Les dirigeants soumis à la pression des intérêts financiers, anxieux de démentir les doutes qui s’accumulent sur leur capacité à gouverner et de montrer qu’ils commandent encore quelque chose – la police ! – sont confrontés à des militants et des paysans déterminés à défendre un projet de vie, à travers un territoire. « L’État de droit réellement existant, c’est celui qui permet les exactions à Calais et à la frontière italienne, celui qui arrache leurs couvertures aux migrants et les gaze quand ils viennent prendre un café, celui qui crée sans cesse de nouvelles formes juridiques pour que le travail coûte toujours moins cher au capital et que le premier soit toujours plus facilement exploitable par le second. » Alors que le rêve d’une classe moyenne universelle intégrant l’immense majorité de la population, alibi réformiste pour la « classe de l’aliénation consumériste », est parti en fumée, on ne doit plus s’attendre qu’à une « aggravation mortifère de l’exploitation » ou au « dépassement du capitalisme ». « La révolution nécessaire ne peut être qu’un basculement, un changement de civilisation planétaire qui s’étendra sur des décennies. » « Le sentiment que l’humanité est au bord du gouffre est désormais largement partagé. La colère contre ce qui l’y a menée l’est beaucoup moins. »
Serge Quadruppani dénonce la violence des mobiliers urbains conçus « pour occuper les têtes avec la pub et empêcher les plus pauvres de se reposer », des téléphones, concentrés de la brutalité de l’exploitation des travailleurs et de celle des « logiciels conçus pour produire l’addiction pixellisée », des agences bancaires qui ont remplacé les hausses de salaire par le « crédit qui isole et domestique l’individu », de la « bureaucratie européenne lobbytomisée qui ouvre grand les portes à Monsanto et les ferme (…) aux réfugiés des guerres allumées ou attisées par l’Occident ». Il dénonce le caractère fondamentalement prédateur des Grands Projets qui détruisent « la nature et la culture d’un lieu sans tenir compte des mille projets de ceux qui en prenaient soin parce qu’ils y vivaient », qui « garantissent des profits exorbitants aux grands groupes industriels et financiers, civils et militaires, désormais incapables d’obtenir des taux de profits élevés sur des marchés globaux saturés ». « Les économistes sont les gardiens du « cercle de la raison » d’un monde qu’emporte la folie de l’accumulation capitaliste. Leur tâche est de nous y garder enfermés » en nous convainquant de travailler plus pour gagner moins. Il décortique le programme de prospective « Territoires 2040 » qui annonce clairement un projet global d’aménagement articulé autour de grandes métropoles connectées entre elles et bien séparées des territoires où survivent les populations dévalorisées.
Fort de sa fréquentation des « ennemis des Grands Projets », il évoque leurs luttes. Même si les concepteurs du projet de la ligne Lyon-Turin s’appuyaient, il y a trente ans, sur des prévisions de triplement du fret et qu’il est aujourd’hui inférieur à ce qu’il était en 1998, si la Cour des comptes estime que son coût est passé de 12 à 26,1 milliards, si la ligne ferroviaire actuelle n’est utilisée qu’à 17% de ses capacités, le chantier continu, uniquement utile à ceux qui ont remporté les appels d’offre. La référence aux résistances passées, brève république partisane antifasciste en 1945 et République des Escartons auto-administrée durant quatre siècles, réamorce « leur charge émancipatrice ». « Le mouvement No TAV a déjà remporté une victoire : la formation d’un sujet collectif opposé au monde tel qu’il va. » L’ancrage dans la réalité d’un territoire tranche avec l’abstraction des lieux de pouvoirs. La mise en réseau des batailles, citoyennes ou radicales, est en train de créer « une mine mondiale de pratiques militantes, de savoirs et de créativités». Sur le bocage de Notre-Dame des Landes, par-delà les tensions sur les différentes pratiques, se manifeste « la recherche d’un autre mode de vivre ensemble, fondé sur la gratuité et la prise de décision sans hiérarchie ni rituels assembléistes figés et figeants ». « Le plus fort, c’est qu’en s’opposant à un monde, ils sont en train d’en créer un autre. » « Les forces sociales qui changeront la face du monde se définissent par leur capacité à construire du commun contre un ennemi commun. » Ce qui permet de se passer d’un « État de droit » sur la ZAD, c’est que l’activité humaine tend à s’y libérer du travail. Une recherche vitale de la juste mesure dans la réalité s’oppose à « l’irrationnelle rationalité ». Les relations basées sur la confiance et la mise en commun sont à l’inverse des logiques qui s’appuient sur le soupçon et l’individualisme.
Cette analyse, lucide état des lieux de notre monde tel qu’il va, des enjeux et des forces en présence, est certainement une des plus précise, des plus fouillée et des plus claire que nous ayons pu lire. Serge Quadruppani ne nous leurre pas avec des propositions réformistes, voeux pieux dont on n’a jamais pu constater les résultats, mais défend une radicalité concrète et assumée. Entre le camp de « la fourberie sordide » et celui du « courage de l’utopie », son choix est fait.
LE MONDE DES GRANDS PROJETS ET SES ENNEMIS
Voyage au coeur des nouvelles pratiques révolutionnaires
Serge Quadruppani
160 pages – 13 euros
Éditions La Découverte – Paris – Mai 2018
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