Durée de lecture : 5 minutes 10 février 2020 / Propos recueillis par Hervé Kempf
La juriste Valérie Cabanes nourrit ses réflexions intellectuelles d’une riche expérience de terrain. Elle a choisi le droit comme arme contre la disparition du vivant, notamment en défendant la reconnaissance pénale du crime d’« écocide ».
Valérie Cabanes est juriste en droit international. Après avoir mené de nombreuses missions sur le terrain à travers le monde, elle s’est investie dans la reconnaissance du crime d’« écocide ». Elle est aussi présidente d’honneur de l’association Notre affaire à tous, qui a lancé une pétition massivement signée contre l’inaction climatique de l’État français. Elle a écrit Homo natura (Buchet-Chastel, 2017) et Un nouveau droit pour la Terre (Seuil, 2016). Dans cet entretien, elle raconte son parcours plein de rebondissements, et explique en quoi la reconnaissance du crime d’écocide est un enjeu fondamental.
Valérie Cabanes a toujours été globe-trotter, à la suite de ses parents, qui l’ont emmenée au Maroc, en Inde, au Sri-Lanka et en Indonésie quand elle était enfant et adolescente. Elle raconte ensuite qu’à vingt ans, elle s’est engagée dans la solidarité internationale en suivant la formation de l’école BioForce, à Lyon. Se sont ensuite enchaînées les missions au Burkina Faso, au Pakistan, à la frontière de l’Afghanistan — « ce fut une des plus belles périodes de ma vie », au contact d’un peuple afghan attachant par sa « sincérité, sa finesse d’esprit, son humour proche du nôtre, ses valeurs » (4’20’’). Un parcours qui n’était pas sans périls, comme en Ouganda, en 1995, quand elle a été prise en otage, « un flingue braqué sur la tempe » (7’35’’).
C’est dire que Valérie Cabanes n’est pas une intellectuelle nourrie seulement de livres : elle a tiré son goût du droit de son expérience de terrain. En 2000, « rentrée en France, j’ai voulu mettre des mots et des concepts sur ce que j’avais vécu ». Elle a alors repris des études en se formant en droit international. Puis s’est engagée aux côtés des peuples autochtones bafoués par les compagnies multinationales : d’abord avec les Inuits du Québec luttant contre un barrage hydroélectrique géant (20’35’’), puis avec le cacique Raoni contre le barrage de Belo Monte au Brésil.
« Nous ne pourrons pas survivre sans maintenir la vie sur Terre »
C’est à ce moment, vers 2012, qu’elle a entendu parler du concept d’« écocide », formulé par l’avocate irlandaise Polly Higgins. À partir de là, avec d’autres juristes, elle a travaillé à la définition de ce nouveau crime contre l’environnement, et pour qu’il soit reconnu par la Cour pénale internationale, qui peut poursuivre nommément des responsables de crimes graves contre l’humanité. L’enjeu : que le crime contre l’environnement, l’écocide, soit reconnu comme un crime en soi (30’10’’).
« Aujourd’hui, explique Valérie Cabanes, tout le droit de l’environnement est anthropocentré, défini seulement par rapport à l’humain. Mais cette échelle de normes n’est plus satisfaisante pour les générations futures. Il nous faut reconnaître que nous avons des liens d’interdépendance avec le reste du vivant. Nous ne pourrons pas survivre sans maintenir la vie sur Terre » (31’40’’). Et « si l’on ne reconnaît pas aux éléments de la nature leur droit à exister, à se régénérer, à évoluer, nous sommes dans une situation où nous ne pourrons plus garantir les droits des humains » (32’40’’). Donc, il faut être en mesure de poursuivre les atteintes graves aux « communs planétaires, qui doivent être reconnus en droit pour leur valeur intrinsèque ».
L’écocide ? Faire franchir les limites planétaires
Pour faire avancer la reconnaissance concrète du crime d’écocide, Valérie Cabanes s’appuie sur le concept des « limites planétaires » : il a été posé en 2009 par une équipe de 26 chercheurs sous la direction du Suédois Johan Rockström et de l’Australien Will Steffen. Les « limites planétaires » définissent neuf processus régulant la stabilité de l’écosystème Terre : la diversité biologique, le climat, l’acidité des océans, les forêts, les apports d’azote et de phosphore aux sols et aux océans, la quantité d’eau potable, la couche d’ozone stratosphérique, la composition de l’atmosphère et le bon état général de la chaîne alimentaire.
C’est une vision écosystémique du monde qu’il faut traduire en droit (41’30’’). Ces limites sont des caractères objectifs et chiffrables sur lesquels le juge pourra s’appuyer pour définir la commission d’un écocide. L’enjeu concret est de « contraindre et réguler l’activité des grands pollueurs et de ceux qui les aident », en faisant porter une responsabilité pénale à des personnes physiques, notamment des dirigeants de grandes entreprises. On discute par exemple du cas de Total.
« Des patrons me disent : “On a besoin de ce cadre normatif.” Parce qu’aujourd’hui, il n’y a aucun moyen de s’opposer aux actionnaires. » Mais il faudrait aussi pouvoir poursuivre des dirigeants politiques — Bolsonaro, Trump, Morrison (le Premier ministre australien), voire Macron. Mais aussi les banques, qui ont une responsabilité énorme : « Quatre banques françaises émettent 4,5 fois plus de CO2 que toute la population française » (53’00’’).
« Reconnaître aux biens communs planétaire le droit d’exister par eux-mêmes »
Enfin, Valérie Cabanes explique l’utilité de reconnaître la personnalité juridique à des éléments de la nature, comme des forêts, des rivières ou des montagnes : « Reconnaître l’atteinte aux biens communs » — par l’écocide — « sous-entend de reconnaître leur droit à exister par eux-mêmes sans faire de lien avec des victimes humaines » (58’40’’). Une forêt est vivante, une rivière est vivante (1 h 02’10’’) : « Les peuples autochtones ne se dissocient pas de la nature, ils ne parlent pas d’environnement. La nature, c’est faire partie d’un écosystème. “Nous appartenons à un territoire”, nous disent les autochtones, ce n’est pas le territoire qui nous appartient. » Ainsi, il faut « accepter que nos droits humains sont conditionnés par le droit de la nature à exister ».
« Je pense qu’on va vers une série d’effondrements »
Valérie Cabanes envisage l’avenir d’une manière pessimiste, mais où l’engagement est essentiel : « Plus j’étudie, plus je pense qu’on va au chaos et à une série d’effondrements, à des conflits de plus en plus graves à travers le monde. Mais plus on sera nombreux à proposer d’autres règles de la vie en société, moins il y aura de victimes. Ce que nous pouvons faire, c’est faire émerger une nouvelle conscience et de nouvelles solutions. »
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Source : Propos recueillis par Hervé Kempf, Lucas Mascarello et Marion Susini pour Reporterre
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