Imprévu
et défiant toutes les analyses classiques par sa composante
hétéroclite, ses méthodes inhabituelles, sa longévité surprenante, mais
aussi les réponses qu’il s’est vu proposer, le mouvement des gilets
jaunes est parvenu à politiser des groupes populaires et périurbains
réfractaires à la politique, laissant sur la touche la plupart des
formations politiques et syndicales. Laurent Jeanpierre, professeur de
science politique, tente d’en tirer des leçons et dessine une aspiration
à un ré-ancrage local où s’articuleraient autonomie, écologie et
justice sociale : une politique des Communes.
Avec plus de 50
000 manifestations et rassemblements en six mois, la plupart
non-déclarés, le mouvement a obtenu plus que n’importe quelle
mobilisation des dix dernières années. En mars 2019, date à laquelle la
question a cessé d’être posée par les instituts de sondage, le
« soutien » des Français était supérieur à 50%.
Deux modes d’action ont dominé :
- Des occupations, essentiellement sur des ronds-points, associées à la construction d’espace délibératifs.
- Des manifestations de rue, notamment « sauvages », se transformant, surtout les 1er et 8 décembre 2018, en émeutes urbaines approuvées par les manifestants qui ne la pratiquaient pas.
À souligner également la
démultiplication des foyers de lutte et leur très grande dispersion,
jusque dans des zones tout à fait étrangères aux pratiques
protestataires. Le rejet de la politique institutionnelle et des
idéologies a débouché sur la coexistence, parfois conflictuelle, d’une
grande diversité d’individus, autant proches de la droite et de
d’extrême-droite que de la gauche et de l’extrême-gauche, au risque
d’être qualifiée d’incohérence. « L’exigence d’homogénéité politique
peut paraître incongrue lorsqu’elle s’exprime deux années après
l’élection à la présidence de la République, d’un candidat ayant fait
campagne sur sa capacité à concilier les opinions contraires et se
faisant fort de savoir les conjuguer « en même temps ». L’indifférence
des gilets jaunes aux clivages hérités entre la droite et la gauche
évoque, comme un reflet en miroir, celle qu’Emmanuel Macron et ses
conseillers n’ont cessé de projeter ou de prôner. »
De même, les
« revendications » ont pu refléter tout aussi fortement cette
hétérogénéité, auxquelles le pourvoir a tenté de répondre par un « grand
débat », perçu comme un « processus de redéfinition et de réduction de
la « parole » jaune par le pouvoir », « une canalisation des paroles
contestataires dans des dispositifs de démocratie participative », en
opposition aux « petits » débats des réseaux sociaux et des assemblées
des ronds-points.
L’autre réponse gouvernement fut une
intensification des répressions policières et judiciaires : 2 500
manifestants blessés, 12 000 personnes interpelées dont 17% condamnés,
dans les six premiers mois. Les tirs tendus de LBD et l’usage de
grenades de désencerclement GLI-F4, notamment, ont porté le niveau de
répression à un niveau de violence qui a valu à la France des
avertissements de la part du Conseil de l’Europe et de la Commission des
droits de l’homme des Nations Unies. « La violence échangée au cours de
cette longue mobilisation est plus importante qu’en mai et juin 1968,
sans équivalent depuis la guerre d’Algérie. » Un travail symbolique de
« disqualification des manifestants » a été entrepris en parallèle, afin
de dépolitiser leur geste par une assimilation à un profil
psychologique général de « casseurs haineux ».
Cet usage simultané
des techniques de sanction et de participation, « ressort contemporain
du nouveau management », visait à « construire » un public légitime,
avec des protestataires ouverts à la discussion, par opposition aux
manifestants violents.
Laurent Jeanpierre revient sur la genèse
du mouvement, ses éphémères porte-paroles auto-proclamés, le rôle
décisif des réseaux sociaux. Presque tous les gilets jaunes étaient
alors dans la situation de « nouveaux sujets politiques ». « Le
sentiment d’illégitimité s’est peu à peu retourné en impression de
représenter le coeur des valeurs de la société française actuelle. » La
composition sociale du mouvement est analysée longuement :
interclassiste et transgénérationnelle, quasi parité hommes-femmes,
majorité de salariés dans l’impossibilité de se mettre en grève,
habitants des zones périurbaines où les dépenses de carburants sont
incompressibles et le taux d’endettement élevé (primo-accédants).
Le
rond-point est un éléments essentiel des zones périurbaines. Il relie
les zones de résidences, les zones de commerce ou d’activités qui n’en
finissent pas de quitter les centres-villes. Se rendre les samedis dans
la grande ville proche, s’est « se réapproprier des espaces
géographiques méconnus ou peu lisibles », d’autant plus pour les
quartiers « favorisés ». L’émeute devient alors « un rite d’inversion
tel le carnaval ».
L’auteur identifie quatre courants, divisés autour des enjeux tactiques :
- ceux qui acceptent et recherchent la négociation avec le gouvernement,
- ceux qui cherchent à construire une autre forme de représentation en intégrant le jeu électoral,
- ceux qui mettent en place un système autonome de représentation à travers les assemblées et les assemblées d’assemblées,
- ceux qui rejettent toute les formes de représentation politique.
Le rond-point a d’abord été un
espace de rencontres et de partage, de redécouverte d’une vie collective
disparue, rejoignant d’autres mobilisations territorialisées (contre
des grands projets, des fermetures d’usine,…), transcendant les
différences socio-économiques, de genre, les clivages idéologiques et
politiques, participant à la relocalisation de la vie politique. Les 65
000 ronds-points, soit huit fois plus qu’en Allemagne et seize fois plus
qu’aux États-Unis, offrent ce que le théoricien de l’architecture Eyal
Weizman appelle une forme « d’acupuncture politique » puisqu’ « une
pression collective exercée à travers eux sur un seul point du tissu
territorial est susceptible d’affecter un ensemble beaucoup plus étendu
de flux qui le traversent. »
L’auteur interprète ce mouvement comme
le signe d’une « tendance historique au réinvestissement protestataire
du proche et du local », une réhabilitation de la municipalité, de la
commune, du quartier ou de la communauté, « comme niveaux stratégiques
de l’action politique collective et comme vecteurs principaux, ou
désirables, d’une transformation sociale démocratique voire d’une
histoire postcapitaliste », en réponse notamment au reflux actuel des
mobilisations altermondialistes.
Beaucoup de mairies ont d’ailleurs
accompagné, si ce n’est soutenu, la fronde. L’Association des maires
ruraux de France (AMRF) et celle des petites villes (APVF) ont, dès le 5
décembre 2018, publié un communiqué appelant à recueillir les
« doléances » des citoyens. Nombre de déclarations présidentielles
étaient destinéees à renouer le dialogues avec les élus locaux et de
s’assurer qu’ils ne s’associent pas aux gilets jaunes. Finalement, « les
maires se sont peu à peu appuyés sur la mobilisation afin de faire
progresser leurs intérêts vis-à-vis des pouvoirs centraux sans réformer
le pouvoir local ». Les habitants défavorisés des nouvelles « campagnes
urbaines » aspirent à un « droit au village », un droit de disposer d’un
cadre de vie agréable, d’accéder à des ressources quotidiennes vitales,
mais aussi à un droit à la parole, un droit de pouvoir agir sur son
environnement de manière autonome.
C’est pourquoi l’auteur propose de s’inspirer de quelques « formes d’agencements collectifs » : les ZAD, le municipalisme libertaire de Murray Bookchin, les utopies communales, les kibboutz, selon lui l’expérience la plus longue et la réalisation à grande échelle la plus proche et la plus aboutie de « commune des communes », les villes de transition. Il prévient qu’il est aujourd’hui plus facile d’organiser collectivement la « sphère de reproduction » que la « sphère de production ». Cependant, dans les zones les plus rurales, une agriculture rénovée et écologique pourrait parfaitement alimenter les communes utopiques urbaines. Ces exemples démontrent que l’utopie communaliste n’est pas une « simple fiction de papier » mais « qu’une science collective de ses limites existe d’ores et déjà ». La conjonction favorable avec les mobilisations écologistes, offre un terreau favorable aux « utopies du local ».
Portrait assez juste du mouvement jaune qui éclairera bien des commentateurs et des éditorialistes. Mise en perspective intéressante qui permet de dessiner l’évolution des protestations, et d’espérer une réappropriation de la politique par le local et l’expérience, une aspiration à une forme communaliste.
IN GIRUM
Les Leçons politiques des ronds-points
Laurent Jeanpierre
194 pages – 12 euros
Éditions La Découverte – Paris – Août 2019
Pour « une analyse extrêmement fine et
complexe du mouvement », on peut lire la longue interview du sociologue
Michalis Lianos, parue dans LUNDI MATIN PAPIER #4 – Gilets jaunes : un assaut contre la société
Sur la dérive autoritaire du régime d’Emmanuel Macron, voir COEUR DE BOXEUR – Le Vrai combat de Christophe Dettinger
et pour aller plus loin :
ADIEUX AU CAPITALISME Autonomie, société du bien être et multiplicité des mondes
POUR UN MUNICIPALISME LIBERTAIRE
HABITER CONTRE LA MÉTROPOLE
APPEL À LA VIE CONTRE LA TYRANNIE ÉTATIQUE ET MARCHANDE
PLUTÔT COULER EN BEAUTÉ QUE FLOTTER SANS GRÂCE – Réflexions sur l’effondrement
Sur la « poétique des gilets jaune », un archivage photographique des « dos de gilets jaunes » et de quelques murs :
– Site « pour une mémoire populaire, la rue contre le mépris » :
https://pleinledos.org/
– https://larueourien.tumblr.com/
https://bibliothequefahrenheit.blogspot.com/2019/09/in-girum-les-lecons-politiques-des.html#more
Commentaires récents