Concentration des médias français : le bal des vampires

par Jérémie Fabre, vendredi 26 juillet 2019
Concentration des médias français : le bal des vampires

En France, un petit groupe de capitalistes contrôle l’essentiel des moyens privés de production de l’information écrite, télévisuelle et radiophonique (ainsi que leurs sites internet). Des propriétaires appartenant évidemment à la même classe sociale, tout à la fois PDG d’entreprises transnationales, capitaines d’industrie, financiers et gestionnaires de conseils d’administration. Leurs activités les amènent à s’échanger régulièrement leurs parts dans les diverses entreprises qu’ils possèdent afin de consolider leurs positions ou leurs stratégies respectives. Retour sur ce « bal des vampires » et sur les facteurs expliquant la concentration dans les médias français.

NB : cet article est tiré du Médiacritique(s) n°32, « Médias français, le grand Monopoly », disponible sur notre boutique en ligne.

C’est Patrick Drahi qui a ouvert le bal des concentrations importantes de ces dernières années, en acquérant, à l’été 2014, l’un des cinq quotidiens nationaux d’information générale encore existants : Libération. Un rachat dont nul ne s’était à l’époque indigné, bien au contraire : bien des médias avaient alors salué en Patrick Drahi… le sauveur de Libération [1].

Quelques mois plus tard, Drahi rachète la totalité du 5ème groupe français de presse magazine, Express-Roularta (L’Express, L’Expansion, le groupe L’Étudiant…), avant de s’octroyer le groupe NextRadioTV, un groupe plurimédia rassemblant entre autres BFM-TV et RMC, dirigé à l’époque par Alain Weill, qui intègre en bonne place la structure de Patrick Drahi. Notons, au passage, qu’Alain Weill sera nommé PDG de SFR, propriété du même Patrick Drahi, en novembre 2017 dans un concert de louanges orchestré par Les Échos, qui ne manque pas de vanter le « flegme », la « sobriété » et le « brio » de l’homme d’affaires, tour à tour qualifié de « travailleur acharné », « créatif » et, in fine… de « mini Drahi ».

Après le rachat de Drahi, tout s’accélère. La première fortune de France Bernard Arnault, déjà propriétaire des Échos, gobe Le Parisien et Aujourd’hui en France. De son côté, le milliardaire breton Vincent Bolloré s’empare de Canal + en prenant les rênes de sa maison mère, Vivendi, et réorganise avec la brutalité qui le caractérise les médias du groupe (Direct 8 devient C8, les rédactions du quotidien Direct matin et de i-Télé fusionnent et deviennent CNews, tandis que la grève des salariés d’i-Télé est piétinée par la direction…).

Le Groupe Le Monde (Le Monde, Télérama, Courrier international…), cogéré par les grandes fortunes Xavier Niel, Matthieu Pigasse et Pierre Bergé, acquiert 100 % des publications de L’Obs. À la mort de Pierre Bergé en septembre 2017, Niel et Pigasse se partagent ses parts. Mais la montée subite (49 %) du milliardaire tchèque Daniel Kretinsky (Marianne, Elle…) au capital de la holding de Matthieu Pigasse pourrait remettre en cause le pacte d’actionnaires et déclencher une période de troubles à la direction du Groupe Le Monde.

On a ainsi observé, en quelques mois, un vrai chamboulement du paysage médiatique, avec la constitution ou le renforcement de groupes détenteurs des titres variés dans différents types de médias : presse écrite, télévision, radio, sites Internet. Après une période aussi mouvementée dans le grand Monopoly des médias, on se pose volontiers cette question : qui détient les médias privés en France ? Le Monde diplomatique et nous-même y répondons par une infographie. On y compte un petit nombre de groupes se partageant la quasi-totalité des médias « traditionnels » (presse, radio, télé) de diffusion nationale, et leurs déclinaisons sur Internet. Pour la plupart de ces groupes, la branche « média » ne représente qu’une part seulement de leurs activités.

Dans la presse régionale, on est passé de 150 titres en 1945 à une soixantaine à peine aujourd’hui. D’après La Croix, « derrières ces journaux locaux, se cachent en réalité à peine une dizaine de groupes de presse. Le groupe Ebra concentre, par exemple, l’ensemble de la presse quotidienne régionale de l’Est français, après le grignotage progressif des titres par le Crédit Mutuel, principal actionnaire du groupe, depuis 2006. » Chaque groupe de presse régionale se retrouve ainsi en position de monopole sur plusieurs départements.

Cette frénésie de concentration appelle une première question : quels sont les facteurs qui expliquent une telle évolution ? Si les journalistes décrivent factuellement les opérations qui conduisent à la concentration du secteur des médias, allant parfois jusqu’à questionner leur bienfondé [2], rares sont les titres des médias dominants à avoir analysé de façon critique les causes de ce phénomène. Des causes qui touchent à deux facteurs : d’une part les bouleversements dans les modèles économiques des médias, conséquents au développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) ainsi qu’à la financiarisation du secteur des médias ; et de l’autre, les intérêts des grands propriétaires des médias en termes d’influence.

La loi du capital et les développements NTIC


Le secteur d’activité des médias s’inscrit dans un environnement économique capitaliste, fondé sur la recherche du profit maximal, et donc sur l’accroissement sans fin du capital ; un environnement financiarisé, dominé par la gestion actionnariale, la cotation boursière et la rentabilité à court terme ; un environnement conçu comme un marché, à l’échelle mondiale, régi par la loi de la concurrence (non faussée par un quelconque principe de régulation), où le capital a tendance à se concentrer entre un nombre de mains toujours plus réduit [3].

C’est dans cet environnement propice aux regroupements capitalistiques que s’inscrit l’économie des médias, avec les mêmes impératifs de rentabilité qu’ailleurs. Or, depuis le début des années 2000, une nouvelle donnée apparaît, essentielle, qui va bouleverser les activités du tertiaire en général et des médias en particulier : Internet et les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). Censées constituer l’axe majeur de « l’économie de demain » [4], les NTIC sont devenues la nouvelle poule aux œufs d’or des investisseurs, et des deux côtés de l’Atlantique, la course est lancée. Tant dans l’acquisition des « autoroutes de l’information » que dans celle des « contenus ».

Ainsi s’explique la double activité médias-télécoms de quelques-uns de nos magnats de la presse, souvent de jeunes premiers dans cet univers très fermé : Patrick Drahi ou Xavier Niel. Sans oublier les vieux de la vieille, comme Martin Bouygues (Bouygues Télécom et TF1), ou encore Vincent Bolloré, qui pousse à son paroxysme le phénomène d’ « intégration verticale » – le fait, pour un capitaliste, de posséder différentes structures et entreprises couvrant tout ou partie des activités de la chaîne de production et de distribution d’un produit. Dans leur livre L’Empire, Comment Bolloré a mangé Canal +, Raphaël Garrigos et Isabelle Roberts en font une description exemplaire.

Ainsi s’explique également la constitution de grands groupes multimédias en France et partout dans le monde, prêts à se livrer bataille sur la scène mondiale pour ramener dans leur giron parts d’audience (et de marché) et recettes publicitaires. Pour l’INA, « on peut augurer qu’à court terme, il n’y aura plus que quatre ou cinq groupes d’éditeurs nationaux, alors qu’en 2005, au lancement de la TNT, ils étaient une dizaine. » [5] Des éditeurs nationaux qui contrôlent par ailleurs une part croissante des sociétés de production de « contenus » en tout genre (films, émissions, etc.), comme Vivendi Universal, Lagardère, et Bouygues.

Du côté de la presse papier, dont les titres sont de plus en plus inclus dans de grands groupes multimédias, la même cause (les NTIC) a produit les mêmes effets, aggravés par la « crise de la presse » dont font état l’ensemble des économistes des médias depuis de nombreuses années. Une mauvaise santé due à une baisse continue du lectorat et surtout, à la baisse des recettes publicitaires. Mais les lecteurs-spectateurs ne se sont pas volatilisés : ils sont partis sur le web, suivis de près par les annonceurs – même si les recettes publicitaires des sites de presse en ligne sont encore loin de compenser la baisse subie par ailleurs. Dès lors, pour diffuser l’information et générer des revenus – soit par la publicité soit par les abonnements –, la solution à la crise paraît évidente : investir le web [6]. Et, entre 1996 et 2007, c’est l’ensemble de la presse papier qui s’engouffre dans la « révolution numérique » (Le Monde en 1996, idem pour Les Échos et Le Figaro en 2006).

Bref, une solution miracle, comme le suggère le rapport de l’ancien président de France Télévisions Marc Tessier au ministre de la Culture de Nicolas Sarkozy en 2007. Mais un « miracle » qui nécessite de gros investissements pour des recettes incertaines, ce qui, dans un secteur en crise, n’est pas sans poser problème. Qu’à cela ne tienne, rassure Marc Tessier, il suffit que des « coopérations et des rapprochements puissent avoir lieu, qu’ils prennent la forme de projets communs, d’échanges et de participation ou de fusion et que les pouvoirs publics soient attentifs à ne pas gêner ces évolutions ». La messe de la concentration était dite, et n’a pas été, loin s’en faut, remise en cause depuis.

Propriétaire de médias, un métier d’influence


La prédation des grands industriels vis-à-vis de l’information et des médias soulève une interrogation récurrente : alors que dans l’ensemble des secteurs d’activité, on prend grand soin d’investir dans ce qui semble rentable, dans celui des médias, on achète alors même que le secteur est réputé en berne depuis des décennies, notamment – mais pas seulement – dans la presse papier. Dès lors, quel intérêt y aurait-il à racheter des médias qui ne cessent de perdre de l’argent – et ce y compris au prix de drastiques cures d’amaigrissement dans les rédactions ? Quel intérêt y aurait-il à multiplier des rachats qui ne peuvent de ce fait satisfaire une rentabilité financière à court, ou même à long terme ?

En dehors des montages financiers et fiscaux qui peuvent rendre ces pertes profitables à l’échelle d’un groupe, les bénéfices sont ailleurs, et le capital se récupère en réalité sous d’autres formes : l’influence, la valorisation de « l’image de marque » d’un groupe industriel (elle-même génératrice de profits via les autres activités du groupe), le contrôle relatif de la parole médiatique et la synergie entre les offres d’abonnement à Internet ou à un réseau téléphonique d’une part, et l’exclusivité de « contenus » d’autre part [7].

Plusieurs journalistes, chercheurs et économistes des médias ont pointé, dans les stratégies de certains patrons de presse, une tentative de peser sur la présidentielle de 2017. Si cette explication n’est pas à négliger – d’autant moins que les Bolloré, Arnault, Niel et autres Bergé n’ont pas manqué d’exprimer leur amitié politique au grand jour –, elle ne saurait à elle seule justifier certains rachats (ceux de Patrick Drahi, par exemple). En revanche, l’argument faisant valoir que les grands industriels s’achètent de l’influence (symbolique, politique, économique) en achetant des médias se vérifie dans tous les cas de figure. Ainsi du coup triple réalisé par Patrick Drahi : en investissant dans la sphère médias, il assure sa stratégie offensive sur le marché des câblo-opérateurs en disposant de quoi alimenter ses multiples tuyaux. Par là-même, il se positionne comme un acteur incontournable de l’économie française.

De son côté, Bernard Arnault s’offre avec Les Échos et Investir de quoi faire mousser le petit monde des entrepreneurs. Quant à Bolloré, s’il n’hésite pas à se servir de ses organes de presse pour faire la pub de ses enseignes, il les utilise également pour défendre ses (gros) intérêts en Afrique de l’Ouest.

De la même façon, les raisons ayant poussé les trois propriétaires Pierre Bergé, Xavier Niel, et Matthieu Pigasse (dit « BNP ») à s’approprier des titres de presse à l’histoire prestigieuse n’ont rien à voir avec l’amour de la presse libre. Ainsi Xavier Niel, fondateur de Free, déclarait-il sobrement en juin 2011 à propos de ses emplettes dans la presse : « Quand les journaux m’emmerdent, je prends une participation dans leur canard et ensuite ils me foutent la paix. » [8]

Pour autant, ces actionnaires n’ont que rarement, à titre individuel, une influence directe sur les lignes éditoriales de leurs médias, et leurs intérêts n’y sont pas toujours mécaniquement relayés. Ils n’en ont en réalité pas besoin ! D’une part, ils pèsent sur ces lignes en choisissant judicieusement les personnels occupant les postes clés dans les rédactions, en d’autres termes, les « haut-gradés » des hiérarchies éditoriales. D’autre part, l’influence politique obtenue par l’acquisition d’un média constitue à elle seule une force de dissuasion. Le magazine Capital (août 2014) l’explique de façon limpide : « On y regarde à deux fois avant d’attaquer le patron d’un journal. L’obscur boss de Numericable, Patrick Drahi, n’était qu’un « nobody » quand il est parti à l’assaut de SFR. Moyennant quoi il fut attaqué sur tous les fronts : exil fiscal, holdings douteuses aux Bahamas, nationalité française incertaine… D’où Libération. »

Petites amitiés et gros conflits d’intérêts


Si la convergence entre les intérêts des industriels des médias et ceux des acteurs politiques est flagrante dans le cas d’un Bolloré, elle est tout aussi présente quoique moins visible en ce qui concerne les autres grands propriétaires.
Ainsi en va-t-il du trio BNP (Bergé, Niel et Pigasse), qui présidait aux destinées du groupe Le Monde : si les amitiés « socialistes » de Pierre Bergé étaient notoires, la carrière hors médias de Matthieu Pigasse est moins connue du grand public : d’abord administrateur au Trésor public, où il est chargé de la dette, il est ensuite associé-gérant de la banque d’affaires Lazare, où il est recruté par l’entremise d’Alain Minc, lui-même conseiller de Nicolas Sarkozy et de maints hommes d’affaires, et président du conseil de surveillance du Monde de 1994 à 2008. Et comme l’écrivent les Pinçon-Charlot dans leur dernier ouvrage, « quant à l’ami Xavier Niel, le second pilier économique du journal, par ailleurs propriétaire de Free et d’une grande maison dans le ghetto doré de la villa Montmorency, il ne lésine pas sur la brosse à reluire pour réaffirmer [à Emmanuel Macron] son soutien de la première heure et sa confiance en décembre 2018 sur Europe 1 : « On a un super président qui est capable de réformer la France. […] On a le sentiment qu’il l’a fait uniquement pour les plus aisés. Mais il est en train de faire des lois fantastiques. » » [9]

Bernard Arnault, lui, n’a jamais caché ses accointances avec le monde politique, qu’il juge par ailleurs tout à fait normales, voire insuffisantes : « Je trouverais tellement bien qu’il y ait davantage d’allers et de retours entre le monde des affaires et la politique ». Et tandis que François Pinault (Le Point) susurre ses conseils à l’oreille de François Hollande après avoir eu longtemps celle de Jacques Chirac [10], le bras droit de Patrick Drahi, Bernard Mourad, ex-banquier chez Morgan Stanley, est un proche d’Emmanuel Macron et de Stéphane Fouks, lui-même vice-président de Havas, grand ami de Manuel Valls et de DSK.

Cette fraction de la bourgeoisie se retrouve tranquillement chaque mois au club de réflexion Le Siècle, qui rassemble non seulement les patrons des médias, les gros bonnets industriels et financiers et le gratin du monde politique, de « gauche » comme de droite, mais également le personnel journalistique le plus zélé (Arlette Chabot, PPDA, Jean-Marie Colombani, David Pujadas, etc.), qui y défend ardemment les intérêts de ses employeurs.

Comment s’étonner, dès lors, de l’absence de régulation par l’État en matière de concentration capitalistique dans le secteur des médias privés ? Une régulation qui, par ailleurs, n’est pas franchement en odeur de sainteté chez les décideurs politiques au pouvoir depuis des dizaines d’années, tout acquis qu’ils sont aux doctrines libérales et aux vertus de la concurrence libre et « non faussée ». Ainsi, la dernière loi votée en matière de régulation dans les médias date de… 1986 (dite loi Léotard) ! Un texte qui organisait d’ailleurs en premier lieu la dérégulation du secteur audiovisuel [11].

Notons pour conclure que si les gouvernements successifs ont pris grand soin de ne pas mettre son nez dans le business des médias privés, on ne compte plus leurs interventions dans l’audiovisuel public. Le dernier exemple en date : les 60 millions d’économies d’ici à 2022 annoncé par Sibyle Veil à Radio France, dont elle est PDG depuis avril 2018. Et Les Échos (18/06/19) de dérouler la feuille de route traditionnelle des saignées budgétaires : « [Le plan] s’appuie sur les recommandations de la Cour des comptes [et] vise à anticiper la baisse de la contribution de l’État (moins 20 millions d’euros sur quatre ans) et la hausse des charges de personnel. […] Il prévoit de supprimer 270 postes si les salariés acceptent de faire une croix sur des semaines de congé, ou 390 postes s’il n’y a pas d’accord avec les syndicats. » Un mouvement de grève, appelé par l’intersyndicale de Radio France, a débuté le 18 juin face à ces nouvelles coupes qui menacent, in fine, de casser le service public… au plus grand bonheur des propriétaires de médias privés.


Jérémie Fabre

https://www.acrimed.org/Concentration-des-medias-francais-le-bal-des

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