Maman, j’ai raté la manif !

Des garderies autogérées pour les marmots des manifestants

paru dans CQFD n°184 (février 2020), par Tiphaine Guéret, illustré par Collectif Opossum

Avec la hausse du niveau de violence subi par les manifestants ces derniers mois, les enfants ont quasiment disparu des cortèges. De quoi poser un vrai casse-tête aux parents militants : que faire des mômes quand on va défiler dans la rue ? Y aller ou pas ? Un dilemme qui touche surtout les femmes, car aujourd’hui encore, c’est en grande majorité sur elles que repose la charge de garder les minots. En réponse, des garderies autogérées ont ouvert dans plusieurs villes. Reportage du côté de Nantes.

Photo Collectif Opossum {JPEG}

« Vous pouvez avoir peur / Voilà les saccageurs / Malfaiteurs / Vidangeurs ». L’impertinence en héritage, il n’aura pas fallu trois minutes à Zoé et Louisa [1], cinq et six ans, pour tomber d’accord sur la playlist de l’après-midi : ce sera l’histoire de Jo le Crapaud [2], un amphibien plein de culot. Hissées sur la pointe des pieds, les deux gamines jouent les DJettes en pianotant sur un smartphone posé à hauteur d’adulte. Sitôt la musique lancée, l’écran est laissé de côté : « Je suis très occupée, je fabrique un livre, explique Louisa. Moi, je ne sais pas encore écrire donc pour l’instant les pages sont vides, mais je veux quand même le finir avant que maman vienne me chercher après la manif’. »

Bienvenue aux Garderies populaires. Situées dans la proche banlieue nantaise, au deuxième étage du siège local des Ceméa (une fédération d’éducation populaire), elles ouvrent leurs portes les jours de mobilisation. L’idée ? Permettre aux manifestants de se délester de leurs marmots avant de rejoindre le cortège.

« On est présents depuis le début du mouvement contre la réforme des retraites », indique Adèle, animatrice de profession, qui aujourd’hui, tient bénévolement la permanence avec Quentin. Lui aussi animateur de métier, il fait partie des Jeunes Révolutionnaires, une organisation anticapitaliste dont certains membres sont à l’origine de l’initiative. « La première semaine du mouvement, en décembre dernier, on est allés demander aux gens sur les piquets de grève quels étaient leurs besoins concrets, raconte-t-il. On avait déjà envie de créer une garderie et on s’est rendu compte que ça faisait bien partie des préoccupations. » Quelques jours et une assemblée générale interprofessionnelle plus tard, la garderie était inaugurée.

Un lancement éclair facilité par les enseignements d’une expérience similaire amorcée en décembre 2018. Chaque samedi pendant plusieurs semaines, alors que le mouvement des Gilets jaunes battait son plein, c’est à La Dérive, un bar situé à quelques encablures du centre-ville de Nantes, que les manifestants pouvaient déposer leur progéniture.« Il y a quelques années, tu pouvais encore emmener ton môme sans crainte… »

Parents, animateurs, syndicalistes… Au total, pas moins d’une dizaine de volontaires se relaient depuis près de deux mois pour assurer les tours de garde. Côté parents, une fois l’enfant inscrit, on peut le déposer gratuitement à la garderie, muni de son repas de midi et de son carnet de santé. Pas de paperasse à remplir si ce n’est une simple fiche, sur laquelle doivent apparaître les allergies de l’enfant ainsi que deux numéros de téléphone, dont celui d’une personne qui ne participe pas à la manifestation.

Une précaution loin d’être anodine : « C’est au cas où le parent se ferait interpeller », explique Adèle, pour qui la violence de la répression policière a clairement joué un rôle dans la création de la garderie. « Il n’y a quasiment plus de gamins dans les cortèges. S’il y a quelques années tu pouvais encore emmener ton môme sans crainte, ce n’est plus le cas. » Comme dans d’autres villes de France, le climat est particulièrement tendu à Nantes. Adèle : « C’est la foire aux canons à eaux, l’hélico est de sortie, ça gaze pour rien et j’ai vu des arrestations où vingt flics traînent une meuf dans une cour d’immeuble d’où tu l’entends hurler pendant dix minutes. » De quoi faire effectivement passer aux parents l’envie d’emmener leur enfant…

Sauf que comme le rappelle Quentin, trouver une solution de garde n’est parfois pas si simple : « Les cheminots ou les profs sont souvent en grève et savent donc s’organiser. Mais les personnes qui n’en ont pas l’habitude ont parfois besoin d’un soutien logistique pour se décharger des enfants sur les journées de mobilisation. »« La garderie, ça me permet de renouer avec la lutte »

Du bout de la pièce, Quentin alpague Adèle qui jette un œil à son portable : » Il est quelle heure ? » — « 13 h 12. » Sourires entendus [3]. Juliette, la maman de Louisa, vient d’arriver pour récupérer sa fille et déposer au passage un sachet de clémentines et une galette des Rois. Pour cette éducatrice en reconversion, la garderie est une aubaine : « Je suis toute seule avec mon enfant depuis qu’elle est née et j’avais presque arrêté de manifester parce que c’est compliqué avec un petit. La garderie me permet de renouer avec la lutte. » un résultat qui ravit Adèle, l’animatrice : « L’idée était de permettre aux mères et a fortiori aux mères seules de se mobiliser plus aisément. »

À 700 kilomètres de là, à Lyon, c’était aussi l’intention première de Nathalie quand elle a créé les Nounous jaunes, au printemps 2019. En pleine déferlante fluo, avec deux autres personnes, Nathalie a accueilli des enfants chaque samedi pendant quatre mois dans les locaux de l’AlternatiBar, la « maison des alternatives » lyonnaise. Jointe par téléphone, elle raconte comment son vécu de « maman solo » l’a motivée à mettre en place une garderie gratuite et autogérée : « Ma fille n’a pas de père, donc j’ai été sensibilisée très tôt à la difficulté de faire garder son enfant. Beaucoup de mamans seules n’ont plus l’espace ne serait-ce que pour réfléchir aux problèmes de société, à l’actualité, et donc pour faire le choix de s’engager. C’est cette bulle d’air qu’on voulait leur offrir, afin qu’elles puissent manifester ou prendre simplement un temps pour elles, qui leur permette, peut-être, de reconnecter avec ces questions. »

Pour les mères en couple, cela ne semble pas franchement plus facile : si à Nantes la garderie profite aussi à des pères, « ce sont majoritairement des femmes qui viennent nous déposer leur enfant », observe Adèle. Rien d’étonnant si on se réfère à une étude menée en 2017 sur la répartition du temps de prise en charge des jeunes enfants [4]. À l’époque, à travail égal, les femmes accordaient les trois quarts de leur temps disponible à leur progéniture contre moins de 60 % pour les pères. Un constat qui ne surprend pas l’animatrice : « Quand en manif’ je distribue des tracts pour la garderie, je rencontre souvent des mecs qui me disent en se marrant : “J’avoue, c’est ma femme qui est en train de garder les enfants.” »Une autre manière de lutter

À Nantes, la garderie est pensée comme un maillon à part entière de la mobilisation. Ce qu’Adèle revendique haut et fort : « Ce n’est pas le banc de touche de la lutte ! » Avant de préciser : « L’idée était d’ailleurs de ne pas reproduire ce qui existe dans les structures classiques et de faire en sorte que les mecs s’investissent. » Les permanences à la garderie sont aussi une façon de se mobiliser autrement, quand aller manifester devient trop éprouvant : « Il y a des moments où tu es juste épuisée quand tu t’es fait gazer, matraquer ou que tu as vu les copains et les copines se faire interpeller sous tes yeux », tempête Adèle. À Lyon, les Nounous jaunes ont quant à elles permis à des personnes handicapées de s’investir différemment dans le mouvement.

Aux yeux de Quentin, la garderie nantaise est également un outil pour penser les choses en grand : « Ces dernières années, les autonomes et la gauche extra-parlementaire se sont échinés à recréer de vrais espaces de contre-pouvoir : les Garderies populaires en font partie. » Et d’ajouter, gonflé d’optimisme : « Les émeutes c’est bien, mais si on veut transformer la société, il faut aussi influer sur le quotidien en proposant d’autres manières de l’organiser. »Tiphaine Guéret


En 1968 déjà, des crèches sauvages

À Nantes comme à Lyon, les ouvertures de garderies autogérées ont suscité la surprise. Ces initiatives s’inscrivent pourtant dans une histoire qui ne date pas d’hier : au printemps 1968 déjà, une crèche « sauvage » avait vu le jour à la Sorbonne.

À l’époque, c’est une jeune institutrice de maternelle, Françoise Lenoble-Prédine, qui prend les rênes de la structure improvisée. Contactée par téléphone, elle se remémore cette époque : « J’avais lu un article dans France Soir qui racontait que des occupants de la Sorbonne avaient organisé une crèche dite “sauvage”. Quand je me suis rendue sur place, il n’y avait personne. Je l’ai donc créée, convaincue que dans cette période de contestation il fallait que les parents puissent faire garder leurs enfants pendant qu’ils manifestaient. » Durant sept semaines, la crèche « sauvage » de la Sorbonne accueillera jusqu’à une soixantaine de bambins, les jours où dehors « ça cartonnait ».

L’objectif initial fut rapidement dépassé et la crèche devint une sorte de laboratoire des futures crèches parentales. Une initiative qui intéressa jusqu’à « Françoise Dolto [qui] un jour a déboulé à la crèche ». Plus tard, en 1981, Françoise Lenoble-Prédine entrera au cabinet de Georgina Dufoix, alors secrétaire d’État à la famille (sous François Mitterrand). L’ancienne instit’ impulsera l’élaboration d’un cadre juridique aux crèches parentales en gardant, elle l’assure, « l’esprit autogestionnaire » des crèches sauvages, participant ainsi à un véritable changement d’approche dans l’accompagnement de la petite enfance [5].

D’autres garderies autogérées furent créées dans les années 1970, comme celle des Beaux-Arts ou de l’université Censier, à Paris. À Nanterre, en banlieue, une crèche sauvage est lancée en février 1970. Cette dernière n’a pas pour vocation de garder les enfants de manifestants et elle accueillera finalement surtout les mômes du bidonville jouxtant la fac, mais elle n’en est pas moins l’héritière des expérimentations menées deux ans auparavant. Comme nous l’explique Victor Collet, auteur du livre Nanterre, du bidonville à la cité (éd. Agone, 2019), « les premiers tracts qui parlent de la crèche ont un accent post-soixante-huitard assez évident puisqu’ils mettent en avant la façon dont elle pourrait permettre de repenser le rapport à la parentalité, déconstruire le principe abêtissant [non réfléchi, non éducatif, ne favorisant pas l’autonomisation des enfants, NDLR] des crèches ordinaires et, évidemment, comment elle permettra de dégager du temps pour les femmes ». Toutes proportions gardées, « il est clair qu’il existe une continuité entre les initiatives actuelles en la matière et les luttes menées autour des crèches sauvages à l’époque ».


La Une du n°184 de CQFD, illustrée par Lémi {JPEG}

Cet article a été publié sur papier dans le numéro 184 de CQFD, en kiosque du 7 février au 5 mars. Son dossier central s’intéresse à la folie et à la psychiatrie (récits, critiques et alternatives). Voir le sommaire du numéro complet.

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Notes

[1] Tous les prénoms ont été modifiés.

[2] Les paroles citées précédemment sont tirées de la chanson « Les cradosses », issue du récit musical Jo le crapaud ou l’incroyable voyage d’un crapaud et d’une goutte d’eau (Jean-Jacques Commien, 1997).

[3] Le nombre 1312 a acquis une certaine popularité au sein du mouvement social, puisqu’il renvoie aux lettres ACAB (All Cops Are Bastards).

[4] « L’articulation des temps parental et professionnel au sein des couples : quelle place occupée par les pères ? », Dares (Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques, ministère du Travail).

[5] Françoise Lenoble-Prédine revient longuement sur ces expériences dans un entretien disponible sous forme de brochure (Chantier – De mai 68 à… « la crèche sauvage ») sur le site du centre culturel militant La Parole Errante (Montreuil).

http://cqfd-journal.org/Maman-j-ai-rate-la-manif

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