13 décembre 2019
De l’art de muscler les interviews en fonction des invités.
par Alain Geneste , vendredi 13 décembre 2019
C’est l’histoire d’un jour où Jean-Jacques Bourdin reçoit Philippe Martinez. C’est aussi l’histoire du lendemain, où Jean-Jacques Bourdin reçoit Jean-Michel Blanquer. La seconde est une promenade de santé, la première… un chemin de croix !
L’interview réalisée par Jean Jacques Bourdin entre 8h35 et 8h55 sur RMC et BFM-TV a vu se succéder en plateau Thierry Breton le lundi 2 décembre, Marine Le Pen le mardi, Christophe Castaner le mercredi, Philippe Martinez le jeudi, suivi le vendredi, de Jean-Michel Blanquer. Un casting marqué par des choix majoritairement conservateurs, alors que le pays entrait le 5 décembre dans le mouvement social contre la réforme des retraites.
Mais ce n’est pas là le cœur du problème. Disons tout de suite que si la pratique des relances et de l’interview musclée peuvent s’entendre, tous les invités ne sont pas logés à la même enseigne [1]. A fortiori en temps de conflit social. En l’occurrence, l’hostilité de l’entretien mené par Jean-Jacques Bourdin face à Philippe Martinez n’a d’équivalent que sa complaisance à l’égard de Jean-Michel Blanquer. Une complaisance aux allures delahoussiennes ! Ou pour le dire autrement, les longs tunnels de publicité qui irriguent toute la tranche 6h-9h de RMC sont jumelés à un autre genre de publicité lorsque le ministre de l’Éducation nationale est invité à s’exprimer.
Certes, la « patte » de Jean-Jacques Bourdin, faite de fréquentes interruptions, se retrouve dans les deux entretiens. Mais cette image de la pugnacité est à géométrie variable : selon l’un ou l’autre des invités, les interruptions n’eurent ni la même fréquence, ni le même ton, ni le même caractère. Ainsi, sur 19 minutes et 35 secondes d’interview, Jean-Michel Blanquer a eu un temps de réponses environ 4 fois supérieur aux questions et opinions exprimées par Jean-Jacques Bourdin. Philippe Martinez, lui, ne s’exprimera que deux fois plus que l’intervieweur, ce qui en dit long sur le nombre et la durée des interruptions que le secrétaire général de la CGT a dû subir, et donc sur sa possibilité de pouvoir développer des idées…
Le vendredi 6 décembre, Jean-Jacques Bourdin démontrait pourtant qu’il pouvait laisser parler son invité : Jean-Michel Blanquer est libre de dérouler son argumentation et ses éléments de langage sans autre acidité que, par exemple :
– Jean-Jacques Bourdin : Nous connaîtrons la réforme plus en détail au milieu de la semaine prochaine, c’est bien cela ? Mercredi ou jeudi ?
– Jean-Michel Blanquer : C’est à lui [le Premier ministre, NDLR] de le dire. Je crois que c’est plutôt mercredi que jeudi, mais c’est à lui de le dire.
– Jean-Jacques Bourdin : C’est à lui de le dire, mais vous l’avez dit.
Jean-Michel Blanquer est KO debout.
Autre exemple de complaisance :
– Jean-Michel Blanquer : Tout l’esprit de cette réforme est de garantir un bon système de retraites avec de bonnes pensions, au même niveau de richesse nationale qu’aujourd’hui, c’est à dire 14 % de la richesse nationale, ce qui est un point fort de la France, une garantie pour les générations futures.
Il ne sera alors nullement repris par Jean-Jacques Bourdin, qui n’est pas sans savoir que c’est un des nombreux points contestés de la réforme.
Et encore :
Jean-Jacques Bourdin : Vous allez me répondre franchement, j’en suis sûr, aux questions que je vais vous poser… Est-ce qu’avec la réforme, les pensions de retraite des enseignants baisseront oui ou non ?
Vous devinez la réponse du ministre. Il en sera ainsi pendant toute l’interview, au cours de laquelle Jean-Michel Blanquer pourra dérouler sans entraves le kit de com’ du gouvernement. Il faut dire que la veille, Philippe Martinez avait probablement épuisé le stock de questions musclées de Jean-Jacques Bourdin.
Voyons plutôt, seulement 1 minute 15 après le début de l’entretien : « Vous demandez le retrait de la réforme, que vous ne connaissez pas. » (Et ce n’est pas une question !)
– Philippe Martinez : Je connais les grands principes. 1. le point. Mais je ne connais pas sa valeur, les mécanismes qui vont le faire évoluer ou diminuer.
– Jean-Jacques Bourdin, le coupant : Ah non, ce sera inscrit dans la loi ! La valeur du point ne diminuera pas quelle que soit la conjoncture économique. [Ce n’est pas non plus une question.]
– Philippe Martinez rappelle que chaque ministre dit le contraire du précédent.
À 2 minutes 45, Philippe Martinez mentionne que l’on perd de l’argent quand on fait grève. Son hôte sort alors son sifflet : « Mais vous n’êtes pas les seuls à perdre de l’argent quand vous faites grève, y a aussi des salariés [non grévistes] qui perdent de l’argent, y aussi des PME qui perdent de l’argent ! »
Puis à 3 minutes 50, Jean-Jacques Bourdin, persiflant : « Vous n’avez pas les moyens d’appeler à une grève générale. » (Ce n’est toujours pas une question !)
À 11 minutes 21, Jean-Jacques Bourdin résume : « Si j’ai bien compris, vous conduisez une grève préventive, non ? Vous ne connaissez pas vraiment la réforme des retraites » (et ajoute un « comme moi » !)
Philippe Martinez affirme qu’ils connaissent la philosophie générale, immédiatement coupé par Jean-Jacques Bourdin, qui s’exclame : « La philosophie ! Vous êtes en fait contre la philosophie de la réforme ! » (Toujours pas l’ombre d’une question…)
À 12 minutes 05, Jean-Jacques Bourdin révèle toute son expertise : « Dans la fonction publique, sauf les enseignants, les primes sont prises en compte. »
– Philippe Martinez : Pour l’instant, elles ne le sont pas.
– Jean-Jacques Bourdin : C’est ce qui est prévu, non ?
– Philippe Martinez : Non…
– Jean-Jacques Bourdin : Vous ne le savez pas, moi non plus.
– Philippe Martinez : Vous faites beaucoup d’hypothèses…
À 14’38 Jean-Jacques Bourdin : « Les électriciens gaziers ont un régime particulier que nous finançons par NOS impôts. » (Encore une vaste question de l’intervieweur.)
– Philippe Martinez : Non, non, non.
– Jean-Jacques Bourdin : Comment, non ?
– Philippe Martinez : Il y a des cotisations.
– Jean-Jacques Bourdin : Sur nos factures, en bas de nos factures !
– Philippe Martinez, constamment interrompu : Écoutez-moi…
À 16 minutes 50, n’ayant toujours pas vraiment posé de question conséquente sur les raisons et le fond de la mobilisation, Jean-Jacques Bourdin continue de cocher les cases de la communication gouvernementale en se focalisant uniquement sur les conséquences de la grève. Et de trouver une question pour le moins originale : « Pourquoi n’y a-t-il pas d’astreinte dans les transports publics ? » Et d’insister : « Pourquoi ?! »
– Philippe Martinez : Posons-nous la question de pourquoi y a-t-il 97 % de grévistes.
Un changement de cadrage immédiatement sanctionné : « Le droit à la mobilité, c’est inscrit dans la constitution, non ? »
Et cætera.
Philippe Martinez et Jean-Jacques Bourdin auront une soixantaine d’ « échanges », la plupart étant des coupures et des interruptions de la part de Jean-Jacques Bourdin. Face à Jean-Michel Blanquer, on compte 25 échanges, et le ministre bénéficie d’un temps de parole quasi 2 fois supérieur au secrétaire général de la CGT. Ainsi, on compte bien davantage d’interventions courtes pour Philippe Martinez : il a une douzaine de fois moins de 10 secondes et quatre fois plus d’une minute pour s’exprimer. Contrairement au ministre, où les interventions de moins de 10 secondes ne sont qu’au nombre de deux, celles d’une minute au nombre de trois et même – extrême privilège ! – une réponse sans interruption de… 3 minutes en continu.
Alain Geneste
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