paru dans lundimatin#223, le 30 décembre 2019 Appel à dons
« Nous, et personne d’autre ». – Il y a une scène bouleversante dans le dernier film de Todd Haynes, Dark Waters (2019), qui montre comment des produits toxiques utilisés dans la production de Teflon ont été déversés dans le fleuve Ohio. L’avocat, qui est passé du camp des multinationales à celui des paysans et riverains exposés aux substances toxiques génératrices de cancers, déclare :
« Le système est truqué. Ils veulent nous faire croire que ce système nous protégera mais c’est un mensonge : nous nous protégeons, nous, et personne d’autre » [1].
Un tel désarroi recoupe un sentiment partagé : nous sentons bien, nous expérimentons chaque jour que les gouvernements, pour ne pas même parler des multinationales, ne nous protègent pas – et, plus encore, ne cherchent pas à nous protéger. La COP25, dernier en date des sommets consacrés aux changements climatiques, a abouti à une absence totale de mesures. Il y a encore quelques années, les gouvernements assemblés auraient au moins fait croire à des mesures, des intentions ou des plans à long-terme (réduire les émissions de CO2 à l’horizon 2173, et le tout-solaire programmé pour 2456, juste après la colonisation de Neptune). Mais ces faux-semblants sont tombés ; ne reste que la vérité politique de notre temps : il n’y a rien à attendre des gouvernements. Or cette vérité en dissimule une autre, plus surprenante : les gouvernements, eux-non plus, n’attendent plus rien de nous.
Les dépeuplés – Pour expliquer ce schisme socio-politique, on pourrait s’en tenir à rappeler que ces gouvernements représentent, sans écart notable, les intérêts financiers de quelques-uns sans relation aucune au bien de tous. En France par exemple, la réforme des retraites est une manne pour les compagnies d’assurance ; aux USA, la politique de Trump est encore plus claire : ce sont ses intérêts et ceux de sa famille qui importent ; au Brésil, les intérêts de ceux qui veulent transformer la forêt en domaine d’extraction et de construction immobilière – chacun complètera la liste en fonction de ses malencontres nationales. Cette analyse doit pourtant être prolongée : il n’y a rien à attendre des gouvernements parce qu’ils sont persuadés que la situation environnementale, sociale et économique globale va devenir, inéluctablement, intenable ; et cette situation mène à sa réciproque : que rien n’est attendu de nous – nous-autres citoyens, résidents, étudiants, actifs, désactivés, retraités, etc. – pour changer quoi que ce soit à l’avenir climatique, au désastre bio-économique programmé.
Il est en effet de plus en plus difficile de ne pas savoir que l’écosphère va devenir inhabitable pour les êtres humains, condamnés à disparaître avec les autres espèces éteintes en masse, sur des terres infertiles et au bord d’océans asphyxiés. Macron le sait, Trump le sait, Poutine le sait. Ils ne sont pas dans le déni, ils savent, et prennent des mesures politiques en conséquence : non pas réduire les émissions de CO2, mais agrandir leur bunker, augmenter la taille des protections de leur propriété privée et le salaire des gardes du corps, adapter leur terrain de golf à la montée des eaux (ce que fait Trump en Floride). Qu’ils soient néolibéral-autoritaires, national-populistes, ou colonial-religieux, les États ont aujourd’hui pour tâche non pas d’éduquer ou prendre soin des populations, mais d’organiser la survie d’un appareil techno-industriel minimal pour une classe privilégiée. Celle-ci ne cherche plus la maximisation de son intérêt dans le futur, mais l’optimisation de sa survie dans le présent.
Une fois ce point compris, les mesures politiques actuelles prennent tout leur sens : fin de l’université comme instrument de formation de la classe moyenne, réputée pour son aptitude à consentir aux compromis sociaux ; fin de la recherche du consentement en général au profit d’une police d’« intervention » dotée de boucliers où le sang n’adhère pas ; fin du système de santé universel cédant la place aux cliniques privées (de pauvres) ; fin des retraites et avec un peu de chance fin des retraités morts dans la misère ; fin des discours à prétention idéologique remplacés par des mensonges n’ayant pas même l’intention de convaincre – car l’État n’en a plus besoin. Ni besoin de convaincre, ni besoin que nous agissions pour le futur ou même le progrès. On dira certes qu’il nous est toujours demandé de respecter l’ordre, la loi, la propriété privée, mais – précisément – cela ne nous est pas demandé. Il n’y a pas d’attente, de négociation avec ce qui serait une altérité reconnue, celle d’un sujet-peuple ou d’un objet-population, il y a seulement l’imposition sans délai de la force sur un rejet : après le peuple, après la population, voici venu le temps des dépeuplés.
Capital, souveraineté, et les avatars de la Grande Désertion. – Sans prendre en considération l’hypothèse selon laquelle la radicalisation barbare de l’agencement État-capital provient d’une décision quant à l’anticipation d’une désagrégation globale des conditions du vivant, nous risquons de ne voir dans la recomposition en cours des modes de gouvernementalité qu’une simple péripétie dans l’histoire de l’accumulation du capital et la maintenance de la souveraineté. Or cette histoire est en berne. D’une part, le capitalisme est réellement devenu schizophrénique, mais pas à la Deleuze et Guattari : comment parier – avec Musk et Bezos – sur l’exploitation des astéroïdes et la colonisation interplanétaire tout en vérifiant que l’architecte a bien prévu un sauna dans l’abri anti-climatique de Nouvelle-Zélande ? Peut-on accumuler comme il faut le capital quand on accumule les boites de conserve ? En désertant la surface du sol terrestre, le capitalisme rend un peu trop réelle sa tendance à la déterritorialisation.
D’autre part, l’État a des problèmes avec la maintenance de sa souveraineté. Si celle-ci consiste à décider de l’état d’exception, on a du mal à saisir ce que cet état convoque lorsque le souci pour la population est égal à zéro, et lorsque le territoire devient inséparable d’une représentation en termes de zone inondée, brûlée, ou infestée de hordes qui seront bientôt à la recherche d’un peu d’essence. Une fois autonomisée du territoire et de la population, la souveraineté change de sens : la « puissance absolue et perpétuelle » (Bodin) du souverain ne se rattache plus, formellement du moins, à un corps social, communautaire, un demos ou une République, mais elle s’en détache et finit par s’y opposer sans nuance. L’État fait son exode sur place. Ce n’est pas seulement que la souveraineté se révèle pouvoir sans fard, monopole de la violence dégagé de tout discours de justification, c’est que l’objet-population n’est plus à assujettir, ou à normer, il est – au mieux – à refouler au-delà des frontières dont l’État d’auto-providence a besoin pour maintenir tant que faire se peut son mode d’existence. Il est à parier qu’un jour chaque citoyen recevra par courrier électronique un avis lui annonçant son statut nouveau de réfugié.
L’État d’auto-providence (contre quoi ?) – Si donc on se demande ce que pourrait être, pour notre aujourd’hui, un analogon de cette « société contre l’État » que l’anthropologue Pierre Clastres avait théorisée, une société capable d’éviter d’une part la formation d’une entité souveraine clivée du corps social et d’autre part l’accumulation de capital, autrement dit une société dont l’indivision – comme le dit Viveiros de Castro – est d’abord et avant tout « négative » [2] en ce qu’elle cherche à éviter toute hiérarchie (le hieros de l’État et du capital), alors c’est dans le contexte du schisme socio-politique contemporain, de la désertion du capitalisme – sous terre ou dans l’Espace – et la formation de l’État-contre-la-société qu’un tel analogon devra être pensé. Si cette société contre l’État, qu’on pourra qualifier de « primitive » en ce qu’elle désigne ce qui doit être pensé en premier, primitivement, avant tout autre considération sociale, si cette « société primitive » donc « existera toujours : comme extérieur immanent de l’État, force d’antiproduction toujours menaçant les forces productives, multiplicité non intériorisable par les grandes machines mondiales » [3], que peut-elle être empiriquement lorsque – retournement singulier – l’État expulse la société et la constitue comme extérieur, lorsque les forces productives menacent d’antiproduction ce qui aurait pu s’y opposer, et que les machines mondiales ne cherchent même plus à intérioriser la multiplicité ? Est-ce que ce changement ne doit pas être lu dans les actes institutionnels qui semblent pourtant continuer – par habitude, au réflexe en quelque sorte, à la manière-zombie – à inclure, à maintenir sous certaines dimensions la reproduction de la force de travail, à nous demander des « petits gestes » pour l’écologie (à supposer que quelqu’un y croit encore) ? L’État auto-providentiel et ses dépeuplés est la configuration à partir de laquelle des perspectives aussi opposées que la « politique des multiplicités » (Eduardo Viveiros de Castro) et l’hypothèse révolutionnaire « de masse » (Frédéric Lordon) doivent s’évaluer.
Éclaircie. – L’État est sur le départ, à moins qu’il ne soit déjà parti – de ses fonctions anciennes au moins, de sa relation d’intérêt aux administrés (même si la machine administrative fonctionne encore, plus ou moins, sur un mode acéphale). Il est vrai que son statut lourd le retient à la surface du sol, mais son esprit est ailleurs, et jalouse les CEO. La Grande Désertion est en cours tandis que le désert croît. Mais le désert n’est pas un lieu mort, il est plutôt un lieu où la vie revient, l’espace où le plus ancien rejoue ses contacts avec le plus récent [4]. Quand la vue s’éclaircit, les dépeuplés apprennent à se compter. Et se rendre à l’évidence : il y a seulement nous sur Terre. Nous, les humains, les autres-qu’humains, les spectres et les pierres, tels animaux, telles machines à pressentiment. Autant de puissance, autant d’ampleur cosmologique, autant d’amour et de colère. Tout compte fait, on devrait s’en sortir.
Frédéric Neyrat, Paris, 29 décembre 2019
[1] Cf. https://www.youtube.com/watch?v=iznBAJ5puMU
[2] Eduardo Viveiros de Castro, Politique des multiplicités : Pierre Clastres face à l’État, Éditions Dehors, 2019, p.96.
[3] Eduardo Viveiros de Castro, Politique des multiplicités, p.27.
[4] Cf. Barbara Glowczewski, « Le désert en éveil », LM # 219, décembre 2019 (https://lundi.am/LE-DESERT-EN-EVEIL-de-Barbara-Glowczewski).
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