais donc extrêmement peur que nos patients n’aient pas accès à la réanimation, aient moins accès aux services de soin somatiques, parce que souvent, quand on les envoie aux urgences, nos patients sont moins bien traités que la population « normale », puisqu’on considère qu’ils ne sont pas malades physiquement et ne font que délirer. Ca s’est amélioré au fil du temps, mais ça existe encore. Et j’avais vraiment peur que les patients psychiatriques ne soient pas prioritaires, et que, s’il fallait choisir, qu’on choisisse de sauver les personnes « utiles », l’utilitarisme ayant aussi un fond eugéniste.
Et en fait, pendant toute une période on n’a pas eu de patients gravement malades, et les patients qui ont eu besoin d’une réanimation l’ont eue. Ca s’est bien passé et d’ailleurs, on a voulu que l’unité covid soit dans un hôpital général, et les collègues de l’hôpital général ont accepté, et été vraiment moteurs pour nous accueillir et nous aider. Cette coopération dès le départ a vraiment été géniale, et tout le monde s’entraidait. Un certain nombre d’articles de presse ont insisté récemment sur le faible nombre de patients des hôpitaux psychiatriques infectés par le covid, supposant que cela pouvait être l’effet d’un neuroleptique, le largactil (chlorpromazine)…On entend aussi dire que c’est lié au tabac, parce que beaucoup de nos patients sont très tabagiques … C’est peut-être aussi lié au fait que certains patients ne sont pas dans le contact, sont plus distants, même si d’autres sont dans l’hyper-collage, l’hyper-adhésivité. Je ne sais pas …
A propos de l’effet de la chlorpromazine sur le covid, j’ai peu de choses à dire là-dessus au niveau scientifique, ou à propos des recherches en cours, c’est une piste à explorer… Cela dit, il y a quelque chose d’amusant. La chlorpromazine est initialement le premier neuroleptique, mis en service en 1952, et il y a une vieille mythologie qui dit que c’est ça qui avait révolutionné la psychiatrie et permis aux gens de mieux s’adapter à la société. Or, ce que j’ai raconté tout à l’heure sur la psychothérapie institutionnelle remonte aux années 40, donc on peut aussi dire que modifier l’ambiance dans les HP a permis de soigner les gens, voire de les guérir, c’est-à-dire qu’ils puissent se transformer dans le milieu dans lequel ils sont, d’une manière qui leur convient. Donc dix ans avant le premier neuroleptique.
Mais pour ce qui est du largactil, la chlorpromazine, au départ, c’est l’histoire d’un anesthésiste qui l’utilise pour ses vertus de sédation, et qui va voir les psychiatres pour leur dire qu’une molécule peut leur servir, pour sa propriété de distanciation, d’indifférence affective. C’est donc amusant de voir que ce qui a été découvert par un anesthésiste ou un réanimateur a été transmis aux psychiatres, et qu’on a maintenant le trajet inverse, avec les psychiatres s’adressant aux réanimateurs.
Ce qui m’étonne un petit peu, c’est que c’est un très vieux médicaments, et je ne sais pas s’il y a beaucoup de patients dans les hôpitaux qui ont du largactil, ils ont souvent autre chose. Mais le largactil, je ne sais pas si beaucoup de médecins en prescrivent. Moi je prescris pas mal de vieux médicaments, parce qu’on les connaît très bien, qu’ils sont pas chers, ont tous des génériques, et que les nouveaux psychotropes, quoi qu’en disent les firmes phamaceutiques, ne marchent pas forcément mieux. On dit qu’ils ont moins d’effets secondaires, alors qu’ils en ont simplement des différents, il faut choisir pour savoir si on préfère que la personne soit diabétique avec un nouveau neuroleptique ou qu’elle ait des troubles un peu bizarres avec un vieux neuroleptique. C’est une histoire de choix. Le plus important est d’en discuter avec les patients … Mais il faut essayer, il faut tester toutes les pistes, la question de l’expérience est importante. Ça te paraîtrait possible de donner en masse ce médicament s’il marchait contre le covid ? Je pose la question parce que je n’ai aucune idée des effets secondaires, mais que l’idée de prendre un neuroleptique aurait tendance à me faire peur… Les neuroleptiques sont des médicaments qui ne sont pas anodins … Les patients en psychiatrie meurent souvent de deux choses du fait des traitements. D’abord l’occlusion intestinale, parce que tous les neuroleptiques constipent, si les gens ne sont pas examinés, si on ne fait pas suffisamment gaffe, ils peuvent donc faire une occlusion, une péritonite, et peuvent en mourir. Il y aussi des problèmes cardiaques, parce que des gens qui ont initialement un problème au niveau de la conduction cardiaque peuvent avoir des problèmes vraiment graves avec l’usage des neuroleptiques … Et puis il y a des choses graves mais heureusement rares comme le syndrome malin des neuroleptiques, des gens qui font de fortes fièvre, sont contractés, détruisent leurs muscles. C’est l’effet le plus redouté des neuroleptiques, mais c’est un effet très rare.
Pour le reste, ça dépend aussi du temps pendant lequel ils sont prescrits. Prendre un neuroleptique toute la vie ça diminue l’espérance de vie, encore plus s’il est prescrit à haute dose, donc il faut être vigilant à prescrire le minimum nécessaire. Le prescrire quelque jour c’est différent. Des neuroleptiques étaient aussi utilisés comme antivomitifs, donc utilisés pour d’autres choses que la psychiatrie. Mais ce ne sont pas des médicaments anodins. Un autre effet des neuroleptiques est de faire prend du poids, ce qui n’aide pas les gens dans leur estime d’eux-mêmes. On accepte parfois ces effets secondaires parce que l’effet primaire est que la personne ne se foute pas en l’air ou ne fasse pas des conneries parce que ses voix lui disent de se suicider, ou de faire tel ou tel autre truc. Tout ça est une histoire de balance bénéfice risque. Un ami, qui avait été hospitalisé en psychiatrie, m’avait fait remarquer que peu de pathologies étaient traitées avec des médicaments aussi agressifs … Il n’y a que quand la maladie sera mortelle si on ne la traite pas ainsi, ou dans les cas de souffrances psychiques, qu’on ose prescrire des médicaments avec des effets secondaires aussi forts … Il y voyait un manque d’empathie, lié à la stigmatisation des personnes déprimées. Et ça m’interroge, de voir qu’on envisage maintenant de peut-être mettre des millions de personnes sous neuroleptiques en raison du coronavirus…Oui, mais encore une fois, si le traitement marche, la question est de savoir si on met en place des traitements quand les personnes sont hospitalisées, s’il y a un doute, ou si c’est tout le temps … Ce n’est pas la même chose. Personnellement, en psychiatrie, ma politique et ma pratique en terme de traitement, et je le dis tout le temps aux patients que je rencontre, est d’utiliser le moins de médicaments possibles, mais de les utiliser quand il y en a besoin. Des fois, un neuroleptique ne suffit pas et il en faut mettre deux, etc. Ca dépend, et parfois on est obligé de faire ça. Je ne suis pas anti-médicaments parce qu’il y a parfois vraiment besoin des traitements, pour certaines personnes. Par contre, le problème est quand la psychiatrie s’arrête là où elle devrait commencer. Pour moi, les psychotropes ne guérissent pas les gens, ils les aident à prendre de la distance avec ce qui leur arrive, et à pouvoir se poser, entrer en relation, et à faire que le monde soit un peu moins persécutant, un peu moins vécu douloureusement. Mais si vous vous arrêtez à cela, et que vous dites au patient qu’il faut prendre ce traitement toute sa vie, sans mettre en question ce qui dans sa vie a amené à ce qu’il n’aille pas bien, à mettre en question la façon dont il vit le moment psychotique qu’il traverse, la façon dont il peut mettre du sens à cela, etc, si vous ne faites pas un travail de sens – c’est cela l’existence humaine, se demander quel sens a la vie – et que vous vous bornez à lui ordonner de prendre des médicaments, en lui disant de les prendre toute sa vie et en le menaçant de l’hospitaliser s’il ne les prend pas, alors vous ne faites pas votre boulot. Vous faites le début, mais pas la suite, qui est, quand la personne est un peu plus posée, de lui demander ce qui lui arrive, de réfléchir, c’est ça la psychiatrie. Normalement.
Il y a aussi la question de la négociation. Puisque en psychiatrie on a un pouvoir sur les gens, on a un pouvoir de contrainte voire de coercition, une bonne psychiatrie est une psychiatrie de contre-pouvoir, qui dit au patient qu’on va être ensemble, qu’il va essayer des choses, etc. Je dis parfois à mes patients que ce sont eux qui savent mieux que moi ce que ça leur fait, qu’ils peuvent diminuer les doses de traitement s’il sentent qu’ils le peuvent. On en parle, on le fait ensemble, on est dans un accompagnement une alliance thérapeutique, on responsabilise les personnes, parce que les infantiliser c’est aussi les déresponsabiliser.
Certes, il faut parfois être vertical, si une personne ne veut pas se soigner, est dans le déni des troubles, on peut lui dire « c’est comme ça », mais dans l’attente que les choses s’assouplissent dans la relation et qu’on puisse commencer à négocier, créer des marges de négociations. La question des médicaments en psychiatrie, qui ne sont qu’une partie des traitements, est une question qui est à la fois centrale, mais qui n’est pas ce qui permet la guérison. Ca l’aide, mais la guérison c’est plus complexe qu’une prescription de traitement. La guérison c’est ce que va faire la personne pour faire d’une façon nouvelle avec son milieu et comment le milieu va faire d’une façon nouvelle avec elle. Pendant le confinement, puisqu’il y a eu un retour d’un certain autoritarisme, que tu décrivais tout à l’heure, avec des enfermements arbitraires, est-ce que les patients des hôpitaux psychiatriques se sont plaints de cette évolution ? Comme le constataient déjà il y a quelques temps les grévistes de la faim de l’hôpital du Rouvray, ou les soignants de l’hôpital Pierre Janet du Havre qui étaient perchés sur le toit, dans ce genre de situations ce sont les patients qui viennent nous demander comment ça va. Ça confirme un des présupposés de la psychothérapie institutionnelle, la capacité des patients à soigner, à se soigner eux-mêmes, mais aussi à nous soigner nous. Par exemple quand on fermait le service, les patients, des gens qui parfois étaient vraiment mal, très angoissés, etc, nous demandaient comment on allait, si on allait tenir. Ils arrivaient à se contenir et à faire de la place au fait de prendre de nos nouvelles. C’est à la fois très émouvant, et ça nous remet à notre place, c’est-à-dire qu’il n’y a pas seulement les soignants et les soignés, Jean Oury disait qu’il y a les payants et les payés, c’est en partie vrai. La fonction soignante peut être partagée dans un collectif de soin. Des patients peuvent prendre soin des soignants, parfois même sans que les soignants le sachent. Mais ça a aussi été assez dur, parce que ça a été assez loin, et que ça a été aussi une expérience de la catastrophe, pour ceux qui se faisaient boucler. Certains vivaient les choses en se demandant s’ils n’étaient pas dans un camp de concentration, si on n’allait pas les éliminer. Ça remuait des choses comme ça, parce que quand vous n’avez plus d’espace de parole dans une institution, vous vous sentez cadenassé dans un système totalitaire. Il y a beaucoup d’endroits où les soignants ont protesté ? Il faut déjà savoir que les mobilisations ont continué, par exemple à Lyon où les collègues ont continué à manifester chaque semaine, parce que le directeur de l’hôpital du Vinatier est aussi le président de l’association des directeurs des HP, qui veut continuer les réformes et la fermeture des lits sous prétexte de déficit. Il a fait exactement la même chose que ce que disait le directeur de l’ARS Grand-est, à savoir qu’il fallait continuer à fermer des lits, il a continué à faire ça, ils ont continué à réorganiser les hôpitaux d’une façon dégueulasse. Dans les hôpitaux généraux, à Paris il y a eu plein de mouvements, à l’hôpital Beaujon, à l’hôpital Robert Debré. Ca s’était aussi pas mal fédéré autour de Bas les masques !. Il y a une quantité de témoignages, de soignants, de premiers de corvée, etc. Il y a des banderoles aux fenêtres, dans les hôpitaux. Et des rassemblements dans et autour des hôpitaux, etc, tout en portant des masques et en respectant les distances de sécurité, mais il y a des rassemblements, parce qu’il faut dire « ça suffit ! ». Et raconter le courage et la détermination qu’ont eu certaines collègues, lorsque Macron est revenu à la Salpêtrière. « Ici on attaque un hôpital », comme disait Castaner au moment des Gilets jaunes. Et encore une fois, quant Macron attaque l’hôpital, des collègues ne se sont pas laissées faire, lui ont dit qu’elles ne le croyaient plus, et quand Macron commençait à se défiler en disant « il faut que j’y aille », elles lui ont répondu « nous aussi il faut qu’on y aille, on a des patients, qu’est-ce que vous croyez ? ». C’est un mouvement qui fourmille, qui est peut-être peu visible dans les médias, mais qui est important, parce que ça nous permet de tenir dans nos lieux, en se disant qu’on est dans un mouvement de bascule, qui peut-être la bascule vers le pire, ou autre chose. Et il faut pousser dans le sens qui nous intéresse. Se dire que les choses peuvent changer, c’est le meilleur antidépresseur, si je puis dire, et le meilleur antidote à la déliaison collective. Ces semaines sont déterminantes pour la suite.Et qu’est-ce que tu peux dire de la récente héroïsation des soignants ? L’analogie « nous sommes en guerre », c’est une connerie, et un discours projectif, puisque oui, Macron est en guerre sociale contre tout le monde, et qu’il veut être considéré comme un héros. Par contre, il y a une chose dans l’histoire de la guerre qui peut servir. Quand les soldats reviennent du front, par exemple pendant la première guerre mondiale, et sont confrontés aux gens de l’arrière qui les traitent de salauds, ou leur demandent de ne plus en parler, ça crée du traumatisme, parce que l’expérience de catastrophe qui a été partagée sur le front ne peut plus l’être avec ses proches, avec les siens. Ça crée du trauma, de la honte, qui va s’exprimer soit sur soi, soit sur ses enfants, ses petits-enfants, etc, et un remède à cette honte est que soit pris en charge collectivement, à l’échelle de la société, un partage des expériences de catastrophe. Et là, on va voir si on est en capacité collective de le faire, si on a l’intelligence collective de le faire sans attendre l’autorisation du gouvernement, des tutelles ou de je ne sais pas quoi.
Pour l’instant, les soignants ont très bonne presse, ont été applaudis, etc, mais j’ai un peu peur du retour de bâton. Applaudir c’était aussi mettre à distance. Il y avait aussi des scènes où les soignants étaient mis à l’écart parce qu’on avait peur qu’ils contaminent tout le monde. L’héroïsation des soignants peut aussi relever d’un discours cathartique qui vise à mettre le danger au loin. Je me méfie de l’héroïsation, parce qu’elle a toujours quelque chose d’ambivalent, les héros d’hier peuvent être les fusillés de demain. Tu ne penses pas qu’il y avait surtout une critique sous-jacente du pouvoir dans l’acte d’un certain nombre de personnes qui applaudissaient les soignants ? Dans la mesure où on n’aurait pas applaudi les soignants s’ils avaient des horaires de travail normales, travaillaient dans des conditions satisfaisantes, n’étaient pas dans une situation indigne, difficile, au cœur d’une épidémie mal gérée par le gouvernement…Oui, mais il faut voir comment le pouvoir peut instrumentaliser cela. Quand Macron fait son discours de merde parlant de ce qu’on doit aux soignants, de l’Etat providence, etc, certains peuvent se faire duper, y compris parmi les soignants. A voir. Je ne suis pas complètement pessimiste, mais je n’ai pas un espoir fou. Mais le désespoir peut être une position de lucidité et d’action. Enzo Traverso a écrit La mélancolie de la gauche. Avoir un point mélancolique, ça peut être pas mal pour être lucide. Mais pas pour rester pétrifié, il faut chercher à faire changer les choses.
A l’hôpital on devrait arrêter de faire autre chose que du soin, la logique de soin devrait soumettre l’ensemble de l’hôpital. Et le soin ne doit pas être contrôlé seulement par les médecins, mais aussi par les usagers, les paramédicaux, etc. La démocratie sanitaire dont on nous a rebattu les oreilles, c’est de la merde, c’est du pipeau, c’est une démocratie représentative sanitaire. Et il faut en faire la même critique que celle qu’on fait les Gilets jaunes du système représentatif, qui est un système de pouvoir qui annihile les contre-pouvoirs. Il faut donc en finir avec la démocratie sanitaire de la séquence précédente, et créer des points de démocratie locale radicalement nouveaux. Et est-ce que vous commencez déjà à voir en psychiatrie une partie des répercussions du discours du pouvoir, et de l’expérience du confinement et du déconfinement sur la population ?On s’était dit d’emblée qu’en psychiatrie il y aurait plusieurs vagues, et que la pire des vagues serait qu’on ne fasse plus de psychiatrie, mais cette espèce de psychiatrie confinée, et que par conséquent les gens aillent de plus en plus mal, et qu’on ait ensuite une vague d’hospitalisations massives. Pendant plusieurs semaines, il y avait relativement peu d’hospitalisations. Et ça a flambé un peu avant le confinement. Parce que ça faisait plus d’un mois sans support de soin consistant, suffisant, étalé dans la semaine, ça faisait des trous, et les gens se sentaient abandonnés et seuls. Là, on a vu une recrudescence des gens en mal.
Quant à maintenant, c’est dur à voir, parce qu’on est encore dedans, mais ce qui est en train d’arriver, par exemple en Île-de-France, c’est qu’il n’y a quasiment plus de lits de psychiatrie disponibles à l’heure où je vous parle. Et à côté de ça sont revenus les tableaux excel, l’obligation de « remplir son activité » et toutes les folies de l’hôpital entreprise, qui s’aggravent. On était dans un moment d’indétermination, qui pouvait pousser à aller vers le mieux – l’hôpital pour les gens qui en ont besoin – ou le pire – le renforcement des réformes néo-libérales. Et on semble plutôt face à la deuxième possibilité, par exemple avec la mise en place de la tarification à l’activité pour la psychiatrie (la T2A psychiatrique).
Il faut aussi voir ce que ça a fait sur nous, qui travaillons. Un truc qui n’a pas été assez noté, et qui pour moi est lamentable, est que le 11 mai, le jour du déconfinement, était le jour où les gens retournaient au travail. C’est-à-dire que, plutôt que de favoriser un rituel de passage, de retourner voir ses proches, pour qui on s’est inquiété, qu’on n’a pas vus, parce que facetime ou les apéros Zoom ne remplacent pas le lien, on est retourné bosser. Il aurait fallu dire que non, on n’irait pas bosser, et qu’on irait d’abord voir ses proches, et prendre soin des gens autour de soi. C’est une expérience de folie collective, où on est soumis à la volonté d’un seul, parce qu’on ne sait pas pourquoi le 11 mai, c’est arbitraire, et ça n’est pas suffisamment questionné. Ca m’a d’ailleurs frappé, le 11 mai, la tension qu’il y avait dans les rues de Paris, les gens qui klaxonnaient, s’engueulaient, etc. Je me disais que c’était peut-être parce que tous étaient en train de rebosser dans des secteurs non-essentiels parce qu’un mec avait décidé que c’était le 11 mai qu’il fallait retourner travailler. Le 11 mai était le jour de l’arbitraire.
Mais dans une catastrophe, il y a le pire et le meilleur, je vous ai raconté l’histoire de la psychothérapie institutionnelle et de sa naissance pendant la seconde guerre mondiale, dans un contexte d’extermination et de famine. Ça doit nous aider à penser que l’auto-institution explicite de la société, comme dit Castoriadis, peut se faire dans n’importe quel moment. Tout est indéterminé, et c’est aussi une chance. Mais pas l’innovation, parce que l’innovation c’est de la merde. D’ailleurs, là où je travaille, on a considéré que le 11 mai c’était juste une échéance fixée par le pouvoir, mais qu’on allait continuer à s’auto-organiser, qu’on allait réaménager les choses à la marge jusqu’au 8 juin, voir comment les choses évoluent, puisque personne n’en sait rien et qu’il faut arrêter de se référer à des soi-disant boules de cristal qui en réalité sont opaques. Nous l’avons décidé avec les collègues, et je vois que cette affaire a aussi acté qu’on n’était pas obligé de suivre le calendrier officiel.
Mais on est dans un mouvement de creux, des soignants se préparent à la seconde vague, d’autres disent que si seconde vague il y a, alors il ne faudra pas compter sur eux. Ce mouvement de creux peut être un mouvement dépressif, un mouvement de résignation, un mouvement de colère, et j’espère que c’est la colère qui dominera sur la résignation. Les choses sont devant nous, je pense. Le printemps de la psychiatrie et le collectif de pédopsychiatrie du 19e arrondissement de Paris appellent d’ailleurs à une grève des données informatiques. Est ce que tu peux préciser ce dont il s’agit ?C’est une action très importante à faire vivre, diffuser et à soutenir à tous les niveaux possibles. Car c’est la meilleure façon de bloquer concrètement la machine, celle qui inféode les soins au fric. Comme disait une médecin du Collectif inter Hôpitaux lors de leur dernière conférence de presse, on assiste ’au retour des tableaux excel’ depuis quelques semaines.
Après la parenthèse du Covid où les professionnels se sont remis à goûter au fait de faire son métier. Les soignants doivent de nouveau justifier ce qu’ils font car c’est la logique gestionnaire qui soumet de nouveau les soins uniquement, c’est à dire soigner et pas en plus numériser. Cette action vient dans la suite d’une enquête militante sur les logiciels en psy qui montre bien que ces outils informatiques sont un carcan disciplinaire pour normer et faire plier les pratiques de soin. Des collectifs comme celui de la pédo-psy du 19e se déclarent en grève des données informatiques (https://blogs.mediapart.fr/collectifpedopsy75019/blog?page=1) en lien avec l’appel du printemps de la psy : opération déconnexion : halte au codage du soin.
Juste avant le Covid, il y a eu des rétentions de codage des actes pour bloquer la tarification de l’activité (T2A) à l’APHP. Ca a foutu un gros bordel avec des pressions des directions voire des chantage infamants. Il faut rompre avec cette logique où chacun compare ses chiffres et où la finalité du travail revient à avoir de bons chiffres plutôt qu’à faire pour le mieux avec les patients. Une conclusion, à propos de l’avenir, des marges de manœuvre et des luttes à mener ?Les soignants, notamment à l’hôpital général, ont retrouvé le sens de leur travail pendant le covid. C’est majeur, parce que retrouver le sens transforme les gens. Je pense que ça va radicaliser quelque chose chez ceux des soignants qui ne se mobilisaient pas beaucoup ou étaient dans des compromissions avec le pouvoir, les pousser à se dire qu’on peut vraiment faire notre travail. Après, la question va être : est-ce qu’on va encore une fois croire la parole donnée par le pouvoir ? Il doit d’abord faire un acte, offrir à tous les citoyens un système de santé sanctuarisé de toutes les logiques économiques et comptables puis augmenter les salaires et les effectifs, et après on pourra discuter. Sans cela, la colère ne s’apaisera pas et le pouvoir sera responsable de ce que cela produira.
Au-delà des discours et des théories, la France est en Europe l’une des championnes (si ce n’est la championne) en terme d’internements abusifs et de maltraitances psychiatriques. La psychiatrie française, et c’est notoire, a un bon demi-siècle de retard.