A l’heure où sont écrites ces lignes, au lendemain de la première journée de mobilisation des Gilets Jaunes, ce que l’on ne peut se risquer à appeler un « mouvement » est encore en pleine évolution, de sorte que le moment de leur parution pourra leur donner tort.
Qu’à cela ne tienne : il s’agit précisément, face à ce phénomène, d’accepter de but en blanc d’entrer dans le registre de l’expérimentation ; celui-là même où, pour certains, le bât blesse. Mais il s’agit aussi, par là, d’élaborer un protocole.
Contre l’unisson argumentatif qui va paradoxalement, sur le sujet des Gilets Jaunes, du gouvernement à certaines franges de l’extrême-gauche en passant par le Nouvel Obs, nous souhaiterions rappeler, une fois n’est pas coutume, la maxime maoïste : « Qui n’a pas fait d’enquête n’a pas droit à la parole ».
Aller voir, parler avec, tenter de comprendre qui et quoi est en jeu, et, si le cas se présente, nouer des alliances, quitte à diviser l’ensemble initial, à séparer son bon grain de l’ivraie – comme le cortège de tête a pu procéder avec nombre de syndicalistes. Voici pour nous autant de conditions de véridiction.
Seule Nantes Révoltée a su poser une telle problématique, ouverte, dubitative, expérimentale, avant même le départ des hostilités [1]. Quelques dijonnais ont aussi mis à profit avec bonheur cette démarche pendant la journée du 17, et proposent une restitution enthousiasmante [2].
Nous voudrions à notre tour parler le plus précisément possible de ce qui a eu lieu le 17 novembre à Paris, et livrer quelques réflexions à l’intelligence collective. Pour tenter de saisir ce qui est en train de se passer, par-delà les niaiseries médiatiques et les critiques faites en chambre. Sans fermer les yeux sur tout ce dont nous ne serons jamais solidaires. Mais sans rater pour autant des potentialités nouvelles et des formes de lutte réjouissantes. Pour que ceux qui ne se sont pas déplacés puissent prendre connaissance de la situation, et en tirer les conclusions nécessaires.
10h
Au matin du 17 novembre à Paris, tout le monde a cru au flop. Tôt le matin, on apprend que les rares blocages du périphérique, à Porte d’Auteuil et à Porte Maillot, ont été vite décoincés par la police. A Bercy, quelques chauffeurs de VTC solidaires des Gilets Jaunes ont monté un petit barrage filtrant, déclaré en préfecture. Sur les Champs-Élysées, au lieu du raz-de-marée attendu, on ne discerne qu’une vingtaine de personnes, un peu dépitées, que les forces de l’ordre ont accompagné devant le Morgan pour les parquer entre des barrières et les nasser. « On aurait pas dû mettre nos gilets jaunes si tôt ». Bref, rien qui ressemble au grand mouvement de blocage fantasmé sur les réseaux sociaux. La déception pointe, et les médias parlent déjà d’ « échec de la mobilisation ».
12h
Quelques heures plus tard, néanmoins, la situation change du tout au tout. La foule grandit, et très vite, nous sommes plus d’un millier au pied de l’Arc de Triomphe. Des groupes de Gilets Jaunes se mettent à tourner autour de la place de l’Etoile, suivis de près par quelques policiers et gendarmes. Alors que l’on se demande s’il ne sera question que de tourner autour de l’Arc pour bloquer les axes en marchant « légalement » sur les passages piétons, des bandes de Gilets Jaunes se mettent à courir pour passer entre les lignes de police et traversent le rond-point par la chaussée (« pour chercher du travail », blaguent certains). Partout, la foule déborde. Quelques-uns se font attraper, la plupart passent sans problème. On reflue finalement sur le haut de l’avenue des Champs-Elysées, les forces de l’ordre parviennent à contenir les manifestants sur les trottoirs. Après quelques tergiversations, il est décidé par la foule qu’on tenterait une première descente sur les Champs-Elysées pour se rapprocher du palais de la Présidence. Il est presque midi, nous sommes au moins 2000.
Ça descend donc des deux côtés de la rue, et sur les voies, en marchant, en trottinant, en courant, avec les flics aux fesses. Plusieurs fois, nous sommes rattrapés par les camions de police qui se mettent en travers de notre route et par des policiers à pied qui bloquent la descente en formant des cordons sur les trottoirs. La foule se faufile, se disperse, transperce le dispositif. Une fois passée la station Georges V, nous sommes finalement devancés et l’avenue est bouclée. Une manifestation sauvage part à toute berzingue sur la droite pour contourner. La direction à prendre est décidée collectivement à chaque instant, et systématiquement rediscutée. Nous finissons par débouler à nouveau sur les Champs par l’avenue Montaigne, tandis que les gens restés derrière les camions ont pu eux aussi se libérer grâce à des mouvements diffus et imprévisibles qui ont déconcerté la police. Un RG qui s’occupe de la coordination des forces de l’ordre, forcées à faire du footing, nous informe que la police est d’accord pour nous laisser nous rassembler place Clemenceau. Mais plus personne n’écoute. La foule se répand sur les Champs, sur toute la largeur de la chaussée, dans les jardins, et les premières barricades sont construites – avec les grilles grâcieusement disposées sur le parcours par la Préfecture elle-même !
Ceux qui sont passés par les jardins se rendent compte que les gendarmes montent déjà la garde autour du Palais de l’Elysée. La foule se rassemble donc sur la place de la Concorde pour préparer un premier assaut en contournant le dispositif policier par le faubourg Saint-Honoré. C’est également un échec, car là-bas aussi, la police fait barrage. On entend alors résonner « La police avec nous », ainsi que La Marseillaise. Alors que certains chantent à tue-tête, cette situation provoque chez d’autres manifestants un certain malaise – c’est notre cas. Puis nous observons, nous discutons, nous interrogeons, et réflexion faite, il relève certainement du plus idiot réflexe gauchiste d’assigner ces attitudes à « l’extrême droite », quand une bonne partie des gens présents, dont beaucoup de « racisés », la chantent aussi (parfois avec ironie) ou arborent volontiers un drapeau français. D’ailleurs, on sait au moins depuis le 15 juillet 2018 qu’un drapeau tricolore ne signifie pas la même chose pour le commun du contribuable que pour l’extrême-gauche. Pour celui-là, il paraît en effet constituer, à peu de frais, un vecteur d’unité et surtout de légitimation d’une mobilisation qui se déroule absolument en dehors des codes habituels, en tout cas dans ce premier temps où l’on cherche à ce que « tout se passe bien » avec les forces de l’ordre et à « se faire entendre » par le pouvoir en place.
Or, ainsi qu’on l’a vu dans nombre de situations, ce premier temps n’a pas beaucoup duré : tout le monde déteste effectivement la police au bout de quelques heures de face à face [3]. Retenons qu’il nous faut ainsi, avant de produire du jugement, au moins laisser ces heures-là exister.
Quoi qu’il en soit, ces premiers débordements se signalent par certaines caractéristiques qui sont aussi celles de la manifestation de la première partie de la journée :
— Composition. La mobilisation des Gilets Jaunes parisiens s’apparente en effet à la révolte de « monsieur et madame tout le monde » – non pas « l’individu moyen Blanc de la France périphérique », mais des gens de tous les lieux et milieux. Alors que certains ont cru à une mobilisation récupérée ou noyautée par l’extrême droite, force est de constater qu’il n’en est rien sur place. Rien n’indique par ailleurs que l’acceptation tacite des différents soutiens politiciens dans certains secteurs ne relève pas d’une forme d’usage populaire du politique, avec toute la distance sanitaire et la malice de mise. Et si les « instrumentalisés » n’étaient pas ceux que l’on croyait ?
Bien sûr, il règne tout de même une grande confusion. Pour dire d’abord ce qui nous rebute, il y a quelques personnes qui affichent sans ambiguïté leur appartenance à des groupes d’extrême-droite (par des slogans, des écussons, des drapeaux français floqués sur leur blouson, etc.), ou qui ont une attitude intolérable. Comme ces Gilets Jaunes qui enverraient « retourner dans son pays » une touriste mécontente au motif qu’elle n’est « même pas française », provoquant d’ailleurs l’indignation de femmes voilées aussi en gilet jaune. Mais ce n’est là qu’une petite partie des gens présents.
Une scène ainsi rapportée par la presse est celle d’une automobiliste que certains Gilets Jaunes ont obligé à retirer son voile à Saint-Quentin [4] . Mais, surtout, le même article décrit la division véhémente que l’acte a produit au sein des rangs. Une fois admis notre hostilité à l’égard de ceux qui ont pris cette initiative, que faire alors des ou avec les dissociés ? Et si en cet endroit davantage d’antiracistes avaient été présents pour exclure les dévoileurs ou scinder le point de blocage et le radicaliser ? Et si les militants dont nous sommes pouvaient être, finalement, des bloqueurs comme les autres, parmi les autres, avec et contre certains des autres ?
A ce titre, ce qui frappe surtout c’est la diversité insaisissable des personnes qui se trouvent là. Il y a bien sûr des gens en gilet jaune – le seul élément « clair » de la journée finalement : des enfants et des retraités, des jeunes adultes, des quarantenaires, des aides-soignants, des routiers, des artisans, des chauffeurs de taxi, des ouvriers, des employés de la fonction publique. Il y a aussi des gilets orange, des gilets « SNCF », des gilets « CGT », des blouses blanches et des blousons jaunes. Beaucoup de gens aussi, environ la moitié, ne portent pas de gilet jaune mais participent activement. Il y a des ultras du Virage d’Auteuil, des étudiants, des chômeurs, des « jeunes de cité ». Toute sorte de mécontents, de curieux attirés par le boucan, de révoltés qu’il serait stupide de résumer à une catégorie sociologique. Il y a aussi de nombreuses personnes qui font là leur première manifestation, à 30 ans, à 50 ans, et qui la font avec une intelligence étonnante de la situation.
— Indétermination politique. La tonalité politique de la manifestation est également très difficile à définir. Là aussi, on croise de tout, des slogans contre la loi travail jusqu’à des complaintes contre la baisse du « pouvoir d’achat », en passant par les banderoles qui indiquent : « L’État ruine le peuple » ; « Nous étouffons sous les taxes ». Le mot d’ordre principal est néanmoins très clair : « Macron démission » revient comme un refrain, souvent repris aussi sous la forme « Macron au bûcher ». L’anti-macronisme et l’hostilité au gouvernement sont le dénominateur commun de tous les gens présents.
D’autre part, c’est la vie chère, dont le prix du carburant est un facteur-clé, qui est au coeur de la colère de ces personnes habitant le plus souvent des territoires périurbains où l’automobile est indispensable. Les plus historiens pourraient y voir quelque chose de cette « économie morale des foules » dont parle E.P. Thompson : le recours, comme levier de mobilisation, à des normes relevant d’une morale en partage sur la question de la gestion des richesses, pouvant puiser dans différents registres – un passé idéalisé, quelques bouts d’idéologies, des éléments de culture populaire. En outre, contre la vie chère, cela signifie aussi pour plus de consommation en termes de loisirs, et donc un désir d’autovalorisation pouvant mettre en crise au niveau moléculaire la politique de rigueur : une certaine résistance au dispositif disciplinaire du citoyen responsable.
— Entraide et désobéissance aux ordres de la police. Malgré la sympathie ou la neutralité d’une partie des manifestants envers les forces de l’ordre, il n’est question pour personne de suivre leurs instructions. Au contraire, tout le monde joue sur le caractère diffus et sauvage de la manifestation pour ne pas se retrouver bloqué ou interpellé. Dès qu’un groupe de Gilets Jaunes se retrouve coincé, d’autres vont soit s’agglutiner autour des forces de l’ordre pour réclamer leur libération, soit faire du bruit un peu plus loin pour attirer la police ailleurs. Cette stratégie s’est avérée payante notamment parce que la Préfecture avait prévu peu de policiers pour cette journée (moins que pour la prétendue « purge » du 1er novembre), et que ceux-ci devaient donc être très mobiles pour empêcher les blocages. Il y a fort à parier qu’ils avaient aussi pour instruction de réprimer le moins possible cette manifestation populaire et largement consensuelle.
— L’éparpillement comme force. En l’absence de toute direction syndicale ou citoyenne, la manifestation n’a donc par définition pas de tête et la question de la direction à prendre et des choses à faire se pose en plusieurs points, à chaque moment. Des groupes agissent indépendamment un peu partout, ce qui rend impossible le maintien de l’ordre. Il y a aussi des défauts à cela : souvent, nous hésitons, nous traînons, nous rebroussons chemin faute d’avoir été suivis. Mais généralement, la situation se débloque assez vite, et une décision collective est rapidement prise (bloquer tel axe, aller dans telle rue, etc.).
Ces éléments, comme d’autres, renvoient d’ailleurs à un phénomène qui correspond à la définition technique d’un mouvement autonome déployé sur le terrain social, comme l’Italie des années 70, si mobilisée comme imaginaire politique de substitution ces derniers mois, en a tant produit : « ni parti politique ni syndicat », mais une coordination par le bas, parfaitement horizontale, faisant accéder des individus ordinaires à un degré de protagonisme rare, et surtout appuyée sur la subversion de certains instruments de la gouvernementalité – les réseaux sociaux – dans une perspective d’organisation non institutionnelle. Les différents groupes de discussion Facebook révèlent d’ailleurs – en plus de mille désaccords déniant au phénomène le statut de « mouvement » par lequel on a eu l’habitude de normer toute mobilisation au bon vieux temps de l’Etat-Providence – une inventivité diffuse et exacerbée en matière de pratiques, un foisonnement de propositions alternatives au blocage, mais non moins handicapantes pour le gouvernement logistique des territoires.
C’est de là aussi qu’il devient difficile, sinon aberrant, de coller quelque étiquette que ce soit à un ensemble imaginaire, à partir des agressions homophobes ou racistes qui ont pu s’y manifester : le phénomène s’apparente davantage à un plan, à la fois immense et balkanisé, et seulement défini par la cohérence des gestes de subjectivités parfaitement hétérogènes.
13h
Autour de 13h, nous sommes donc sur la place de la Concorde, après un premier échec à atteindre l’Elysée. La circulation sur la place est bloquée au moyen des grilles de la préfecture, et des barrages filtrants ou complets se mettent en place. Peu à peu, les renforts affluent. Lorsqu’une escouade d’une trentaine de motards nous rejoint depuis les Champs, tout le monde applaudit. On décide de tenter une escapade vers l’Assemblée nationale, les motos filent devant et plusieurs milliers de gilets jaunes courent derrière. Encore une fois, les camions de gendarmes nous devancent et nous arrêtent sur le pont.
Au moment donc où nous faisons demi-tour, c’est une scène de liesse. Une foule immense fluorescente descend les Champs-Elysées jusqu’à nous. Nous sommes maintenant plusieurs dizaines de milliers. On compte environ 200 motards, une cinquantaine de voitures, des camions, des quads, des scooters. Ça vrombit, ça pue le gaz, ça crie partout. L’afflux ne tarit pas. Des petits groupes s’organisent pour déplacer des barrières et barricader tous les axes de circulation, en prenant soin d’ouvrir le passage à notre « cavalerie » motorisée quand il le faut. Il semble que la police a abandonné toute velléité de débloquer les rues ou d’empêcher physiquement les déambulations libres sur les routes. Les forces de l’ordre se fixent devant les points stratégiques, l’Assemblée nationale, l’Elysée, la place de l’Etoile, et ne bougent plus. Partout, ça déborde, ça bloque, ça barricade, ça court, ça crie.
14h
Une seconde incursion aux Champs-Elysées via le faubourg Saint-Honoré est décidée, et cette fois, la foule charge en hurlant, à pied et en moto. Des fumigènes craquent, les klaxons font un raffut monstre, les gens s’agglutinent devant les CRS. L’hostilité commence à être palpable même si certains s’obstinent à chanter « la police avec nous ». Finalement, par dépit, nous repartons dans l’autre sens, en bloquant toutes les rues alentour.
Les gens commencent à vraiment s’énerver, à renverser les pots de fleurs, à utiliser des vélos et des trottinettes en libre accès – que nous haïssons tant – pour bloquer la circulation, à déplacer toutes les grilles et le matériel déposés dans la rue. Les motards, qui prennent la tête d’une partie du cortège, commencent à remonter les Champs en direction du périph. D’autres font des chaînes humaines en se donnant la main. Sur le chemin, la majorité des rues qui donnent sur l’avenue des Champs-Élysées sont bouchées par des amoncellements de grillages. Nous remontons au son des moteurs, des klaxons et des acclamations qui accompagnent la construction de chaque nouvelle barricade. Arrivés à la place de l’Etoile, nous découvrons qu’elle est bloquée par d’autres groupes, et nous continuons à descendre par l’avenue de la Grande Armée vers la porte Maillot. Les quelques voitures de police, qui remontent en sens inverse, ne font rien pour nous en empêcher.
Vers 15h30 – 16h, le périphérique est durablement bloqué par une foule étrange de gilets jaunes, de gens sans gilets, et de quelques kways noirs. Contrairement à ce qu’on entend à la télévision, les automobilistes bloqués ne manifestent que très discrètement leur mécontentement et patientent sagement dans leur voiture. Souvent, même, ils arborent un gilet jaune sur leur pare-brise, et klaxonnent chaleureusement ou ouvrent leur fenêtre pour saluer les manifestants, en passant le barrage qui filtre quelques voitures par minute. Des motards et des vélos font un concours de roue arrière au milieu du périphérique. Un papy lâche : « c’est comme en mai 68 ». On en profite pour se reposer un peu et apprécier le spectacle.
17h
Aux alentours de 17h, alors que nous quittons le point de blocage de la Porte Maillot pour retourner sur la Concorde, l’ambiance est assez différente de celle de la première partie de la journée, que les journalistes avaient injustement qualifié de « bon enfant ». A mesure que la nuit tombe, la composition de la foule change. Il y a toujours autant de Gilets Jaunes, mais il y a aussi beaucoup plus de jeunes sans gilets, de personnes plus « déterminées ». En descendant les Champs, nous constatons que l’intégralité de la circulation est bloquée. Il ne reste plus que les quads, les scooters, les camions, les vélos et les trottinettes des sympathisants qui se baladent en toute liberté sur l’avenue. Alors que quelques centaines de manifestants descendent sur la chaussée, des camions de CRS se profilent au loin. Tout de suite, on s’organise pour libérer le passage à nos amis motorisés, et on renverse les barrières au sol pour permettre aux piétons de les sauter tout en bloquant la police. Une femme en gilet jaune commence par reprocher cette attitude aux manifestants, puis ayant à son tour remarqué les camions, se met à participer à l’effort collectif.
Pour arriver plus vite à la Concorde, nous nous accrochons à un camion qui passe par-là et qui trimballe du monde sur son toit, des mamies en gilet jaune, des jeunes de cité, des mecs à dreadlocks. Depuis le haut du camion, on entend « C’est la guerre !! » et le lancinant « Macron démission ». Sur la place de la Concorde, on apprend qu’une nouvelle incursion vers le Palais de l’Elysée est en cours. Un tag aperçu raccourcit la Marseillaise à l’essentiel : « Aux armes ». Sur le chemin, les poubelles sont en feu, ça sent la lacrymo pour la première fois de la journée, et toutes les rues regorgent d’une foule loufoque et incroyablement diverse. Derrière les portes lumineuses de leurs boutiques de luxe, quelques vendeurs en costard courent se cacher face aux coups de pression humoristiques de certains manifestants. Aucune vitrine n’est cependant brisée. Le soir est tombé quand nous nous massons dans la rue qui débouche sur le Palais de l’Elysée. Les flics sont toujours là, beaucoup plus agressifs. Ils tentent de nous prendre en sandwich, matraquent une grande femme en gilet jaune qui hurle qu’elle n’a « rien fait ». Le gaz lacrymogène disperse finalement la foule dans toutes les rues du quartier.
18h
Plus aucune voiture ne passe, les routes sont rendues à des cortèges étranges de piétons, de Clio 2 remplies à craquer, de manifestants en roller. On finit par se retrouver sur la place de la Concorde à quelques milliers. On ne sait plus trop ce qui se passe ailleurs, mais une bonne partie des manifestants est en fait plus haut sur les Champs. De notre côté, un blocage de la rue de Rivoli s’organise et provoque un bouchon de plusieurs centaines de mètres. Au fil des minutes, les CRS et les gendarmes se rapprochent et nous acculent contre cette barricade. La place de la Concorde est peu à peu débloquée. Sur la barricade, les débats sont vifs : certains estiment qu’il faut la maintenir, car c’est la garantie de notre sécurité (les camions de police ne peuvent pas arriver par la rue de Rivoli si la rue est bloquée), d’autres estiment qu’il est temps de partir en sens inverse sur la même rue de Rivoli et de laisser tomber la barricade avant de se faire attraper.
Vers 19h, une manifestation sauvage part donc à contre-courant de la rue de Rivoli. C’est le sprint final car les camions de police nous collent aux basques avant de nous atteindre au carrefour de l’Opéra. La manifestation sauvage se disperse dans la foule, cette fois-ci complètement étrangère aux événements en cours, quelques kilomètres plus loin.
Nous terminerons par quelques remarques :
— Mort et remords de la gauche. Ce qui s’est passé samedi 17 novembre rappelle, s’il en était besoin, qu’il y a infiniment plus de vie et d’avenir dans ces formes sauvages de lutte que dans les manifestations fossilisées et autorisées des directions syndicales. Les syndicats ont refusé d’appeler à un mouvement qui contient pourtant leurs revendications les plus courantes (pouvoir d’achat, retraite, etc.) et qui rassemblent largement au sein des travailleurs. Malgré son absence, Laurent Berger de la CFDT appelle maintenant le gouvernement à réunir au plus vite « le patronat et les syndicats » pour nous refaire le coup des accords de Grenelle. Presque heureusement, le gouvernement n’est prêt à aucune concession. Par ailleurs, le 17 novembre a réalisé tous les fantasmes des gauchistes du « cortège de tête » : indiscernabilité et mélange, autonomie vis-à-vis des syndicats et des partis, coalescence des mécontentements, manifs sauvages partout, définition d’une temporalité propre et indépendante des syndicats-partis. A côté de ce qui s’est passé samedi dernier, les manifestations mensuelles du printemps 2018 font pâle figure, alors qu’une manifestation « gilets jaunes » est déjà prévue la semaine prochaine.
— Intelligence collective de la situation. Alors que le printemps 2018 avait plutôt marqué une régression dans la détermination des luttes depuis 2016, avec des occupations-bastions et des manifs qui ne tentent rien, toutes les grand-mères et tous les enfants présents le 17 novembre ont participé le plus naturellement du monde à la construction de barricades. On ne s’effarouchait pas de voir le mobilier urbain renversé ou utilisé à des fins de blocage, ni d’être accompagné de gens masqués. Il est vrai que les attitudes des manifestants envers la police ont été très ambiguës au moins au début, mais plus la journée a avancé, plus les manifestants se sont rendus compte (après quelques échecs à accéder à l’Elysée, matraquages et gazages) que la police était plus un obstacle qu’un allié potentiel. Comme on peut regretter que des Gilets Jaunes croient encore à « la police avec nous », on peut regretter à la suite de cette journée que des gauchistes la considèrent uniquement dans leurs tactiques comme un ennemi (à attaquer) et non comme un obstacle (à forcer, à traverser, à contourner).
— Gilets jaunes et écologie. En plus de répéter bêtement la phraséologie gouvernementale, certains gauchistes et écolos ignorent les nombreux articles qui ont montré que la taxe sur le gazoil n’avait rien d’une loi « écologique », puisqu’une toute petite partie seulement des sommes obtenues sont affectés à l’« écologie ». C’est en outre une loi injuste, puisqu’elle fait payer une inexistante transition écologique à des gens qui sont voués à la voiture pour aller au travail, à cause de l’urbanisme des 70 dernières années (« Ecologie oui, racket non » dit une pancarte). Est-il besoin de rappeler par ailleurs qu’aucun gouvernement d’aucun pays n’a pris de réelle mesure écologique et que nous courons à la catastrophe (60 morts, 250 000 déplacés en Californie dans les feux de forêts) ? Il n’est pas question d’attendre la réaction de ceux qui sont les premiers à l’origine de cette situation – Etats et multinationales. Une mobilisation de mécontentement général, diffus et déterminé comme celui du 17 novembre est aussi l’occasion de faire entendre des mots d’ordre écologiques et de les mener à leurs conséquences.
— Perspectives politiques. Certains reprochent aux Gilets Jaunes d’être un phénomène réactionnaire « pour le droit de polluer », « pour le pouvoir d’achat et le droit de consommer ». Rien n’est plus faux. D’autres déplorent depuis leur chambre l’absence de « discours de classe », d’analyse marxiste, de revendications écologiques, etc. En réalité, il n’y a qu’à déplorer leur propre absence le 17 novembre, qui aurait permis la diffusion de ces idées et stratégies.
Car contrairement à beaucoup d’entre nous, les bloqueurs et manifestants autonomes en gilet jaune ne sont pas des stases résultant d’une idéologie rigidifiée comme une statue de l’argile sèche, mais des processus ambulants que vents et marées – c’est-à-dire tant l’extrême-droite que d’autres camps, dont le nôtre, mais aussi et surtout des événements et des expérimentations – peuvent orienter, réorienter, reconfigurer, séparer et réunir à l’infini, mais aussi durcir et transformer à leur tour en militants professionnalisés si aucune force ne s’y oppose.
La composition du phénomène et ses pratiques invitent en ce sens à définir les potentiels politiques à l’oeuvre moins par les identités élaborées à partir de sociologismes de comptoir que par les actes et les possibles lignes de fuite qu’ils dessinent. Le geste induit avant tout de prêter quelque intelligence et réflexivité aux membres des masses en jaune, plutôt que de leur opposer la métaphysique économiciste des intérêts.
— A deux doigts. Nous avons été plusieurs fois à une ligne de police d’accéder au palais de l’Elysée ou à l’Assemblée nationale, qui ne seraient certainement pas sortis intactes d’une visite « démocratique » du peuple amassé ce jour-là dans la rue. Et si les groupes plus équipés familiers des cortèges habituels, défaits des a priori qui les ont fait rester chez eux ou venir en simples curieux, avaient pu discrètement percer les lignes des flics ?
On peut se permettre de rêver qu’un beau saccage, certes minimal étant donné le rapport de force qui se serait alors révélé, mais tout de même significatif, aurait constitué l’aboutissement d’une telle opération. Nous ne sommes pas dupes ni fétichistes au point de penser qu’un beau saccage mène automatiquement au communisme ; mais nous nous devons d’être réalistes au point d’affirmer qu’il peut constituer une étape de la stratégie de la tension au sein de laquelle il devient possible pour nous de s’y frayer un chemin.
[2] https://dijoncter.info/?chantage-vert-colere-noire-gilets-jaunes-671&fbclid=IwAR2WOWMoHeEEw-gAGsNAvpbrJvLVS_2c7eT62JTzJK2dKcWoAO2m1J0iBYU
[3] « Les patrons de la police et de la gendarmerie, Eric Morvan et Richard Lizurey, ont souligné l’évolution du profil des militants au fil de la journée. « Les manifestants bon enfant se sont parfois transformés en casseurs », a ainsi observé le général Lizurey, citant l’utilisation de cocktails molotov sur l’A4 ou de sabres à La Réunion. « Cette bascule suscite notre attention », a aussi appuyé Eric Morvan. Les autorités craignaient ce samedi soir que le bilan s’alourdisse avec la tombée de la nuit, augmentant ainsi le risque d’accidents routiers.
La crainte était sans doute justifiée. « En trois heures, il y a eu autant de blessés graves qu’en une journée et presque autant de blessés légers » affirmait une source policière. »
Voilà un texte qui nous change heureusement des débats théoriques jargonnants et arguties subtiles sur « le caractère de classe des gilets jaunes ». Cela fait penser à Choses vues de Victor Hugo. Cela n’en a pas le talent, certes, mais le regard amical posé sur les manifestants est dépourvu d’à priori, de préjugés. Cela m’en a bien plus appris que bien des pesants pédants textes récents sur les populisme.