31 mai 2018 / Moran Kerinec (Reporterre)
Parmi les craintes suscitées par Linky, celles liées à l’usage et à la protection des données personnelles tiennent une place de choix. Que fera Enedis des données collectées ? L’entreprise est-elle claire au sujet du respect de la vie privée des « usagers » ? Reporterre fait le point.
- Cet article est le deuxième d’une enquête en cinq volets que Reporterre consacre au compteur Linky. Hier, nous avons publié «Le passage en force de Linky suscite la révolte».
«Pourquoi est-on là? Pour comprendre à quoi sert ce fichu Linky et s’il est vraiment bon pour nous», lance Sophie, une habitante de Couzon-au-Mont-d’Or. Près de 70 personnes se sont réunies ce soir dans la salle des fêtes de ce petit village situé à une poignée de kilomètres de Lyon. Tous sont présents pour comprendre ce qu’est ce curieux compteur électronique qui remplace dans les foyers la vieille machinerie mécanique qui calculait leur consommation d’électricité. À l’invitation de l’association Vivre Couzon, deux élus municipaux sont venus débattre de ce nouveau dispositif en compagnie du collectif d’opposants au Linky Pièces et Main d’œuvre. «Un compteur a été installé chez ma grand-mère, mais elle ne sait absolument pas à quoi il sert de plus par rapport au précédent», dit Mathilde, venue se renseigner elle aussi. Parmi les sujets de la soirée, l’un est d’importance : à quoi sert la masse de données collectées par le Linky?
C’est que le compteur est extrêmement bavard sur les habitudes de ses usagers. Il est capable de relever à distance des données de consommation journalière bien plus fines que les appareils traditionnels. Ces informations remontent une fois par jour vers les centres de gestion des données d’Enedis via les CPL (courants porteurs en ligne). Avec l’accord de l’usager, le distributeur d’électricité peut augmenter le nombre de relevés journaliers et fournir des informations plus précises en construisant une «courbe de charge» qui permet d’informer l’usager sur ses pics de consommation et l’aider à les réduire. Ces relevés permettent théoriquement à Enedis de fonder ses factures sur les consommations réelles, et non sur des estimations.
Mais ces avantages peinent à convaincre les sceptiques. «En général, plus les gens sont dans la précarité, plus économiser revient à chauffer modérément et à éteindre la lumière. Une bonne campagne d’information sur la chasse au gaspillage est immensément plus efficace et moins chère pour faire des économies», explique Stéphane Lhomme, farouche opposant au compteur communicant.
«Nous ne sommes encore qu’aux prémices de l’exploitation de toutes les potentialités de ce compteur»
Le Linky peut également avoir d’autres usages. Une analyse approfondie des courbes de consommation permet de déduire un grand nombre d’informations sur les habitudes de vie du foyer équipé : heure de lever et de coucher de ses membres, nombre de personnes présentes dans le logement, qualité de l’isolation thermique, présence ou non des habitants… Des informations qui inquiètent les spectateurs de la conférence à Couzon-au-Mont-d’Or. «Le Linky est un levier pour numériser une part de vie qui ne l’est pas encore. Ça va transformer nos faits et gestes en données», s’insurge une spectatrice.
Ce sont justement ces faits et gestes qui éveillent l’intérêt d’une pléthore d’acteurs économiques, comme l’explique Enedis elle-même dans une brochure datant de 2015 : «Nous ne sommes encore qu’aux prémices de l’exploitation de toutes les potentialités de ce compteur : Big data, usages domotiques, objets connectés… L’installation des compteurs communicants bénéficiera à l’ensemble de la filière électrique. Le programme Linky est suivi de près par les acteurs majeurs du secteur de l’énergie : fournisseurs, distributeurs, producteurs, équipementiers, start-up…» Grâce aux informations fournies par le Linky, ces «acteurs majeurs» pourraient proposer des services et des offres commerciales ciblés à leurs clients. Cette situation n’inquiète pas Enedis, qui assure «la protection de ces informations personnelles, qui sont la propriété du client» et promet de n’envoyer les chiffres «qu’une fois par mois aux fournisseurs».
Mais une partie de l’opinion n’est pas tranquille, comme l’exposait Philippe Aigrain, cofondateur de la Quadrature du Net, devant la Commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale qui s’intéressait aux «enjeux des compteurs communicants» : «Il faut prendre conscience que le fait qu’un compteur appartienne au distributeur, ou soit sous son contrôle, plus ou moins universellement accepté lorsqu’il s’agissait d’un dispositif “bête”, devient intolérable lorsque ce dispositif intègre une intelligence et des algorithmes, si élémentaires soient-ils, cette intelligence ayant de surcroît été conçue par d’autres dont on ne partage pas nécessairement les buts.»
- Un compteur Linky.
D’autant que les détails entourant la collecte de ses données restent flous, et sont régulièrement sous le feu des critiques, tant des associations anti-Linky que des institutions de la République.
En théorie, le consommateur pourrait limiter la collecte de ses données en refusant de les partager plus d’une fois par jour. Mais cela réduirait alors son accès à une courbe de charge précise lui permettant de mieux réguler sa consommation énergétique. Dans les faits, le distributeur d’électricité a longtemps peiné pour offrir à ses «clients», qu’ils soient ou non déjà équipés du Linky, les informations nécessaires pour mener leur choix en toute conscience. Cette situation a déjà été épinglée à de nombreuses reprises par la Ligue des droits de l’homme, la Cour des comptes et par la Cnil (Commission nationale de l’informatique et des libertés).
«Il a fallu attendre trois ans après la recommandation de la Cnil de 2012 pour préciser les conditions d’enregistrement de la courbe de charge dans les compteurs»
Cette dernière a préconisé en 2012 et en 2015 de prendre des dispositions afin d’assurer la protection des données personnelles. Mais sans obtenir de réaction satisfaisante d’Enedis. Comme le rappelle la Cour de comptes, «il a fallu attendre trois ans après la recommandation de la Cnil de 2012 pour préciser les conditions d’enregistrement de la courbe de charge dans les compteurs. Les recommandations en matière de protection des données collectées par les compteurs communicants ont été prises en compte en dernier lieu dans le décret du 10 mai 2017, qui précise les modalités de mise à disposition des données de comptage à des tiers avec l’accord de l’usager concerné». Ce qui n’empêchait pas le distributeur d’électricité de se féliciter en décembre dernier de suivre «scrupuleusement» les recommandations de la Cnil. Aujourd’hui, l’entreprise affirme à Reporterre avoir récemment reformulé les courriers d’informations envoyés à ses clients pour leur expliquer le principe des données collectées.
Mais les problèmes d’opacité concernant la transmission des données personnelles ne sont pas l’apanage d’Enedis. Les autres producteurs d’énergie sont aussi en cause. Le 5 mars dernier, la Cnil a mis en demeure le fournisseur privé Direct Énergie, avançant que le consentement des usagers ne serait pas «libre, éclairé et spécifique», et ne respecterait pas la loi Informatique et Libertés de 1978. «L’information communiquée aux clients est trompeuse à double titre, prévient la Cnil, [les usagers] pensent consentir à l’activation du compteur Linky — or seul le gestionnaire du réseau de distribution active ce compteur — et la finalité de la collecte leur est présentée comme conduisant à une facturation au plus juste, ce qui est à ce jour inexact.» Pour le garant des libertés numériques, «le client a donc l’impression, erronée, qu’il choisit d’activer le compteur alors qu’il ne consent, en réalité, qu’à la collecte de ses données de consommation». La cadence précise de la remontée des données de consommation effectuée par cette collecte n’est pas non plus spécifiée aux usagers, alors qu’elle s’opère toutes les demi-heures.
«On est en train de normaliser une situation de surveillance. Cela ne devrait pas être le cas»
Les manquements des fournisseurs d’énergie à leurs obligations n’ont pas échappé aux détracteurs du compteur, comme le démontre Me Magarinos-Rey, avocate de plusieurs mairies anti-Linky. Parmi les conseils qu’elle prodigue aux maires se trouve en bonne place la proposition d’un arrêté municipal qui vérifie que toutes les informations soient délivrées aux personnes et que leur soit offerte la possibilité de refuser le stockage des données personnelles en local. «Ce sont des choses qui ne sont pas prévues par Enedis, et qu’Enedis refuse, explique la juriste. L’entreprise mène un déploiement à marche forcée avec un calendrier très serré, en impliquant de nombreux sous-traitants qui ne respectent pas du tout les recommandations de la Cnil en matière d’information des personnes. Enedis refuse de se plier, ne serait-ce qu’à cet accompagnement communal du déploiement. Elle pense que ça va la freiner dans le respect de son agenda.»
Une autre inquiétude du mouvement anti-Linky est que l’appareil pourrait également servir d’indicateur aux services de gendarmerie et de police. Utilisé comme outil d’investigation, il permettrait de surveiller la présence d’individus au sein de leur logement, ainsi que leurs horaires d’entrée et de sortie. «On est en train de normaliser une situation de surveillance. Cela ne devrait pas être le cas», dit un spécialiste des données personnelles.
Pour minimiser cette collecte des données, les défenseurs du compteur font le parallèle entre les données partagées par le Linky et celles, tout aussi conséquentes, recueillies chaque jour par les mastodontes états-uniens Facebook, Google, voire celles recueillies par les téléphones portables. Une comparaison que balaient ses adversaires : «On peut décider de ne pas s’inscrire sur les réseaux sociaux, dit Stéphane Lhomme. On peut décider de ne pas emporter son portable partout, de le poser… On peut décider de ne pas avoir de carte de fidélité… Le problème de Linky, c’est qu’on nous l’impose, et que lui, on ne peut pas l’éteindre.»
- Suite de notre enquête demain
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