Antipédagos, pédagos et hyperpédagos selon Philippe Meirieu

L’ interview de P. Meirieu par Faïza Zeroula a provoqué des tombereaux de commentaires non seulement ineptes mais fort souvent injurieux de la part de commentateurs qui n’ont jamais lu une ligne de l’œuvre pourtant fort dense de cet enseignant, que je tiens personnellement pour l’un des pédagogues importants de ce dernier

 

 

 

L’excellente interview de Philippe Meirieu par Faïza Zeroula a provoqué (comme d’habitude pour ce qui concerne cet éducateur) des tombereaux de commentaires non seulement ineptes mais fort souvent injurieux de la part de commentateurs qui n’ont jamais lu une ligne de l’œuvre pourtant fort dense de cet enseignant, que je tiens personnellement pour l’un des pédagogues importants de ce dernier demi-siècle. De sorte que je ne saurais trop recommander (du haut de mon grand âge) à toutes celles et ceux qui entrent dans la carrière de lire ce dernier opus, au moins celui-là, qui synthétise en quelque sorte ce que tout enseignant, jeune et moins jeune, devrait savoir en matière de pédagogie et d’histoire de l’éducation.

Car, je le disais déjà voici presque vingt ans dans un article publié dans « Libération » : à l’école le problème ce n’est pas les élèves, c’est les profs ! (les injures vont pleuvoir, je le sais bien mais peu me chaut) et dans mon livre « L’école des riches, l’école des pauvres » (La Découverte, 2001).

Je ne suis nullement un inconditionnel de Philippe Meirieu, comme on va le voir, ni de nul autre. Ainsi, sur la question des enseignants je me sépare très nettement de lui quand il affirme que les professeurs sont « des professionnels de l’apprentissage » (p. 264). Je ne le crois pas et je crois déceler chez lui, peut-être, un soupçon de corporatisme qui m’apparaît comme particulièrement mal venu.

J’ai suffisamment côtoyé de véritables professionnels pour savoir que les enseignants non seulement n’en sont pas mais que, comme les politiques, ils ne doivent pas l’être : ce mécanicien de précision capable de monter et de démonter un mécanisme complexe pour ainsi dire les yeux fermés et qui jamais n’engage un outil dans un délicat engrenage sans l’avoir auparavant ausculté, jaugé pour en apprécier la pertinence… Ou ce technicien qui n’a de cesse d’avoir résolu le dysfonctionnement de circuits électroniques complexes, consultant tous les documents nécessaires et qui, le problème résolu contemple son œuvre apaisé et ravi. Ce sont là des professionnels, mais non les enseignants dont on aurait du mal à définir ce que c’est que leur professionnalisme tant la pâte qu’ils ont à pétrir se révèle vivante, insaisissable, imprévisible, souvent déconcertante, bien loin de la placidité de l’inerte matière.

Les enseignants sont ou devraient être des citoyens engagés. Engagés dans une entreprise autrement complexe et délicate qui nécessite au plus haut point savoirs et savoir-faire multiples loin de toute spécialisation professionnelle. De sorte que je suis heureux que Philippe Meirieu emploie l’expression « engagement éducatif » (p. 93) qui, j’en suis bien d’accord, ne doit être « ni vorace ni désinvolte ».

On ne peut pas déplorer, comme il le fait parfois, avec raison, l’inculture de nombre d’enseignants et affirmer simultanément leur« professionnalisme ». Les trente cinq années que j’ai vécues, allègrement, (par comparaison au dix précédentes, mortifères, passées à l’usine) dans l’institution scolaire, enseignant toujours et volontairement en ZEP, m’ont convaincu du peu d’intérêt que nombre d’enseignants portent à la pédagogie et à l’éducation en général. J’ai très vite été abasourdi par l’inculture de nombre de mes collègues, comme on dit, en ces matières.

Une anecdote ici me revient à l’esprit : la documentaliste du dernier collège où j’ai enseigné, rue de la Fontaine-au-Roi à Paris, en pleine ZEP de Belleville, avait pris l’habitude de glisser dans mon casier « Le Monde de l’Éducation » et, quand je m’en étonnai, elle me dit, résignée, « tu es le seul à le lire ».

Un autre de mes désaccords avec P. Meirieu concerne la place des parents dans l’école. Il redoute, en effet, et depuis fort longtemps, ce qu’il appelle ici « l’intrusion » des parents (p. 184) et le fameux « consumérisme scolaire » dont on sait qu’il consiste à se débrouiller pour inscrire ses enfants dans les écoles qui semblent les meilleures quitte, s’il le faut, à déserter l’institution publique.

Pour ce qui est de « l’intrusion », il s’agit souvent d’une minorité de parents eux-mêmes enseignants ou proches des professions « psycho-tout-ce-que-l’on voudra », en tout cas de professions à haut capital culturel qui s’autorisent à porter un jugement sur ce qu’ils voient de l’activité des professeurs de leurs enfants.

Et pourquoi pas ? Il s’agit de leurs enfants et quand on a vu de près le comportement désinvolte, parfois aberrant de certains enseignants (désolé mais le solidarisme corporatiste n’a pas sa place ici), on comprend que des parents s’émeuvent quelque peu. Le comble de l’aberration se rencontre quand des enseignants contestent les pratiques infligées à leurs enfants et qu’ils les infligent eux-mêmes… à leurs élèves.

Cependant la meilleure façon de s’opposer aux intrusions ne consiste pas à élever des barrières à l’entrée des établissements mais à organiser l’intervention des parents dans l’école (je laisse ici de côté les intrusions violentes qui relèvent du fonctionnement social dont l’école est l’une des principales victimes).Organiser la présence des parents dans l’école c’est mettre en place les structures favorisant la manière dont on va se parler et les garde-fous protégeant la pratique pédagogique des enseignants. Et cela fonctionne, je l’ai expérimenté pendant des années, comme parent, dans l’école publique Decroly de Saint-Mandé et brièvement comme enseignant. Bien sûr cela ne va pas sans assemblées et réunions houleuses, parfois même tumultueuses, tumulte grâce auquel cette école que tous les gouvernements ou presque depuis la Libération ont souhaité faire disparaître continue à exister pour le plus grand bonheur des enfants (et des parents) qui y vivent.

Dans les « établissements difficiles » comme on dit pudiquement, le problème n’est pas l’intrusion de parents mais bien plutôt l’inverse, l’appréhension sinon la peur des parents à l’idée de devoir entrer dans l’école. Il faut voir certains d’entre eux traînés aux « réunions parents-professeurs » par leurs enfants qui parfois doivent assurer l’interprétariat. Il faut aller les chercher s’exclament alors certains enseignants quand d’autres se réjouissent secrètement de cette faible fréquentation qui leur permet de rentrer chez eux plus tôt que prévu.

En effet, il faut aller les chercher comme le faisait ce professeur de mathématiques de la Fontaine-au-Roi qui adorait ce quartier dans lequel il évoluait comme un poisson dans l’eau, qui s’invitait chez les uns et les autres jusqu’à être lui-même invité aux mariages et aux anniversaires et qui ramenait les gamins au collège ( par la peau du cou si nécessaire) et dont les anciens élèves mariés et pères ou mères de famille lui manifestaient des années plus tard leur reconnaissance.

J’ai vu également des groupes d’enseignants (à Saint-Ouen, par exemple) se donnant comme « projet » de faire entrer les parents dans l’école, de les inciter à participer à l’organisation des « événements » (sorties, fêtes, portes ouvertes, rafraîchissement des peintures ou jardinage), de les inviter de temps à autre jusque dans les classes où alors les cours s’en trouvaient pacifiés et d’autant plus « productifs ».

Quant aux fameux consumérisme scolaire je ne peux lire ces lignes (p.82) sans douter qu’elles aient été écrites par P. Meirieu : Ils (les tenants du discours hyperpédago) sont « peu réceptifs aux arguments sur la ghettoïsation progressive de la société française et la clanification de son École… et pour cause : ils la souhaitent ardemment, tant ils aiment l’entre-soi et cherchent à protéger leur progéniture des mauvaises fréquentations ».

Je vais revenir à ceux que l’auteur qualifie d’hyperpédagos et désigne (p.62)comme « le troisième larron » mais auparavant un mot sur ceux qui cherchent à protéger leur progéniture des « mauvaises fréquentations ». Je ne conçois pas que l’on puisse reprocher à des parents de chercher à protéger leurs enfants. Quant aux « mauvaises fréquentations » on voit bien le sous-entendu de l’expression et je la trouve particulièrement mal venue car ce que souhaitent ces parents, qu’ils soient « libéraux » ou libertaires (mais pas les deux en même temps selon l’absurdité de l’oxymoron mis à la mode par la famille Cohn-Bendit), c’est plutôt que leurs enfants puissent vivre une enfance heureuse, chacun ayant sans doute sa propre conception de ce qu’est une enfance heureuse. Et pour conclure sur ce point une nouvelle « anecdote de la Fontaine-au-Roi » :

Un des libraires du quartier, militant de la mixité sociale, inscrivit ses enfants au collège dans lequel se côtoyaient des élèves d’une trentaine de nationalités différentes. Les enfants du libraire, de mère suédoise, étaient plus blonds que les blés et, en outre plutôt « intellos » bien sûr. A la fin de l’année scolaire les parents nous firent part de leurs regrets et de leur désolation mais ils retiraient leurs enfant de ce collège où ils avaient si mal vécu. Que ceux qui n’ont jamais vu de près la ghettoïsation de l’école leur jettent la première pierre. Je les approuvai chaleureusement.

Venons-en pour terminer aux « hyperpédagos » auxquels l’auteur règle leur compte. Qui sont-ils ? On ne le sait pas trop car ici P. Meirieu procède par amalgames répétés.

Des anarcho-spontex « d’une naïveté confondante affirmant que les enfants naturellement libres et bons, avides d’apprendre et désireux de grandir, semblaient pouvoir être abandonnés à eux-mêmes et, dès lors qu’ils bénéficiaient du regard bienveillant de l’adulte, constituaient une collectivité sereine et équilibrée bien plus efficace que n’importe quelle école » ? (p.62,63). Et qui osent en outre quand ils le peuvent créer une école différente dont les méthodes ne sont pas tolérées dans l’école publique ?

Qui sont-ils ? Sans doute pas les pédagogues libertaires pour lesquels il semble avoir une certaine affection, citant ici Sébastien Faure, mais ailleurs Robin ou Francisco Ferrer pour ce qui est du passé et pour ce qui est du présent, Grégory Chambat et l’excellent site on ne peut plus libertaire « Questions de classes ».

Mais alors qui est cet hyperpédago ? Quelqu’un qui développe un discours particulièrement dogmatique fondé sur le respect absolu de l’enfant, qu’il faut arracher à l’école maltraitante ; il exalte sa curiosité naturelle et son amour spontané pour autrui avec, selon les cas, un zeste d’écologie ou de bouddhisme, de théosophie ou de « développement personnel ». Il évoque, bien sûr, la nécessité de la « méditation » pour « éveiller la conscience » et « permettre au moi profond de se réveiller », etc. (p. 67).

Évidemment ces hyperpédagos n’hésitent pas à solliciter quelque mécène de leur connaissance pour fonder une école privée et contribuer ainsi au délabrement de l’Institution publique. Autrement dit ce sont des hyperpédagos libéraux-libertaires, peut-être même carrément libertariens dont « la vulgate s’infiltre un peu partout […] ».

J’avoue ma perplexité quand, dans ces pages, P. Meirieu semble découvrir (et je sais bien qu’il fait seulement semblant de le découvrir) que le fonctionnement de la société dire libérale s’approprie sans vergogne pour mieux les détourner et les intégrer à son propre fonctionnement les idées, les pratiques, les formulations et jusqu’aux intellectuels qui un temps furent voués aux gémonies. Ce que l’on appelait tout simplement naguère la « récupération ». On peut consulter à cet égard les très pertinentes chroniques de Nicolas Truong dans Le Monde, en particulier celle du 26/6/18 intitulée : « Comment la droite récupère les intellectuels de gauche (Camus, Orwel, Simone Weil) ».

Mais il est un exemple, à mon avis particulièrement significatif de cette « récupération », c’est celui du syndicalisme qui, révolutionnaire au début du vingtième siècle, fut progressivement récupéré par la concession « d’améliorations immédiates » comme dit la « Charte d’Amiens » mais au détriment du projet révolutionnaire « d’émancipation intégrale qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste » comme dit aussi cette célèbre charte. De sorte que le syndicalisme, sujet radical de transformation sociale, s’instaure progressivement en tant que « partenaire social » c’est-à-dire cogestionnaire de la société qu’il prétendait subvertir.

Ainsi également du concept d’autogestion récupéré par les entreprises en un lexique évocateur de bien-être : autonomie, responsabilisation, travail en équipe, décisions collectives visant à, « l’épanouissement de la personne au travail » (sic).

Rien d’étonnant donc à ce que le libéralisme s’approprie les apports de la pédagogie active voire révolutionnaire pour, les détournant à son profit, mieux lubrifier les rouages de son propre fonctionnement qui bien souvent ont tendance à se gripper. Mais on ne peut amalgamer ce phénomène bien connu à toutes les tentatives de création d’écoles différentes (sans en appeler au mécénat) et d’autres « lieux de vie alternatifs », d’autant plus que l’on peut être persuadé que l’espoir (pour peu qu’il y en ait un) se trouve bien plus dans la multiplication des alternatives qui, de fait, se réalisent sur tous les continents que dans les « petits pas » au sein des institutions publiques, les deux d’ailleurs n’étant pas incompatibles.

En somme, autant je partage les convictions de Philippe Meirieu pour ce qui est de la pédagogie à mettre en œuvre (pédagogie du projet, coopérative, institutionnelle, etc.) dans le but de construire, autant que faire se peut, une école émancipatrice, autant je ne peux partager son rejet de toute alternative à l’École étatique. Il sait mieux que quiconque, il le dit dans cet ouvrage, combien certaines de ces écoles, à commencer par celle de Célestin Freinet, nécessairement privées puisque rejetées par l’État, ont nourri l’Institution éducative publique. C’est donc d’une divergence politique qu’il s’agit ici, ce qui n’a rien d’étrange tant on sait bien que l’Éducation est nécessairement une question politique.

 

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