Un promeneur commente la rencontre
paru dans lundimatin#190, le 6 mai 2019 Appel à dons
Les néo-parisiens et leurs homologues étrangers doraient aux terrasses des cafés, en ce 1er mai radieux. La très légère ivresse que procure la consommation de potins à longues rasades se laissait à peine troubler par le grésillement des talkies-walkies. Les vendeurs de muguet aux coins des rues faisaient un agréable ménage avec les policiers en civils qui se déplaçaient par essaims, butinant tour à tour les sacs des passants non-homologués « VIe arrondissement ».
[Photos : Taha Gueffaf]
L’un ou l’autre disparaissait de temps à autre, pour une destination
inconnue, dans des voitures banales, mais à la conduite incroyablement
sportive. On appréciait, malgré leur vrombissement d’enfer, toutes ces
escouades de motards équipés pour la guerre du XXIe
siècle, surgissant de nulle part, se positionnant en rang serré, toutes
motos bien parallèles, grillant une clope malgré la cagoule, et
repartant précipitamment cinq minutes plus tard, vrombissant à nouveau,
sans plus de raison de repartir qu’ils n’en avaient eu de se poser là,
l’air toujours si affairé et si concentré, malgré leur si manifeste
oisiveté. Et puis, par intermittence, prises dans une urgence insensée,
au milieu de toute cette suractivité sans objet de jour férié, les
colonnes traçantes, comme il est des balles traçantes, de bolides
remplis à ras bord d’hommes de Brigade Anti-Criminalité harnachés en
gladiateurs pour les jeux d’un cirque qui n’aurait pas lieu. C’était
donc Paris, en ce 1er mai 2019 – Paris
qui ressemblait de plus en plus à une ville sous occupation depuis que
ses clefs en avaient été remises à Lallement.
A 14 heures, comme prévu, la manifestation syndicale s’ébranlait
boulevard du Montparnasse, mais elle s’ébranlait à contre-sens, en
reculant. Elle refluait lentement vers son point de départ théorique,
sous l’effet des gaz et des incursions arbitraires de la CRS. On comprit
à ce petit détail que la journée ne se passerait pas comme annoncé. Le
dérèglement du climat politique, ces dernières années, a atteint ce
point de non-retour : il n’y a plus de 1er Mai. Il y
a autre chose, mais nous n’avons ni les mots ni les catégories pour
dire ce que c’est. Si nous avions été le drone de la préfecture qui nous
toisait depuis ses cinquante mètres d’altitude, nous aurions vu ceci :
un cortège de tête chamarré de jaune, de noir, de rouge et de toutes les
couleurs s’étirant sur des kilomètres et, coincé à la fin, tout au
fond, perclus dans ses propres contradictions, une queue de cortège
syndicale avec ses gros ballons et sa vieille sono braillarde. À un
certain point, vers la fin du boulevard Saint-Marcel, quand le service
d’ordre de la CGT confronté aux gendarmes mobiles a commencé à les gazer
au spray taille familiale, on aurait été fondé à pester contre ces
staliniens qui trouvent toujours le moyen de foutre le bordel avec leurs
escarmouches de fin de manif, juste pour se faire remarquer.
Ce qui s’est passé le 1er Mai à
Paris ? Une manifestation syndicale désertée non seulement par les
troupes, mais même par moments par les directions. Un cortège de tête
qui n’est plus la tête de rien, le corps ayant disparu. Des black blocs
sans black bloc. Du jaune pissentlit disséminé partout, indifféremment,
échappant à toute catégorisation, effrangeant toutes les identités
politiques connues et reconnues, défaisant toutes les territorialités
paranoïaques de la politique classique. La satisfaction martiale
affichée brièvement, au soir du 1er Mai,
par Castaner et Lallement quant à leur « gestion de la manifestation »,
reprise unanimement et docilement par tous les media, avec une mention
spéciale pour le devin de Libération, témoignait d’un
triomphalisme d’aveugle. Là où Lallement devrait s’inquiéter que le
« black bloc » ait atteint ce point d’intelligence tactique qu’il a su
ne pas se regrouper en phalange compacte, mais s’éclater dans toute la
manifestation en une prolifération de petits détachements tantôt vêtus
de noir tantôt non, il se félicitait au contraire de l’avoir « empêché
de se former » grâce à sa « doctrine de percution immédiate ». Là où le
commissariat du 13e arrondissement se
faisait attaquer au cocktail molotov, il plastronnait sur ses 18 000
fouilles préventives. Là où pas moins de trois manifestations sauvages
avaient réussi à s’extraire du dispositif policier, il se vantait
d’avoir parfaitement contrôlé la situation. Là où le parcours avait été
méticuleusement élaboré pour permettre de nasser à tout moment la tête
de cortège et dérouter sans encombre le reste de la manifestation, les
émeutiers ont su doser leur effort avec assez de finesse pour déjouer ce
piège.
Là où Castaner pensait pouvoir refaire au bluff le coup de l’hôpital Necker, il appuyait sur l’aspect le plus charonnard
de la nouvelle technique du maintien de l’ordre : nasser, gazer et
charger dans le tas. Dans les dix dernières années, on peut dire que la
doctrine policière en vigueur concernant le maintien de l’ordre se
résumait à « en éborgner un pour en dissuader cent ». Avec les gilets
jaunes, cette louable prétention pédagogique a dû muter, passant au
stade du « en traumatiser cent pour en dissuader dix mille ». C’est cela
qui s’est passé place de la République le 20 avril, et à nouveau
boulevard de l’Hôpital ce 1er Mai. À
ce rythme, Lallement en sa Kommandantur ne va pas tarder à rejoindre le
stade Papon de la gloire policière. On oublie trop souvent qu’en 1960
Maurice Papon signait un petit bréviaire de management judicieusement
intitulé « L’ère des responsables ».
Dans la gestion politico-policière de ce 1er Mai, il y a d’abordle grotesque : inventer de toutes pièces un cataclysme émeutier pour pouvoir se flatter de l’avoir empêché ; s’empresser de diffuser des communiqués de victoire en espérant étouffer par là tout autre récit de la journée, les media ayant relayé lesdits communiqués ne pouvant ensuite s’ouvrir à d’autres voix sans se dédire. Et puis, il y a le pitoyable : le retournement de l’« affaire de la Pitié-Salpétrière » a éventé une technique. Contre chaque manifestation du mouvement réel depuis novembre dernier, le régime a eu recours à une manœuvre sans cesse répétée : sélectionner dans la journée une anecdote à scandale sortie de son contexte pour la retourner contre la totalité de ce qui s’est passé. Ce fut l’Arc de Triomphe le 1er décembre, puis la quenelle, puis Finkielkraut, puis les « suicidez-vous ! » et, pour finir en beauté, l’« attaque de la Pitié-Salpétrière ». Le soir de la manifestation donc, avec une régularité invariable, l’exécutif offre aux media l’os à ronger qu’il a choisi et ceux-ci avec leur servilité bien connue ne parlent plus que de cela durant une semaine. On en fait le lundi la Une des journaux, le mercredi le titre des hebdomadaires et partout ailleurs un sujet de bavardage indigné qui ruisselle des plateaux-télé vers le quotidien des citoyens-consommateurs. Cela permet de tenir une petite semaine dans le déni et l’écrasement symbolique du mouvement en cours jusqu’au samedi suivant, d’en rajouter dans le chantage moral pour mettre de son côté tous ceux qui restent devant leur télé ou croient avoir intérêt à l’ordre en place. Avec le coup de la Pitié-Salpétrière, cette technique gouvernementale est parvenue à son point de rupture : les media ont dû se retourner contre le ministre de l’Intérieur pour faire oublier leur propre fonction dans son dispositif. La ficelle politico-médiatique devenait trop visible, le parti-pris trop flagrant, l’inversion du réel trop ostensible : ce qui se fait passer pour de l’information relevait trop évidemment de la guerre psychologique pour ne pas avoir à se décharger sur quelque responsable. Après tout, les chefs, ça sert aussi à ça.
C’est ainsi, par sa simple et paisible persistance, que le mouvement rend folle la sagesse de ce monde. Qu’il rend visiblement hystériques les gouvernants. Qu’il leur fait perdre leurs moyens. Qu’il met à nu, aux yeux de tous, la nature du pouvoir en place et produit des effets de voyance sans retour. Tout le monde finira par détester la police. Macron en est à dialoguer sous pseudo sur des forums de black bloc. Castaner cite lundi.am comme ultime caution de vérité. Eux sont finis, mais nous, par où commençons-nous ?
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