Durée de lecture : 5 minutes 19 octobre 2019 / Raphaël Lebrujah (Reporterre)
Depuis le début de la semaine, l’armée turque et ses supplétifs font la guerre au Rojava. Sur place, des centaines de milliers de personnes sont en fuite, des civils meurent. Et le projet écologique ambitieux du Rojava est en péril.
- Amûda et Jinwar (Rojava), reportage
Le Rojava est sous le feu de l’armée turque et de ses milices djihadistes depuis près d’une semaine à la suite du lâchage du président états-unien, Donald Trump, livrant le nord et l’est de la Syrie à de sanglants combats. Les populations kurdes mais aussi chrétiennes du Rojava craignent d’être massacrées et chassées de leurs terres [1].
Dans cet enfer de violence qu’est devenu le Moyen-Orient, le Rojava fait figure d’exemple en matière de projet écologique. Le comaire de la mairie d’Amûda, Heval Abbas, explique : « Nous travaillons à créer des espaces verts dans nos villes. Nous mettons en place une politique de traitement des déchets et de reforestation directement en collaboration avec les communes. » Il ajoute, la mine triste : « Mais depuis l’invasion turque, plusieurs projets ont dû être abandonnés. Nous devions construire un nouveau centre des traitements des déchets. Cela ne pourra pas se faire. » Un paysan à côté de lui nous dit : « On ne peut plus travailler dans nos champs près de la frontière depuis que les Turcs nous mitraillent, pourtant je ne suis pas un militaire. Comme ça ne suffisait pas, les Turcs pompent l’eau des nappes phréatiques et retiennent l’eau, posant de lourds problèmes pour l’agriculture. »
Un projet écologique et égalitaire
Une nouvelle politique agricole est menée au Rojava depuis plusieurs années, en harmonie avec la politique de « municipalisme libertaire ». Des projets expérimentaux pour l’autonomie alimentaire et la lutte contre la dépendance aux produits phytosanitaires sont mis en œuvre. Sous le régime syrien, la monoculture était la règle. Petit à petit, le Rojava cherche à en sortir. Des cultures par rotation ont été mises en place. Une partie des champs concernés se trouvent dans la région de Serekaniye, actuellement bombardés au phosphore, risquant de détruire les récoltes et le travail de plusieurs années d’expérimentation. Un laboratoire pour sauvegarder les semences traditionnelles a été mis en place en vue d’un retour à une agriculture toujours plus naturelle.
Le projet ne se contente pas d’être écologique, il est profondément égalitaire. Les coopératives sont rattachées aux communes. Ses membres ont des parts qui tendent à être égales. Les gestionnaires sont élus tous les deux ans avec mandat renouvelable une fois et révocable. Heval Huri participe à une coopérative de femmes : « Nous mettons en place une politique agricole qui cherche à s’émanciper de la logique industrielle vers une logique écologique. Nous n’utilisons pas de pesticide ni d’engrais chimique. »
Une rivière près de Derîk, au printemps dernier.
Lougar, membre de la commune internationaliste, travaille sur des projets écologiques. Il nous confie : « On a cherché ici à mettre en place à une grande échelle des engrais bio pour nous libérer de la dépendance vis-à-vis de la Turquie et de ses engrais chimiques. Nous avons aussi fait de gros progrès sur le traitement des déchets, notamment par un meilleur filtrage des égouts. Un des bénéfices a été que nous avons presque éradiqué certaines maladies de la peau. » Il précise aussi : « Dans le village de Carudi, la commune a mené une politique de reboisement à partir d’un bois déjà existant. Les habitants sont allés planter des arbres et, ensuite, chacun a reçu une petite parcelle. Cette pratique a poussé les habitants à respecter leur forêt et à l’entretenir. » Le jeune internationaliste est toujours là, malgré les combats, et compte rester le plus longtemps possible pour aider.
Dans le village de Jinwar, petit village de femmes, l’autonomie la plus avancée est recherchée. Non seulement il y a le passage à une autosuffisance alimentaire et en partie médicale avec la culture de plantes médicinales, mais aussi à l’indépendance énergétique. Ainsi le village cherche à passer au tout solaire et à se passer d’un maximum de pétrole, pourtant une ressource bon marché au Moyen-Orient.
Un jardin de la ville de Derîk, au Rojava, été 2019.
Bien que tous ces projets écologiques montrent une volonté encourageante, la situation écologique générale est loin d’être parfaite. Par manque de moyens mais aussi de prise de conscience. Les populations jettent leurs déchets sur les routes, qui sont jonchées de tonnes de plastique. Dans les villes, on trouve difficilement des poubelles. L’héritage de la monoculture reste tenace. Le raffinage artisanal du pétrole se fait dans des conditions très polluantes, alors que le pétrole reste une source de revenus indispensables au Rojava.
Des réalisations à l’épreuve de la guerre
Tous ces projets écologiques, égalitaires, féministes et démocratiques sont aujourd’hui remis en cause par l’invasion turque. L’exemple d’Afrin le montre bien : après avoir pillé les terres et chassé les habitantes et habitants, les supplétifs de l’armée turque ont commencé à déforester pour, disent-ils, lutter contre la guérilla kurde.
Le bilan humain de l’invasion se chiffre déjà à plus de 70 civils tués et plus de 250 blessés. Il faut ajouter à cela l’exécution sommaire de la coprésidente du Parti du futur, Hervin Khalaf, sur une route. Féministe de la première heure, elle a été mitraillée à même le sol et cet assassinat a fait l’objet d’une vidéo diffusée sur internet. L’armée turque a qualifié son assassinat d’« opération réussie ». 300.000 personnes sont sur les routes et fuient les combats. Il faut également évoquer les bombardements d’hôpitaux à Serekaniye et à Girê Spî, ainsi que d’ambulances, et le kidnapping du personnel du Croissant Rouge. Et, jeudi 17 octobre, nous avons eu confirmation par des témoignages, des images des ONG et les autorités qu’il y a eu utilisation du phosphore blanc, une arme chimique prohibée par les conventions internationales. Le Rojava a besoin de soutien pour faire perdurer son rêve d’un monde sans pétrole.
Ce petit bois
est une zone forestière protégée, l’un des rares endroits où les arbes
n’ont pas été coupés par le régime syrien. Il est considéré comme un
endroit unique par les habitants, qui y pique-nique en famille. Photo
prise à l’été 2019.
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[1] À Afrin comme dans le reste du Rojava, le président turc, Recep Tayyip Erdoğan, n’a en effet jamais caché sa volonté de chasser les Kurdes du territoire pour y installer des populations arabes, attisant ainsi des oppositions ethniques que Kurdes comme Arabes tentent précisément de dépasser par le projet politique qu’ils portent ensemble au Rojava.
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