« Hommage tardif et maladroit»
30 novembre 2019 par Floréal
L’ami Tomás Ibañez, dont j’ai déjà traduit et publié plusieurs textes relatifs à la situation en Catalogne, m’a fait parvenir un nouvel article, dont je vous propose ici la lecture dans sa version française. Comme pour ses précédents écrits, j’en partage pleinement le contenu.
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Je viens de lire dans la revue Catalunya  de la CGT (1) du mois de novembre deux articles qui cadrent assez bien  avec la tendance suivie par cette publication depuis que le « Govern »  (2) a décidé d’organiser, en octobre 2017, le référendum sur  l’indépendance.
 Ces articles célèbrent la réponse spectaculaire et énergique qui a été  apportée par la rue à la sentance condamnant une partie du « Govern »,  la présidente du Parlement catalan et les deux plus hauts dirigeants des  deux grandes organisations nationalistes catalanes.
 Dans  chacun des articles, on salue le courage, l’énergie et la détermination  de cette réponse populaire à l’Etat espagnol et aux forces répressives  qui dépendent de lui et de la Generalitat (3). La présence anarchiste  dans ces mobilisations ne se voit pas seulement justifiée, on célèbre  cette participation, on appelle à l’intensifier et l’on disqualifie  l’inhibition supposée de celles et ceux des anarchistes qui s’enferment  dans leur « tour d’ivoire », qui n’assument pas les contradictions  propres à toutes les luttes, et qui se réfugient dans la « pureté  anarchiste » : « Anarcho-puristes, go home ! » conclut l’un des deux  textes, rappelant le fameux « Yankee go home ! » des temps passés.
 Il apparaît cependant que parler de la défense de la « pureté  anarchiste » pour expliquer les raisons qui inciteraient à ne pas  s’engager dans l’actuelle mobilisation révèle qu’on n’a rien (ou très  peu) compris à l’essence même de l’anarchisme. Aucun individu se  prétendant anarchiste et possédant un minimum de cohérence fonderait son  refus de s’impliquer dans les mobilisations actuelles sur sa  préoccupation à préserver la pureté de l’anarchisme, pour la simple  raison que l’anarchisme est radicalement contraire à toute prétention de  pureté.
 La prétention de préserver la pureté de l’anarchisme apparaît totalement  absurde à tout anarchiste, car l’anarchisme est constitutivement impur.  Il est métis, il est divers, il est multiforme, il est changeant et  inévitablement ouvert. L’idée de pureté est propre à tous les énoncés  les plus réactionnaires, dans tous les domaines, depuis la religion  jusqu’aux supposées races, les idéologies, les cultures, etc. Et donc,  penser que la critique d’une mobilisation se fait au nom de la « pureté  anarchiste » montre, je le répète, qu’on ne comprend décidément rien à  l’anarchisme.
 Imputer la critique envers les mobilisations actuelles à la « pureté  anarchiste » ou au refuge dans une « tour d’ivoire » est une façon  commode, aisée, d’évacuer le débat politique autour de ces  mobilisations. Peut-on diverger politiquement sur les mobilisations  actuelles sans que cela soit dû à cette absurde préoccupation de  préservation d’une inexistante pureté anarchiste ou parce qu’on préfère  contempler les choses depuis une supposée tour d’ivoire ? Évidemment,  oui, et il est clair que les arguments à opposer à ceux qui défendent,  célèbrent ou encouragent cette implication ne manquent pas.
 J’écrivais dans un texte (4) récent : « Aussi  belles que soient les flammes des barricades et aussi scandaleux que  soient les tirs de la police, nous ne devons pas laisser ces flammes  nous empêcher de voir les chemins trompeurs qu’elles illuminent, ni  laisser ces tirs nous empêcher d’entendre les leçons que nous enseigne  la longue histoire de nos luttes émancipatrices. » Il ne fait aucun  doute que brûler des containers, lancer des objets divers ou des  cocktails sur les policiers, bloquer des autoroutes ou des gares sont  des formes de lutte qui nous enthousiasment quand elles parviennent à  rompre la passivité et la soumission régnantes et réveillent les  solidarités. »
 Mais ne conviendrait-il pas de nous interroger sur ceux qui élaborent  les stratégies et mettent en œuvre les moyens qui rendent possibles ces  mobilisations ? De nous demander comment et pourquoi ils le font ? Et à  quelle fin ? Ne devrions-nous pas nous interroger, par exemple, sur la  prétendue horizontalité des décisions qui articulent les mobilisations  du « tsunami démocratique » ?
 Suffit-il qu’une mobilisation se produise et adopte des formes  d’affrontement pour que nous devions nous y joindre ? Notre place  était-elle à Maiden (5), aussi massive et populaire que fut cette  révolte et aussi répressives les autorités ukrainiennes ? L’anarchisme  ne disposerait-il pas d’outils propres pour décider de façon  authentiquement autonome comment, quand et dans quel but nous devons  nous engager dans les luttes ?
 Face au mantra qui veut que l’important est de lutter et qu’on verra  ensuite où cela nous mène et quels effets cela produira, peut-être  vaudrait-il la peine de reconnaître l’importance de penser ces questions  et d’en débattre sans recourir à des disqualifications qui font  obstacle à l’analyse, à la réflexion, à la discussion et à la pleine  légitimité qu’il y a à prendre éventuellement une position fortement  critique face à la mobilisation anarchiste actuelle.
Tomás Ibañez
(novembre 2019)
(1)
 CGT : Confederación general del trabajo, organisation 
anarcho-syndicaliste issue de la scission intervenue dans la CNT 
(Confederación nacional del trabajo) en 1977.
(2) « Govern » : terme catalan qui désigne le gouvernement de Catalogne, une institution établie par le statut d’autonomie catalan. 
(3) Generalitat : la Generalitat de Catalogne est l’organisation politique de la communauté autonome de Catalogne, en Espagne.
(4) Voir « Catalogne, octobre 2019 : quand nous sommes aveuglés par les 
flammes des barricades et assourdis par les tirs de la police ».
(5)
 Maiden : nom de la place centrale de Kiev où eurent lieu, en février 
2014, des émeutes très violentes qui firent plus de 80 morts.
Traduction : Floréal Melgar.


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