Générateurs de vapeur défectueux dans les centrales françaises : délicieuse audience au Conseil d’État

Lundi 14 mai 2018, saisi par l’Observatoire du nucléaire à propos des générateurs de vapeur défectueux en service dans le parc nucléaire français, situation aussi sidérante que dangereuse mais à laquelle personne (ou presque) ne semble porter attention, le Conseil d’État a organisé une « enquête à la barre ».

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Il s’agit d’une procédure fort ancienne et tombée depuis longtemps en désuétude, mais « qui vit une nouvelle jeunesse, le Conseil d’Etat y recourant de manière accrue depuis quelques années en particulier pour éclairer la résolution des contentieux économiques et financiers les plus complexes. » (1)
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Sans nourrir d’espoirs excessifs sur le résultat final de notre démarche, pourtant parfaitement justifiée, nous ne pouvons que nous féliciter de voir que le Conseil d’État a pris cette affaire avec le sérieux qu’elle mérite au vu de la gravité des conséquences possibles, à savoir tout simplement un Fukushima français, contrairement à l’ensemble des médias (*) qui n’avaient dépêché personne mais qui, il est vrai, avaient des affaires autrement plus importantes à traiter : succession de Johnny Halliday, mariage princier en Grande-Bretagne, etc.
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Un ordre du jour soigneusement élaboré
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Loin de bâcler l’affaire, le Conseil d’État a donc réuni une formation complète (un Président, deux Assesseurs, deux Maîtres des requêtes et d’autres Conseillers d’État), convoqué EDF et l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), invité bien sûr l’Observatoire du nucléaire, mais aussi soigneusement élaboré l’ordre du jour (voir document attaché), remontant même chronologiquement jusqu’à la révélation publique, le 7 avril 2015, des défectuosités de la cuve du réacteur EPR en construction sans fin à Flamanville (Manche).
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Rappel : une procédure en référé en janvier 2017
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Pour mémoire, l’Observatoire du nucléaire avait saisi le Conseil d’État en urgence fin 2016 pour tenter d’empêcher le redémarrage annoncé par EDF, avec la bénédiction de la gentille ASN, de trois réacteurs sur la vingtaine concernée, à savoir Tricastin 3, Gravelines 2 et Dampierre 3.
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Au final, tous les réacteurs dotés de générateurs de vapeur défectueux avaient pu très vite redémarrer grâce entre autre à un argument très « scientifique » avancé par EDF dans son mémoire en défense et réitéré sans honte oralement : « L’arrêt de réacteurs en période de froid hivernal poserait des problèmes pour l’approvisionnement énergétique« . Avouez que, finalement, la métallurgie n’est pas une science très compliquée.
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Pourquoi seulement ces trois réacteurs ?
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Comme expliqué ci-dessus, lorsque l’Observatoire du nucléaire a déposé son recours, n’était annoncé que le redémarrage des trois réacteurs suscités (2). Voilà pourquoi, un an et demi plus tard, seuls ces trois réacteurs sont visés par la procédure qui a perduré entre temps alors que, bien sûr, tous les réacteurs qui fonctionnent actuellement avec des générateurs de vapeur défectueux devraient être arrêtés.
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Reprenons tout dans l’ordre
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Le 7 avril 2015, l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) publiait une note (3) titrée « Anomalies de fabrication de la cuve de l’EPR de Flamanville » rendant publique une importante malfaçon reconnue par la société Areva sur la cuve du réacteur EPR en construction à Flamanville (Manche).
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Notez bien que, contrairement à ce qui est écrit ici ou là, ce n’est pas l’ASN qui est à l’origine de cette révélation explosive (4). A la suite de cette information, outre le suivi du dossier de la cuve elle-même, l’ASN demandait à Areva et EDF de faire des vérifications sur le parc nucléaire.
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De surprise en surprise
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Il est alors effectivement apparu que de nombreuses pièces, fabriquées soit par Creusot Forge soit par l’entreprise japonaise Japan Casting and Forging Corporation, étaient elles aussi défectueuses, ce qui avait totalement échappé à EDF et à l’ASN (dont on ose encore nous dire qu’elles sont « à la pointe de la sûreté nucléaire »).
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Ainsi, le 18 octobre 2016, l’ASN publiait une note (5) titrée « L’ASN prescrit la réalisation sous trois mois de contrôles sur les générateurs de vapeur de cinq réacteurs d’EDF dont l’acier présente une concentration élevée en carbone » qui précise que « Les analyses menées à la demande de l’ASN par EDF depuis 2015 concluent que certains fonds primaires de générateurs de vapeur, fabriqués par Areva Creusot Forge ou JCFC, présentent une zone de concentration importante en carbone pouvant conduire à des propriétés mécaniques plus faibles qu’attendu« .
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La tactique du gendarme (du nucléaire)
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Or, le 5 décembre 2016, l’ASN (qui se fait appeler sans rire le « gendarme du nucléaire ») publiait une nouvelle note (6) titrée « Situation des générateurs de vapeur dont l’acier présente une concentration élevée en carbone : l’ASN considère que le redémarrage des réacteurs concernés peut être envisagé« .
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Une position plus que surprenante de la part de l’ASN qui, dans cette même note, reconnaissait pourtant que la concentration excessive en carbone « peut conduire à des propriétés mécaniques de l’acier plus faibles qu’attendu, et remettre en cause la sûreté des réacteurs, qui repose sur l’exclusion de la rupture de ces composants« .
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Exclusion de rupture
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Il faut absolument retenir que « l’exclusion de la rupture » de la cuve ou d’un générateur de vapeur ne signifie pas qu’elle ne peut pas se produire mais que cette rupture ne doit en aucun cas se produire : on se trouverait alors en situation d’accident nucléaire majeur pouvant être comparable à ceux de Tchernobyl ou Fukushima.
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Faire fonctionner des réacteurs nucléaires avec des pièces conformes est déjà une terrifiante prise de risque car, selon la formule consacrée, le risque zéro n’existe pas, mais il est encore plus irresponsable et injustifiable de faire fonctionner des réacteurs avec des cuves ou des générateurs de vapeur non conformes.
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Contrôle technique
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Pour obtenir l’autorisation de redémarrer les réacteurs comportant des pièces non conformes, EDF a indiqué à l’ASN qu’elle allait prendre des « mesures compensatoires » : c’est comparable à un automobiliste dont la voiture a été recalée au contrôle technique mais qui veut quand même rouler… en s’engageant à conduire prudemment et, surtout, à accélérer et freiner avec modération. Sauf que là, la voiture est une centrale nucléaire.
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Ces curieuses demandes ont été explicitées lors d’une conférence de presse commune tenue par l’ASN et l’IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire) le 5 décembre 2016, dont on peut voir la vidéo sur le site web de l’ASN. On apprend ainsi que « par exemple, la température d’un réacteur décroît ou croît normalement de 28°C par heure lors des phases d’arrêt et de redémarrage. Les réacteurs visés par cette décision devront limiter les variations de températures à 14°C par heure lors de ces phases transitoires« . (7 et 8)
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Mesures compensatoires et dispositions complémentaires
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Ces « mesures compensatoires« , supposées éviter un choc thermique qui causerait la rupture de la pièce et donc l’accident nucléaire grave, ne sont toutefois pas évidentes à mettre en œuvre en toute circonstance. En effet, dans son courrier (9) du 5 décembre 2016 adressé à EDF, le directeur général de l’ASN demande à EDF de prendre des « dispositions complémentaires » pour essayer de limiter autant que faire se peut les situations dans lesquelles la baisse de température du réacteur serait trop rapide.
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Interdire les évènements imprévus…
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Par exemple : « Je vous demande de mettre en œuvre des dispositions complémentaires permettant de limiter la probabilité d’occurrence d’un choc froid sur un fond primaire de générateur de vapeur ; vous examinerez notamment la possibilité d’un renforcement de la surveillance exercée par l’équipe de conduite et la mise en place de dispositions destinées à empêcher le redémarrage d’une pompe primaire à la suite d’une ouverture intempestive de la vanne régulant le débit dans les échangeurs du circuit de refroidissement du réacteur à l’arrêt« . (9 à nouveau)

Pour reprendre l’image de la voiture délabrée mais autorisée quand même à rouler, il s’agit en quelque sorte de passer avant elle en suppliant les automobilistes de ne pas occasionner un embouteillage ou avoir un accident car, derrière, arrive une voiture qui ne doit sous aucun prétexte freiner brusquement. La « sûreté » nucléaire française tourne à la farce.
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Les « règles de l’art »
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Mais ce n’est pas tout : dans son avis technique (10) du 30 novembre 2016, l’IRSN estime acceptable le fonctionnement des réacteurs avec les dites « mesures compensatoires », toutefois sous réserve de l’exactitude des chiffres donnés… par EDF : « Sous réserve que les mesures [de teneur en carbone] aient été réalisées dans les règles de l’art et en conformité avec les précautions annoncées par EDF à l’égard de la décarburation, l’IRSN considère que l’hypothèse d’une teneur en carbone au plus égale à 0,39 % en face externe est recevable pour la suite de la démonstration« .
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Nous avons questionné en séance les représentants de l’ASN sur la vérification du respect de ces fameuses « règles de l’art » et leurs réponses embarrassées ont bigrement intéressé les conseillers d’Etat : finalement, c’est seulement EDF qui assure avoir bien agi
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Mais ce n’est pas tout : nous avons pu montrer, ce qui a aussi suscité un réel intérêt chez les Conseillers d’État, que c’est à la centrale nucléaire du Bugey (Ain) que l’ASN avait fait une inspection consacrée aux tests de concentration carbone opérés par EDF.
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La « justification » de l’ASN est que « les contrôles réalisés sont du même type sur chacun des réacteurs concernés« . Donc, on nous demande croire sur parole que, si EDF a correctement réalisé les tests au Bugey (mais toujours sous réserve qu’ils aient été faits « dans les règles de l’art »), cela a alors forcément été aussi le cas dans les autres centrales. Qui peut être convaincu par ces affirmations parfaitement gratuites ?
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Conclusion
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Nous avons finalement demandé au Conseil d’État de contraindre EDF et l’ASN à tout simplement appliquer leurs propres exigences, à savoir que la concentration en carbone des générateurs de vapeur doit être conforme et que, de fait, les réacteurs qui ne respectent pas cette limite ne doivent pas être autorisés à fonctionner, même avec ces curieuses « mesures compensatoires » et « dispositions complémentaires ». Résultat dans quelques semaines (date non connue à ce jour).
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Stéphane Lhomme
Directeur de l’Observatoire du nucléaire

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(*) On notera que l’Agence France Presse (AFP) n’a pas commis la même « erreur » que lors de l’audience en référé où elle avait (par mégarde ?) envoyé une journaliste dont il a fallu ensuite censurer la dépêche, de peur de déclencher en France un « inutile » débat de société sur le thème « Est-ce bien raisonnable de faire fonctionner des réacteurs nucléaires avec des pièces cruciales défectueuses ?« . En n’envoyant personne, la direction de l’AFP n’a donc pas eu besoin cette fois de censurer.
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(1) http://www.conseil-etat.fr/Actualites/Discours-Interventions/Enjeux-et-defis-du-Conseil-d-Etat-de-France
(2) http://www.romandie.com/news/Nucleaire-trois-reacteurs-doivent-redemarrer-le-20-decembre_RP/760903.rom
(3) https://www.asn.fr/Informer/Actualites/EPR-de-Flamanville-anomalies-de-fabrication-de-la-cuve
(4) http://www.observatoire-du-nucleaire.org/spip.php?article336
(5) https://www.asn.fr/Informer/Actualites/Controles-complementaires-sur-les-generateurs-de-vapeur-de-cinq-reacteurs-d-EDF
(6) https://www.asn.fr/Presse/Actualites-ASN/Situation-des-generateurs-de-vapeur-dont-l-acier-presente-une-concentration-elevee-en-carbone
(7) http://www.actu-environnement.com/ae/news/generateurs-vapeur-defectueux-ASN-autorise-redemarrage-reacteurs-nucleaires-28021.php4
(8) http://www.lemonde.fr/planete/article/2016/12/05/l-asn-autorise-le-redemarrage-de-8-reacteurs-nucleaires_5043705_3244.html
(9) https://www.asn.fr/Media/Files/Aptitude-au-service-des-fonds-primaires-de-generateur-de-vapeur-fabriques-par-JCFC
(10) http://www.irsn.fr/FR/expertise/avis/2016/Documents/novembre/Avis-IRSN-2016-00369.pdf

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