Y a-t-il une vie après la mort de l’ultra-gauche ?

Par Charles Reeve

paru dans lundimatin#230, le 17 février 2020 Appel à dons Il y a deux ans, Charles Reeve publiait Le Socialisme sauvage. Essai sur l’auto-organisation et la démocratie directe dans les luttes de 1789 à nos jours (L’Échapée, 2018), un livre important (dont Lundimatin avait publié les bonnes feuilles) et qui cherche avec l’obstination ardente et modeste des courants perdants mais jamais perdus de l’histoire, la trace des chemins de l’émancipation.
Nous publions ici l’intervention de Charles Reeve lors du « Lundisoir » du 3 février dernier, où Serge Quadruppani l’avait invité à parler de l’ultra-gauche, son histoire, sa mort et ce qu’il est possible ou non d’en faire aujourd’hui.

Introduction, par Serge Quadruppani

Le 3 février, à la rencontre des Lundis Soirs de l’Echangeur, j’avais proposé comme thème : « À quoi peut bien servir l’ultra-gauche ? ». Charles Reeve, que j’avais invité à cette occasion à présenter son livre Le Socialisme Sauvage, apporte dans le texte ci-dessous des éclaircissements sur ce terme, son origine et son détournement par la rhétorique sécuritaire. C’est une rude et belle histoire que celle des révolutionnaires qui depuis les années 20 du siècle précédent furent qualifiés jusqu’à nos jours, tour à tour de « gauchistes » et d’ « ultra-gauches ». Ce dernier terme fut repris pour s’auto-désigner par des révolutionnaires d’après-68 désireux de se démarquer des léninistes, trotskistes ou maoïstes, alors traités de « gauchistes » par les staliniens et les médias. Avec le recul, on ne peut que le constater : ces courants avaient raison. Raison contre le stalinisme, l’URSS et son capitalisme d’Etat, contre les fausses routes du réformisme et du syndicalisme, contre la démocratie représentative. Il est d’autant plus triste de voir que certains groupes, issus de ces courants, ont eu le tort de sombrer dans un sectarisme minable au point de prendre de haut le mouvement des gilets jaunes, le plus grand mouvement d’insubordination collective en France depuis 1968. En fin de compte, ce à quoi peut nous servir de revoir avec Reeve (et la bibliographie qu’il cite in fine) l’histoire de ces courants, c’est aussi et peut-être surtout, de poursuivre l’élan qui a conduit des révolutionnaires à rompre avec la social-démocratie et son surgeon léniniste, pour se placer, définitivement, hors d’un arc parlementaire où « être de gauche » serait quand même toujours moins pire qu’« être de droite ». Qu’il s’agisse de l’impossibilité d’utiliser les institutions parlementaires et étatiques pour une transformation sociale réelle, ou de l’inanité de la morale du « moins pire » (et notamment lors des échéances électorales où de moins pire en moins pire, on ne cesse d’aller vers le pire), les quarante dernières années n’ont cessé de montrer la justesse des rejets qu’incarnaient ces courants. À quoi peut bien servir l’ultra-gauche ? À cela au moins : nous débarrasser des réalismes mortifères [1]

[1] Concernant les limites de l’ultra-gauche historique… .

SQ

À quoi peut bien servir l’ultra-gauche ? Par Charles Reeve

« À quoi peut bien servir l’ultra-gauche ? se demandait Serge Quadruppani dans son invitation à une causerie de Lundisoir du 3 février 2020. Et il ajoutait son intention d’« arracher ce mot à la rhétorique sécuritaire  » pour retrouver « dans la réalité historique qu’il incarne, une charge subversive pour aujourd’hui. »

De façon quelque peu provocatrice, j’avais commencé par dire que le mot « ultra-gauche  » ne sert à rien aujourd’hui au-delà de sa rhétorique sécuritaire. Ceci étant, je voudrais préciser ma pensée et revenir ici à l’Histoire et au parcours agité au cours duquel ce mot a gagné un contenu politique en rapport avec des courants du mouvement social, avant de disparaître et de ré-émerger comme une notion vague et imprécise à l’usage des écoles de police et des journalistes du café du commerce.

Comme Serge l’a rappelé, Lénine, dans sa lutte contre les courants communistes opposés aux intentions hégémoniques du parti bolchevique, avait, il y a un siècle, commis un court texte contre Le gauchisme, maladie infantile du communisme. Le but, plus ou moins avoué par ce remarquable tacticien de la révolution politique, était de soumettre toutes les énergies des partis communistes d’Europe et d’ailleurs à la ligne des grands frères russes. Pour l’essentiel, le désaccord portait sur la question de l’action et des alliances parlementaires et sur l’activité au sein des grands appareils syndicaux contrôlés par les social-démocraties en Europe occidentale. On assistait là au début de la « nationalisation » des courants communistes selon le modèle du nouvel État soviétique. Significatif, au même moment, les soviets (conseils) étaient en passe d’être soumis par la force à ce même État et à sa nouvelle caste bureaucratique. Pour Lénine, le diagnostic de la maladie des oppositionnels était sans appel : immaturité, attitude infantile. Sollicité pour traduire le texte en anglais, l’anarchiste nord-américain Berkman — lequel à ce moment-là soutenait encore l’action des bolcheviques non sans de forts questionnements — déclina, sauf si on l’autorisait à écrire une note introductive. Demande irrecevable, cela va sans dire…

Les « gauchistes » furent ainsi les premiers opposants à être écartés dans cette soumission des divers courants communistes aux intérêts du nouvel État russe, processus de normalisation qu’on appellera la « bolchevisation » des partis communistes. Celles et ceux qui s’y opposèrent, eurent beau souligner — comme ce fut le cas du poète révolutionnaire hollandais Herman Gorter — l’absurdité de l’application des tactiques volontaristes et dirigistes du parti russe aux sociétés de l’Europe développée, ils se trouvèrent marginalisé-e-s. Des personnages reconnus et respectés du mouvement révolutionnaire européen comme le même Gorter, Silvia Pankhurst, Anton Pannekoek, Otto Rühle et d’autres, virent leur pensée taxée d’infantilité. Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, assassinés très tôt par des mercenaires au service de la social-démocratie, purent être récupérés comme icones inoffensives, rendues lénino-compatibles. Mais ce nettoyage des courants radicaux au profit du parti hégémonique de modèle léniniste ne suffisait pas.

Les années vingt du siècle dernier ont vu s’étendre l’ébullition révolutionnaire et il s’avéra nécessaire de nettoyer aussi à l’intérieur des partis eux-mêmes. Ce fut la tâche grandiose de Staline et de ses fidèles, lesquels fidèles seront ensuite, à leur tour, broyés par la machine de terreur du parti unique.

En Allemagne, au milieu des années 1920, le difficile processus de bolchévisation du parti communiste allemand s’accompagna de changements constants de ligne politique, surtout dans les rapports avec le frère ennemi, la social-démocratie. Front unique ou opposition frontale, les cadres et les militants peinaient à suivre, les tendances se faisaient et se défaisaient, toujours en rapport avec la vie du parti russe. Dans ce véritable tourbillon, la contre-révolution national-socialiste prit forme et développa une dynamique de conquête des esprits perdus, désorientés par la période. C’est ainsi qu’en mai 1926, lors d’une énième lutte de tendances, Boukharine intervint pour exclure un courant de la gauche du parti allemand, animé, entre autres, par le brillant philosophe et militant Karl Korsch. D’après le pitoyable Boukharine, lui-même future victime de Staline, les exclus ne comprenaient pas la tactique de « conquête des masses », en l’occurrence une alliance momentanée de front unique avec les socialistes et, surtout, sous-estimaient l’importance du travail d’entrisme dans les grands syndicats réformistes qu’il fallait conquérir. Les hérétiques bataillaient pour le dépassement de la séparation entre action syndicale et politique par la création d’organisations unitaires de base, sorte de comités d’action, et exprimaient une vive méfiance envers le parlementarisme. Cette orientation renouait avec les exclus du mouvement communiste de la première heure, les communistes de gauche — c’est à dire les « gauchistes » de l’époque — qui avaient joué en Allemagne un rôle important pendant les deux années de la révolution de Novembre 1918. Pour les nouveaux pestiférés, les officines du Komintern inventèrent un nouveau concept : « déviation d’ultra-gauche ». Nous y sommes. Cette fois-ci, il ne s’agissait pas d’épurer autour du parti, mais au sein du parti lui-même, d’où l’usage du mot « gauche », les membres du parti communiste étant, par définition, LA gauche. Parenthèse qui éclaire la suite, les oppositionnels de la première heure au courant bolchevique ne se réclamèrent plus de cette notion d’« ultra-gauche », qui était à l’époque associée aux luttes de tendance à l’intérieur des partis léninistes.

Un saut dans l’histoire et nous retrouvons, dans les années 1960, les méthodes du Komintern dans le combat virulent et violent mené par les partis communistes contre les mouvements radicaux qui s’étaient appropriés les idées d’action directe antiparlementaire du communisme non-autoritaire, de matrice marxiste aussi bien qu’anarchiste. On y reprenait, mot pour mot, la formulation de Staline, les nouveaux « gauchistes » n’étaient que des aventuristes et des provocateurs sociaux-démocrates qui avançaient masqués par une phraséologie révolutionnaire. Le PCF a excellé dans cette pratique ; il suffit d’exhumer les textes et interventions des chefs communistes français contre les pratiques de l’esprit de Mai 68 pour en être fixé. Des fonctionnaires tel l’oublié Jacques Duclos — redoutable agent gaulois des basses œuvres du pouvoir russe — se distinguèrent alors dans la tâche de zélés procureurs anti-gauchistes.

À la faveur du puissant mouvement social, le « gauchisme » de Mai 68 gagna, pour une courte durée, des contours relativement plus précis que la notion d’« ultra-gauche », momentanément oubliée. Le mot de « gauchisme » recouvrit l’esprit subversif du moment, centré sur des aspirations qualitatives contre les revendications quantitatives, compatibles avec la perpétuation du vieux monde. Il exprimait une alternative au marxisme-léninisme classique et mettait en relief les pratiques de lutte dépassant les organisations traditionnelles et se revendiquant de l’auto-organisation et de l’autogouvernement. Avec le reflux, il fut réduit et associé aux seules variantes grises de la politique léniniste non « soviétique », trotskismes et maoïsmes. Puis, suite à l’effondrement des régimes de communisme d’Etat, l’expression « gauchisme » fut ensevelie dans les gravats du mur de Berlin et tomba dans l’oubli.

C’est alors que, paradoxalement, le mot d’« ultra-gauche  » est revenu en usage, dans des milieux confidentiels et parfois sectaires, avec un contenu vague, englobant des tendances aussi diverses qu’antagoniques, de l’hyper-léninisme bordiguiste aux courants anarcho-communistes plutôt issus de la sphère libertaire. Il s’agissait, pour l’essentiel, des courants à gauche de l’extrême-gauche léniniste classique. Ce ne fut qu’un bref passage. Progressivement intégré dans le discours sécuritaire des Etats, le mot en est venu à évoquer les divers groupes avant-gardistes de la lutte armée, de matrice majoritairement léniniste. Le mot « ultra-gauche  », qui avait été élaboré dans l’école de cadres du parti staliniste des années 30, finit par reprendre une deuxième vie dans les écoles de police où l’on cherchait frénétiquement à cataloguer toute activité politique s’orientant vers le dépassement de l’action légaliste, institutionnelle. D’une façon ou d’une autre, et malgré les motivations de celles et ceux qui s’en réclamaient, la notion devint associée à la marginalisation et à la criminalisation de minorités extrémistes, elle fut utilisée par les appareils sécuritaires dans l’univers du socialisme autoritaire aussi bien que dans celui du capitalisme. Aujourd’hui, le mot est volontiers utilisé par les défenseurs de l’ordre contre les camarades énervés de l’état du monde et il structure invariablement la méthode utilisée dans les cabales policières, parfois au risque du ridicule.

Arrivés à ce point, revenons à la question de départ : le mot garde-t-il une « charge subversive » pour aujourd’hui ?

Les réalités des années au cours desquelles ces notions de « gauchisme » et d’« ultra-gauche  » ont vu le jour ne font plus partie de notre présent. La notion d’« ultra-gauche » est particulièrement datée, d’autant qu’elle était déjà à l’origine chargée d’imprécision et de confusion, dont témoigne la présence même du mot « gauche ». Ces mots, notions et concepts répondaient à des questions posées par le mouvement social du passé, et ne sont plus opérationnels aujourd’hui ; ils appartiennent au passé et il est inutile de vouloir lesrestaurer, leur donner un nouveau contenu, au risque de produire des dogmes et du sectarisme.

Feu-George Steiner commenta un jour une phrase de Marx — dont il louait par ailleurs la pensée — en disant que, finalement, l’humanité se pose bien des questions pour lesquelles elle n’a pas de réponse. Certes, mais peut-être bien que Marx renvoyait à des questions posées au sens pratique, concret. Autrement dit, ce n’est que lorsque des questions se posent dans la lutte sociale, alors que la pensée devient force collective, que la réponse se construit déjà.

Avec le bouleversement constant des formes d’exploitation, le capitalisme transforme la société, introduit de nouvelles formes de pouvoir et de domination. Les questions soulevées par la lutte de classes demandent des réponses nouvelles. Ce qui ne veut pas dire qu’on puisse se passer des acquis du passé, positifs et négatifs. Ainsi, « l’importance du passé, tient à ce qu’il permet de tirer des leçons de nature à éclairer l’avenir » (A. Pannekoek).

Des mêmes circonstances qui virent la naissance de ces notions politiques, aujourd’hui caduques, ressurgirent aussi des acquis, des valeurs, des principes de lutte et de pensée qui vont garder un intérêt aujourd’hui, pour la construction d’une réflexion de subversion consciente du monde. L’acquis émancipateur nous parle tout particulièrement. En voici un exemple. Il y a un siècle précisément, Anton Pannekoek — un de ces penseurs révolutionnaires taxé de maladie infantile par le maître du parti bolchevique — se questionnait déjà sur les causes de la passivité et de la faiblesse des exploités. Il faisait remarquer que tant qu’on accepte comme chemin facile celui où les autres agissent à notre place, c’est que nous sommes perdus, donc perdants. Il identifiait les causes comme étant celles des dommages du parlementarisme et du syndicalisme — organisation façonnée sur le modèle de l’État, devenue un corps étranger à ceux qui l’avaient créé et fait vivre. Cela nous le vivons toujours aujourd’hui en direct, preuve, s’il en est, que la question était bien posée même si elle n’a toujours pas trouvé une réponse concrète.

Alors même que les idées qui animent les nouvelles mobilisations et mouvements contestent la politique de représentation actuelle et le monde marchand inégalitaire, force est de constater que nous continuons à être pollués par des projets cuisinés en chambre, assaisonnés au goût traditionnel — recettes qui se soumettent aux vieux principes de séparation, aux rapports marchands de la production et de la vie, et qui proposent de gâcher des énergies dans le ravalement des formes d’organisation, dites « réalistes », de la vieille représentation et la démocratie qui va avec. Bref, des projets irréalisables de revitalisation d’institutions qui, depuis plus d’un siècle, ont paralysé les énergies de la contestation. Rosa Luxemburg fit elle-même ce constat lorsqu’elle entama sa rupture avec la vieille social-démocratie marxiste incapable de déceler ce qu’il y avait de nouveau dans les mouvements spontanés et autonomes du début du siècle dernier. C’est pourquoi, en nous positionnant à l’écart de cette lassante répétition, nous refusons de laisser de côté ces courants « sauvages » du passé, minoritaires certes mais porteurs et expression de l’effort émancipateur créateur.

Lorsque, en 1918, les chefs de la social-démocratie allemande furent surpris par l’ampleur du mouvement spontané de formation de conseils dans l’ensemble de l’Allemagne, dans les unités militaires, les entreprises, au niveau local, ils se pressèrent de le classer comme un mouvement de « socialisme sauvage ». Ils faisaient ainsi écho à l’idée centrale du parti marxiste selon laquelle seule une organisation d’avant-garde, bâtie sur le modèle de l’État qu’elle était censée conquérir, possédant le savoir du projet socialiste, pouvait mener « les masses » vers l’avènement d’une société non capitaliste. Pourtant, depuis le début du siècle déjà, tous les signes indiquaient que les exploités rompaient les rangs de la soumission aux organes de direction et prenaient en main leurs destins. Les grèves générales et de masse en Europe occidentale, la révolution russe de 1905 et la formation de soviets, les deux révolutions russes de 1917 avaient ouvert l’ère des mouvements émancipateurs et des révolutions. Mouvements spontanés, dans le sens qu’ils avaient créé l’inattendu, rendu possible ce qui qui semblait rationnellement et bureaucratiquement impossible, créateurs d’autogouvernement par l’auto-organisation. Un retour inespéré au débat central de la première Internationale lorsque Bakounine avait critiqué avec clairvoyance — et dans un langage qui était celui de son époque — , l’ « idée théologique, métaphysique et politique, que les masses, toujours incapables de se gouverner, devront subir en tout temps le joug bienfaisant d’une sagesse et d’une justice qui, d’une manière ou d’une autre, leur seront imposées d’en haut. » Idée qu’il nomma « le principe d’autorité  ». L’émergence du courant radical du syndicalisme-révolutionnaire en Europe et aux États-Unis, les premières grandes fractures d’opposition dans le corps massif de la social-démocratie, la prééminence prise par la tendance volontaire bolchevique au sein du parti russe, furent diverses expressions concrètes, politiques, de ces bouleversements. Elles marqueront le siècle et inciteront les classes dirigeantes à engager leur normalisation par la répression et la barbarie guerrière.

En Russie, la victoire de la révolution a durablement déstabilisé l’équilibre européen des anciens pouvoirs, entraînant en Allemagne l’effondrement de l’union sacrée dans laquelle la social-démocratie s’était engagée avec le militarisme capitaliste. Ce fut l’élargissement de la révolution. Le bolchévisme, nous l’avons dit, s’était aussi démarqué du « socialisme sauvage des soviets » qui allait à l’encontre de leur conception dirigiste. Mais, au contraire de la social-démocratie allemande, les bolcheviques ont suivi le mouvement réel, l’ont soutenu dans un premier temps, s’en sont servi comme tremplin pour ensuite l’étouffer dans le sang et s’assurer finalement l’hégémonie dans le nouvel État.

Sur les cendres et les cadavres des révolutions russes et allemande, dans les interstices des forces irrationnelles de la contre-révolution qui montaient et de celles du totalitarisme russe en construction, les courants « infantiles » critiqués par Lénine et les siens, tentèrent de s’élever au-delà de la défaite, dépassant une position strictement négative pour affirmer des propositions positives et créatrices en partant de l’expérience des conseils, en Russie et en Allemagne. Ce qu’ils appelèrent « le système des conseils » fut un cadre émancipateur de réorganisation de la société, critique de l’égalité formelle mais aussi vigilant de toute formulation fétichiste tendant à présenter les conseils comme LA forme enfin trouvée de la société nouvelle. Convergeant avec des courants du communisme anarchiste, ces radicaux échafaudèrent, à partir des expériences de l’époque, un système de réorganisation de la société fondée sur des principes de production et de distribution non marchands. Ce système imparfait et à maints égards discutable, avait le mérite de s’opposer à tous les schémas bureaucratiques du socialisme autoritaire, vertical et bureaucratique. Ce système était fondé sur l’opposition aux séparations, où le rapport invisible entre forme et contenu niait toute fétichisation organisationnelle. Le système des conseils était, dans l’esprit des communistes de conseils qui étaient allés le plus loin dans la réflexion, une forme d’organisation sociale fondée sur un esprit de lutte autonome et indépendant. Le principe qui y était associé reste, jusqu’à preuve du contraire, recevable : la démocratie directe, l’auto-gouvernement peuvent bien échouer, s’embourber dans des formalismes paralysants, mais sans l’exercice le plus large, conscient, de la souveraineté des intéressés, on ne peut pas prétendre à la reconstruction de la société.

Quelques décennies plus tard, au cours de la révolution espagnole de 1936 et des expériences des collectivités, puis de la révolution hongroise des conseils de 1956, dans les expériences de gestion collective et d’occupations de la révolution portugaise de 1974, on retrouva l’ardue recherche de ce chemin. Les préoccupations d’égalitarisme, la critique de la représentation permanente, le rejet de la politique, sont désormais présentes à chaque fois qu’un mouvement social ose s’attaquer à l’ordre ancien.

Nous vivons dans une période où le combat pour se passer des émancipateurs professionnels, de la politique, a pris le devant. C’est bien là l’esprit de toutes les manifs de tête, révoltes des laissés pour compte et diverses oppositions collectives au modèl libéral de société. Pourtant, on butte sur l’héritage d’un passé marqué par la facilité de la représentation et qui nous a amené là où nous en sommes, faibles. Avec des contradictions, des reculs et des incertitudes, on cherche des principes nouveaux pour s’élever, continuer. La question n’est pas encore posée dans toute son ampleur dans les consciences et dans l’action collective des intéressés. Et c’est sans doute pourquoi les réponses peinent à se construire, apparaissent seulement de façon embryonnaire.

Tout cela peut paraître bien imprécis. Le retour à l’Histoire est parfois aride et il arrive qu’il trouve difficilement un écho dans le présent. Mais, pour combattre la confusion, la démoralisation et la mollesse, nous reste-il une autre alternative ? Ou faut-il se plier à la triste rengaine des recettes du « faute de mieux », où on emballe le vieux dans des parures de « réalisme » et de « responsabilité » ? Les apports d’un passé hérétique récent ne sont pas si loin de nous. Pour peu qu’on les approche avec un regard critique, ils peuvent nous servir face à un capitalisme qui ne cesse de bouleverser les conditions de la vie et d’accumuler les nuages noirs de la barbarie. Ils portent l’esprit frais du projet des égaux, un avenir possible.

Alors, laissons les ravalements de l’« ultra-gauche » aux intervenants des écoles de police et de journalisme et donnons-nous des buts plus exigeants pour continuer à brandir l’arme de la critique.

J’ai développé le fil de ces pensées dans Le Socialisme sauvage — Essai sur l’auto-organisation et la démocratie directe dans les luttes de 1978 à nos jours (L’échappée, 2018). Dans le même esprit, je suggère aussi la lecture de :

  • Anton Pannekoek, Les Conseils ouvriers (Spartacus),
  • Paul Mattick, La révolution fut une belle aventure (L’échappée),
  • Voline, La Révolution russe (Libertalia),
  • Oskar Anweiler, Les Soviets en Russie (Agone),
  • Rudolf Rocker, Piotr Archinov, Valevsky, Efim Yartchouk, Nestor Makhno, Les anarchistes russes, les soviets et l’autogestion (Spartacus),
  • Pierre Dardot et Christian Laval, L’Ombre d’Octobre (Lux),
  • Gustave Landauer, L’Appel au socialisme (La lenteur, 2019),
  • Gabriel Kuhn, Tout le Pouvoir aux conseils [choix de textes] (Les Nuits Rouges),
  • Renaud Garcia, Pierre Kropotkine et l’économie par l’entraide (Le passager clandestin, 2019),
  • Henk Canne Meijer, Les conseils ouvriers en Allemagne, 1918, 1921 (Echanges et Mouvement, 2007).

Pour un retour décapant sur les « marxismes » et les critiques du capitalisme on se fera un plaisir de lire ou relire les titres suivants :

  • Maximilen Rubel, Marx critique du marxisme (Payot),
  • Karl Korsch, Karl Marx (Ivrea),
  • Paul Mattick, Marxisme, dernier refuge de la bourgeoisie ? (Entremonde, 2011).

[1] Concernant les limites de l’ultra-gauche historique pour aujourd’hui, on peut lire un article que j’avais écrit en 2011 pour la défunte revue Article 11 et dans lequel on ne sera pas étonné (ainsi avance l’histoire, en crabe) de voir en introduction une allusion à un mouvement contre la réforme des retraites (c’était en 2010 !) : http://www.article11.info/?Il-va-falloir-imaginer-la-suite

https://lundi.am/Y-a-t-il-une-vie-apres-la-mort-de-l-ultra-gauche

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