La fin du confinement semble encore loin mais déjà le gouvernement s’y prépare. Pour en faciliter la mise en place, la surveillance technologique est une option envisagée. Une application smartphone de traçage individuel (tracking), permettant d’identifier les personnes en contact avec les porteurs du Covid-19, est actuellement à l’étude au niveau européen et la France pourrait bien s’en saisir. Pour quelle efficacité et quel respect de la vie privé ?
Du ministre de l’Intérieur, qui avoue dimanche au 20h de France2 réfléchir à une application de tracking, aux élus de la majorité, qui s’élèvent le 7 avril contre cette atteinte aux libertés fondamentales, tout le monde est finalement d’accord. Il est évident que si une telle application est mise en place en France, « le respect de la vie privée et le consentement de la population seront strictement observés ». Reste à savoir dans quelle mesure tracking et vie privée restent conciliables. Dans quelle mesure, les louanges répétées de Christophe Castaner à la liberté individuelle dépassent le simple affichage politique.
Car, si la période de confinement française s’est jusqu’alors passée de tracking, à la différence d’autres pays comme Singapour ou la Corée du Sud, les récentes sorties médiatiques du ministre de l’Intérieur et du secrétaire d’État en charge du numérique laissent penser qu’il en ira autrement pour sa levée. D’ailleurs, bien que les options soient nombreuses en matière de surveillance, on peut avoir une idée de celle qui pourrait obtenir la préférence du gouvernement.
« En France, le plus probable serait qu’on opte pour une application dont le téléchargement serait volontaire et qui fonctionnerait grace au Bluetooth », avance Charles-Pierre Astolfi, secrétaire général du Conseil national du numérique (CNNum). C’est l’option qui a été retenue à Singapour. Alors que la ville-État n’avait pas encore décidé de confiner sa population, l’application Trace Together, librement téléchargeable, a permis aux utilisateurs conscients d’avoir contracté le Covid-19 d’alerter tous les autres utilisateurs croisés pendant les derniers jours dans un rayon d’environ deux mètres. Ainsi Singapour a pu limiter les déplacements non pas des seuls porteurs du virus mais également de ceux qui les ont côtoyés pour tenter de réduire la propagation du virus. « L’avantage de cette application, c’est qu’elle n’utilise pas la géolocalisation, qu’elle ne centralise pas ses informations sur une base de donnée, que celles-ci sont supprimées tous les 21 jours, et bien-sûr, qu’elle ne peut être installée que s’y l’utilisateur y consent », résume Charles-Pierre Astolfi. Ce modèle d’application, étudié en Europe par le consortium de chercheurs « PEEP-PT » pourrait ainsi faire office de solution miracle réconciliant sécurité et liberté. Est-il pour autant efficace et sans risque ? Rien n’est moins sûr. « L’application n’a pas empêché Singapour de se confiner le 7 avril », fait remarquer le secrétaire général du Conseil National du Numérique.
Une application efficace ?
Au 1er avril, Trace Together, le logiciel Singapourien avait été téléchargé un million de fois, pour une population totale de 5,7 millions de personnes « dans un pays où le taux de pénétration du smartphone est supérieur à celui de la France », ajoute Charles-Pierre Astolfi. Ces chiffres rappellent que sans téléchargement massif de l’application, le dispositif ne peut pas avoir de réelle efficacité. « Il faut une certaine confiance de la population envers ses dirigeants, ce dont le gouvernement actuel ne dispose pas forcément », observe Klorydryk*, membre de la Quadrature du net.
« Même s’il y avait un téléchargement massif en France, on n’est pas sûr qu’une telle application permette vraiment de limiter la propagation de l’épidémie, continue Charles-Pierre Astolfi, la revue Science a publié un article dans laquelle elle juge que le dispositif aiderait à détecter plus de malades… mais il est aussi possible qu’il conduise à isoler trop de gens inutilement et que cela revienne à confiner presque tout le monde. »
Enfin, le manque d’information sur le Covid-19 fait terriblement défaut. Dans quelle mesure les objets et les surfaces peuvent-elles transmettre le virus ? Jusqu’à quelle distance et pendant combien de temps considère-t-on qu’il y a eu un contact à risque ? Combien de temps est-on asymptomatique et contagieux ? Autant de questions sans réponses qui rendent certains paramètres de l’application trop aléatoires et réduisent considérablement son efficacité. « A l’inverse, l’application peut aussi donner un faux sentiment de sécurité aux gens qui n’ont pas été en contact avec des utilisateurs infectés et ainsi abaisser leur vigilance », conclut Charles-Pierre Astolfi du CNNum.
Rendre la surveillance acceptable
Si l’efficacité d’une application de tracking pour lutter contre le Covid-19 reste à prouver, les questions que cette technologie soulève chez les observateurs des questions de sécurité numérique ne manquent pas. Parmi elles : quid du code de cette application ? « Lorsque qu’un programme entend collecter des données personnelles, nous exigeons toujours la publication du code en source ouverte, cela permet de savoir comment fonctionne réellement l’application », détaille Klorydryk, de la Quadrature du net. Soucieux de donner des garanties de sécurité, le PEEP-PT, a pourtant bel et bien assuré qu’il publiera le code de la future application européenne de tracking. « Nous attendons de voir. A Singapour, les autorités qui en avaient fait la promesse, n’ont toujours pas publié le code de leur application », continue le militant de l’association de défense des libertés fondamentales sur le web.
L’association remet également en question la notion de consentement, qui, si l’application est mise en place, ferait office de garantie ultime du respect des libertés individuelles. « Dans un monde déjà hyper-connecté, mis sous tension par la crise sanitaire, comment seront accueillies les personnes qui refuseront d’utiliser l’application ? » explicite la Quadrature dans une tribune du 6 avril. La pression sociale exercée sur ceux qui refuseraient d’utiliser l’application viendrait ainsi largement fausser le consentement. « C’est aussi nous faire croire que la réponse à la crise sanitaire se trouve dans les comportements individuels, qu’elle dépend de nous, citoyens, alors que sa principale cause c’est la destruction du système de santé publique, qui est un choix politique de nos gouvernants », insiste Klorydryk.
La quadrature du net et le CNNum s’accordent sur un point : « Le risque, c’est aussi la banalisation des systèmes de mesure de soi, des technologies qui permettent de calculer l’activité humaine », prévient Charles-Pierre Astolfi. « La seule chose qui empêche actuellement l’État d’aller plus loin en matière de surveillance numérique, c’est le degré d’acceptabilité de la population. On ne met pas en place une nouvelle pratique tant qu’on pense qu’elle ne sera pas acceptée. Or il se pourrait bien que l’acceptation du tracking pendant la crise sanitaire, banalise des pratiques qui n’auraient jamais été possibles avant elle », soutient Klorydryk. Dans sa tribune du 6 avril la Quadrature synthétise d’une phrase lapidaire : « La Technopolice pourrait trouver dans cette crise sanitaire l’assise culturelle qui lui manquait tant. »
*Les membres de la Quadrature du net utilisent en grande majorité des pseudos, nous avons respecté cette pratique dans l’article.
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