« Devant l’insuffisance
et l’impuissance des discours critiques de ceux qui se disent hostiles
au cours actuel des choses », face à une contestation « prisonnière de
l’idéologie du progrès », Matthieu Amiech et Julien Mattern prennent la
plume et invitent la gauche à s’affranchir enfin du « mythe du
progrès ».
Ils reprochent aux manifestants contre
la réforme (« nom de code pour « démolition » ») du régime des retraites
par répartition, de mai-juin 2003, d’avoir manqué d’audace, se
contentant de revendiquer un capitalisme « à visage humain » sans aller
jusqu’à la critique du travail salarié. Alors que ce projet politique
s’inscrivait dans l’approfondissement de « l’emprise de l’économie sur
la société, par la mise à bas de toutes les protections hérités des
compromis sociaux de l’après-guerre, tout en créant de nouvelles sources
de mise en valeur du capital (principalement le financement des
pensions de vieillesse, et la santé) ». Ils analysent les discours des
économistes de gauche, fascinés par « l’opulence marchande et
industrielle », incapables de se demander sur quoi elle repose, et pour
qui, tout en se présentant comme des anticapitalistes radicaux, la
croissance reste une solution aux problèmes de nos sociétés et le
progrès social demeure indissociable du développement des forces
productives. Les auteurs montrent que les gains de productivité ont été
sources de déqualification et de dépossession dans l’industrie, de
dénaturation et de déshumanisation du travail dans les services, de
dévastation du monde rural dans l’agriculture. Déclarations et écrits de
nombreux penseurs sont longuement cités, démontrant l’adhésion
systématique à la « mythologie progressiste » et son impasse, ce qui
permet également aux auteurs de préciser leur propre pensée :
« L’ingéniosité technique et la mécanisation peuvent être bénéfiques,
pour peu qu’elles soient (et puissent être) mises au service de fins
consciemment et librement déterminés par les hommes en société.
C’est-à-dire dans des conditions exactement opposées à celles que nous
connaissons aujourd’hui. » L’État social n’est qu’un « dispositif de
compromis », défendable seulement comme « rempart contre l’anomie et le
chaos complets, comme un point d’appui (de plus en plus) provisoire en
vue de réaliser autre chose ». À force de vouloir socialiser le
capitalisme, les réformistes risquent de nous éloigner de « l’idéal d’un
monde libre ».
Lors de ce mouvement de contestation de 2003, l’absence des étudiants et des lycéens, leur silence assourdissant, interrogent. Matthieu Amiech et Julien Mattern attribuent ce désengagement à la « dissimulation des rouages d’un système de plus en plus complexe et immaîtrisable », toutes les médiations techniques ayant pour effet d’éloigner de nous « les nuisances sur lesquelles repose la « facilité » de la vie moderne », à l’irresponsabilité individuelle et collective devant les conséquences de nos actes quotidiens les plus banals. Les partisans du Progrès refusent de prendre au sérieux les effets catastrophiques de la dissolution des communautés locales (villages, quartiers,…) et jugent « plus ou moins fascisantes », en tout cas rétrogrades, les idées d’autonomie économique et de production locale. Les auteurs prennent le temps de clarifier leurs points de vue autant que leurs accusations, reconnaissant la pertinence d’une partie des analyses qu’ils jugent surtout frileuses et insuffisantes dans leurs conclusions. Leur critique d’Internet, que les militants de gauche refuseront de remettre en cause, est particulièrement intéressante. Ils considèrent que le « réseau des réseaux » est plus un « moyen d’approfondissement de l’emprise de l’Économie sur l’existence quotidienne » qu’une « arme dans la lutte contre l’Empire du Mal ». « Le diable de l’économie autonomisée ne pourra être ramené dans sa boîte que sur la base d’échanges majoritairement locaux, fondés sur des liens qui ne relèvent pas seulement ou pas principalement de l’intérêt économique. » L’exemple le plus sidérant de ces critiques partielles voire schizophréniques est peut-être celles à l’encontre de l’implantation des antennes-relais qui s’abstiennent d’évoquer l’usage du portable lui-même.
Matthieu Amiech et Julien Mattern constatent et regrettent qu’un certain nombre de penseurs aient été oubliés.
Guy
Debord et Herbert Marcuse avaient parfaitement théorisé « la
dialectique diabolique de l’affaiblissement des individus au profit d’un
appareil de production de plus en plus puissant, démesuré, et
incontrôlable », et fort justement pointé « le rôle de la consommation
marchande comme compensation illusoire, restitution dégradée de ce que
l’on cède au système économique, en acceptant un salaire en échange de
notre participation à la production de masse ».
La gauche de la gauche qui se réclame pourtant de Marx semble « amnésique des leçons de base du Capital :
tant que l’on considère comme naturelle et souhaitable la mise en
équivalence de toutes sortes d’activités humaines par l’argent, il est
inévitable que l’échange de biens et services ne soit que le prétexte à
transformer de l’argent en plus d’argent ».
Hannah Arendt, « citée,
célébrée, mais mise au service de la pensée molle », analysait « le
nazisme non pas comme revanche de la politique sur le technicisme
gestionnaire, mais comme « société totalement administrée, achèvement
(et paroxysme insoutenable) du technicisme gestionnaire ». Sa critique
vigoureuse de la science mettait en accusation l’époque moderne,
coupable d’avoir réservé le droit d’agir aux seuls scientifiques. Dans
son Essai sur la révolution, elle considérait les Conseils ouvriers de Budapest comme une réhabilitation de la délibération et de l’action politiques.
L’École
de Francfort fait l’objet d’un dédain profond tandis que Jacques Ellul
et Bernard Charbonneau sont méconnus voire occultés.
Revendiquant l’autonomie et la réappropriation comme questions centrales, Matthieu Amiech et Julien Mattern citent Ingmar Granstedt qui montrait qu’en restreignant progressivement ses dépenses dans de nombreux domaines de l’existence individuelle et sociale, de façon à réduire rapidement sa dépendance vis-à-vis du travail salarié, on pouvait, en deux ou trois ans, « entreprendre collectivement le démantèlement des secteurs industriels les plus inutiles et les plus nuisibles ». Le problème ne relève que marginalement d’un déficit de connaissances et certainement pas d’un déficit technologique. « Le problème est avant tout que nous vivons dans un monde où, de fait, les processus engendrés par l’activité humaine dépassent toute mesure et toute représentation humaine. Ils échappent donc à toute maîtrise, et la fuite en avant technologique ne fait qu’aggraver cette démesure et cette inintelligibilité. C’est justement ce décalage qui confère encore, par défaut, leur légitimité aux experts patentés, censés jouer le rôle d’éclaireurs et de guides dans ce monde obscur qui constitue notre quotidien, seuls habilités à parler au nom de l’Intérêt Général parce que soi-disant au-dessus de toute influence particulière et de toute sensiblerie populaire. » Pourtant, les effets nocifs de l’amiante sur la santé été signalés dès 1906 mais l’utilisation de cette substance ne fut interdite qu’en 1997, par exemple. « La rupture ne viendra donc jamais d’un quelconque plan d’urgence décidé par les experts. » « Critiquer les nuisances écologiques et la croissance sans critiquer la dépossession de l’individu par la société, et sans vouloir en inverser le cours n’a pratiquement pas de sens. » Le seul projet politique pertinent et vraiment raisonnable de nos jours est « la fin de la civilisation occidentale et du système technicien qu’elle a produit, plutôt que la fin de l’espèce humaine à laquelle elle conduit » (François Partant), « l’effondrement volontaire de l’économie de concurrence généralisée ». Mais ce qui le rend difficilement concevable pour beaucoup de citoyens de gauche, c’est qu’il est nécessairement destiné à être mené sans l’État ». Le problème est donc d’ordre culturel puisqu’il s’agit d’admettre que nous avons besoin d’une autre manière de vivre. Nous devons réapprendre à faire de la politique, à discuter en collectivité des besoins et des aspirations de chacun, des règles que l’on veut se donner pour vivre ensemble.
Si en quinze ans certaines prises de conscience ont sans doute bougé, certaines lignes un peu frémi, le lourd constat de Matthieu Amiech et Julien Mattern demeure globalement pertinent. En ces temps de mobilisations quasi générales, la lecture de ces mises en garde nous paraît indispensable, même si certains dépassement des écueils désignés ici, existent.
LE CAUCHEMAR DE DON QUICHOTTE
Sur l’impuissance de la jeunesse d’aujourd’hui
Matthieu Amiech et Julien Mattern
178 pages – 15 euros
Éditions Climats – Collection Sisyphe – Castelnau-le-Lez – Septembre 2004
LE CAUCHEMAR DE DON QUICHOTTE
Retraite, productivisme et impuissance populaire
192 pages – 12 euros
La Lenteur Éditions – Castelnau-le-Lez – Décembre 2013
De Matthieu Amiech :
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