paru dans CQFD n°142 (avril 2016), par , illustré par Antony Huchette
mis en ligne le 12/10/2018 – commentaires
Le Bordelais. Ses vignes, ses tonnes de pesticides. Depuis le décès de son vigneron de père, imputé à l’arsénite de sodium, Valérie Murat guerroie contre les firmes phytosanitaires. Et c’est toute une région qui découvre la face cachée de ses grands crus : une terre empoisonnée.
Une voix claire, posée. Une voix qui a promis au père mourant qu’elle ne lâcherait pas l’affaire. James-Bernard Murat était viticulteur dans le Libournais. Il est mort en décembre 2012 d’un cancer broncho-pulmonaire. Sa fille, Valérie, explique : « Le cancer de mon père a été reconnu en lien avec une exposition à l’arsénite de sodium, de 1958 à 2000, par la Mutualité sociale agricole (MSA). L’arsénite était le seul produit efficace pour lutter contre l’esca, un champignon qui ravage les vignobles depuis l’Antiquité. »
Dès 1955, la MSA épingle l’arsénite de sodium dans son tableau des maladies professionnelles. Il faudra attendre 1973 pour que le poison soit banni de l’arboriculture et de la culture de la pomme de terre. Las, une dérogation autorise son utilisation dans la viticulture jusqu’en 2001, date où la substance sera complètement interdite car reconnue officiellement cancérogène en dépit des équipements de protection individuels. Un demi-siècle de propagation chimique durant lequel James-Bernard Murat n’est informé de rien. « Ni les distributeurs, ni les revendeurs, ni les commerciaux, ni les représentants de la MSA, personne n’a prévenu mon père de la dangerosité des produits. Il n’a jamais rencontré de médecin de la MSA. Pendant 42 ans, on a dit aux vignerons : “Si vous vous protégez, il n’y a pas de danger”. Quatre mois après le diagnostic du service de pathologie professionnelle, ça a été le gros coup de bambou. »
Étiquettes foireuses
2006. La pègre du pesticide a déjà effectué son green washing et s’appelle désormais Union des industries de la protection des plantes (UIPP). Elle met sur pied le réseau Adivalor qui va récupérer chez les vignerons les bidons contenant de l’arsénite, restés sous clé depuis cinq ans. « Chaque vigneron se voyait remettre un bon : Monsieur Machin a ramené tel jour 28 kilos de Midipyral et 4 de Pyralesca. Ensuite des camions venaient récupérer les stocks. » La suite est floue : enfouissement ou destruction des bidons ? Les recherches de Valérie sont restées vaines. Mais le problème est ailleurs : en faisant disparaître tous les contenants d’arsénite, ce sont les preuves de la connivence entre services étatiques et firmes phytosanitaires qui disparaissent également. Valérie : « Les demandes d’homologation de mise sur le marché sont faites par les firmes. Depuis 1955, elles savaient que les produits étaient cancérogènes, mais ça ne les a pas empêchés de continuer à les commercialiser avec des étiquetages erronés et incomplets. Les étiquettes auraient dû porter la recommandation “R45” du Centre international de recherche sur le cancer (Circ) : “cancérogène avéré, catégorie 1”. Or, il y était écrit “R40, cancérogène suspecté, preuves insuffisantes. Peut provoquer le cancer”. Non seulement elles ont continué à mettre sur le marché des produits dont elles savaient la dangerosité mais elles ont trompé, dupé les paysans sur les étiquettes. Les services de l’État avaient un rôle de police phytosanitaire qu’ils n’ont pas rempli. Erreur d’un gratte-papier ou bien preuve d’une collusion entre l’État et les firmes ? Je penche pour cette seconde hypothèse. Les firmes ont pris un tel pouvoir grâce au lobbying que les services étatiques sont vérolés. [1] »
Mai 2014. Vingt-trois écoliers de Villeneuve-de-Blaye (Gironde) sont pris de malaise et hospitalisés. L’école est bordée de vignes où des épandages ont eu lieu. La FDSEA [2] dégaine et accuse… un viticulteur bio d’avoir balancé du soufre. On n’est plus à une couleuvre près. Du côté assos environnementales, on a dans le collimateur le traitement de parcelles conventionnelles : entre les deux camps, la guerre est déclarée. Valérie raconte comment le Comité interprofessionnel des vignerons de Bordeaux a communiqué à ses troupes : « Les journalistes sont sur les dents. Surtout si vous pulvérisez, respectez bien la vitesse du vent, équipez-vous bien, ne donnez pas une mauvaise image de la profession. » Dans leur com’, pas eu une ligne sur les gosses hospitalisés. La fuite d’un document interne de l’Agence régionale de santé (ARS) vient laver le vigneron bio de tout soupçon. Extrait : « Des tracteurs ont répandu le jour même des produits fongicides […] contenant les substances actives suivantes : le mancozèbe, le mefenoxam, la spiroxamine […] Les effets connus des fongicides identifiés sont concordants avec les symptômes décrits par les enfants et personnels de cette école. » L’enfumage de la FDSEA aura fait long feu. Et surtout, la question de l’empoisonnement phytosanitaire commence sérieusement à inquiéter. « Le docu “Cash Investigation” [3] diffusé le 2 février a agi comme un électrochoc dans la population. Dans la foulée, on a organisé une marche blanche contre les pesticides le 14 février. » Six cents personnes ont battu le pavé à Bordeaux.
Aux soldats de la chimie
Les vignerons, coincés entre omerta du milieu et survie économique, frôlent la schizophrénie, comme le confirme Valérie : « Ils continuent à traiter leurs vignes alors qu’ils savent que ces produits sont dangereux. Mais on leur a tellement bourré le crâne qu’ils acceptent de sacrifier leur santé. Ils culpabilisent car ils connaissent ces histoires de gosses intoxiqués, de fausses-couches, de malformations de bébés ; ils ont entendu parler des perturbateurs endocriniens, des produits cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques. Ceux qui traitent à côté d’écoles ou d’habitations se disent : “Mais putain, combien j’en ai empoisonnés ?” On ne leur permet pas d’exprimer le fait qu’ils se sont fait avoir. J’ai vu mon père se l’avouer. C’est pas facile de t’avouer que tu t’es fait entuber pendant 42 ans. L’avouer à ta femme, à ta famille, à tes confrères. » Paysans-pollueurs, voilà les vignerons marqués du sceau d’infamie. Un stigmate bien pratique qui absout les principaux coupables et profiteurs. « Les premiers responsables, ce sont les firmes qui continuent à foutre ces saloperies sur le marché. Ce sont des entreprises prédatrices qui ont transformé l’agriculture en une activité mortifère et ont fait des paysans de bons petits soldats de la chimie. Et aujourd’hui, on voudrait leur faire porter toute la responsabilité ? Mais moi je dis non ! » Le 27 avril, cela fera un an que Valérie a déposé plainte pour homicide involontaire. L’enquête préliminaire suit son cours.
Notes
[1] La preuve par neuf apportée par Fabrice Nicolino et François Veillerette dans Pesticides. Révélation sur un scandale français, Fayard, 2007.
[2] Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles.
[3] « Cash Investigation – Produits chimiques, nos enfants en danger », de Martin Boudot, diffusée le mardi 2 février 2016 sur France 2.
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