samedi 5 mai 2018, par
Il en va exactement de même pour Mai 68 que pour toutes les expériences personnelles que nous avons très intensément vécues. On ne peut les contempler comme un simple souvenir et, quand nous les évoquons, nous ne pouvons éviter de revenir vers elles d’une manière presque physique, comme si elles étaient encore vivantes, comme si elles étaient encore tendues vers l’incertain horizon de leur avènement.
Et, bien sûr, il est très difficile de parler d’une expérience qui est encore en cours ou dans laquelle nous nous trouvons encore émotionnellement impliqués, parce que ce qui nous vient alors, en premier lieu, ce ne sont pas des paroles mais un flot de sentiments, un déferlement d’expériences, des rafales d’images et un tourbillon de désirs… C’est-à-dire, tout sauf des paroles, tout plutôt que des paroles… Un peu comme si l’intensité même de l’expérience vécue mettait les paroles en crise.
Cette crise des paroles [1] est, dans ce cas particulier, d’autant plus paradoxale que Mai 68 fut, entre autres choses, l’éclosion et l’explosion de la parole, une des plus grandes prises de parole collectives qu’ait connues l’histoire.
Mais la crise des paroles et — pourquoi le nier ? — l’énorme nostalgie qui alimente aussi cette crise s’estompent rapidement dès que nous comprenons que parler de 68, ce n’est pas se remémorer ce qui se produisit quarante ans en arrière, ce n’est pas s’immiscer dans le registre discursif de la mémoire et du souvenir, mais c’est avant tout participer à l’effort pour essayer de mieux comprendre notre propre ici et maintenant.
Et la raison pour laquelle réfléchir sur Mai 68 signifie moins contempler le passé que penser le présent est bien simple : certains événements surviennent, font irruption avec plus ou moins de force dans une certaine situation historique et disparaissent ensuite en nous laissant comme seul legs que leur souvenir.
Toutefois, d’autres événements marquent un avant et un après. Les choses étaient d’une certaine manière avant qu’ils ne se produisent et deviennent autres après qu’ils sont advenus. Quand cela a lieu, l’événement excède la mémoire qu’il laisse, il la déborde et il se prolonge dans ce qui vient après.
Mai 68 est un événement de ce type, qui ferme une époque et en ouvre une autre, et comme il se trouve que l’époque qu’il a ouverte ne s’est pas encore refermée, Mai 68 continue, dans une certaine mesure, d’affecter notre temps.
Dès que l’on évoque les événements de Mai 68, il est fréquent que quelqu’un pose la question de son éventuel succès ou, plus souvent, de son prétendu échec final, même si, dans ce cas, il ne paraît pas très pertinent d’envisager les choses en ces termes.
On peut parler, en effet, avec pertinence, du succès ou de l’échec d’un projet, d’un projet qui est conçu pour atteindre tel ou tel résultat, d’une action qui est entreprise dans tel ou tel but. Mais il n’y eut jamais aucun projet d’aboutir à Mai 68. Cela s’est simplement produit. Bien sûr, Mai 68 ne tomba pas du ciel, certaines causes l’engendrèrent, mais il fut bien loin de constituer le résultat d’un projet ; il fut, littéralement, un événement.
Événement totalement inattendu, Mai 68 laissa complètement abasourdis ses propres acteurs et causa la stupéfaction dans le monde entier. Parce que personne n’imaginait que quelque chose de semblable pût se produire. Alors même qu’il avait entrepris sa marche, répétons-le, l’événement demeurait encore inimaginable pour nous. Mai 68 ne fut jamais le projet de personne.
Il est littéralement impossible de parler de succès ou d’échec à propos des événements, ou, si l’on veut tordre le sens des mots, le succès d’un événement est tout simplement d’avoir eu lieu — son échec serait, a contrario, celui de ne pas s’être produit. Mai 68 eut effectivement lieu et là réside, si l’on veut, son seul et indéniable succès.
L’ineffable ex-président espagnol Aznar a écrit, dans ses dispensables Mémoires, que Mai 68 fut une simple tragi-comédie ; d’autres ont dit que Mai 68 ne fut tout au plus qu’une simple parodie de révolution, qu’il fut quelque chose comme une simple opérette à la française où, en réalité, il ne se produisit quasiment rien. On a insisté sur le fait qu’il n’y eut pratiquement — ou à peine — aucune victime mortelle, comme si l’ampleur d’une confrontation se quantifiait en nombre de vies fauchées. On a dit, enfin, que Mai 68 ne fut qu’une simple affaire d’étudiants.
Minimiser l’importance de ce qui eut lieu en 68 constitue une prise de position politique assez répandue. C’est une opinion discutable et nous sommes donc libres de ne pas la partager du tout. Toutefois, les deux dernières affirmations, celle qui soutient qu’il n’y eut pas de morts et celle qui énonce que ce fut une simple affaire d’étudiants, contredisent la vérité et ne sont pas recevables.
Une simple affaire d’étudiants ? Peut-être, mais pour soutenir ce point de vue il faut négliger le fait que ce furent les occupations d’usines qui injectèrent à Mai les énergies qui lui permirent de subsister au-delà de la première nuit des barricades. Et il faut aussi oublier que ce furent les millions — oui, les millions — de travailleurs en grève qui amplifièrent l’intensité et la durée de la résonance que trouva Mai au plus profond de la sensibilité antagoniste. Ce fut ce qui se produisit dans le monde du travail qui donna à Mai sa dimension d’événement historique, une dimension qu’il aurait difficilement atteint s’il s’était agi d’une simple affaire d’étudiants.
Peu de victimes mortelles ? Tout au plus, quelques travailleurs et pratiquement pas d’étudiants ? Peut-être, mais pour pouvoir dire cela, il faut oublier les dizaines et les dizaines de participants de Mai qui sont morts comme conséquence directe de ces événements. En effet, quand la normalité fut peu à peu rétablie, ils ne supportèrent tout simplement pas la perspective de devoir renoncer aux promesses de Mai, ils ne purent pas continuer à vivre comme avant et ils sortirent de la vie, d’une manière ou d’une autre, dans les semaines, dans les mois ou dans les années immédiatement postérieures.
Je ne mentionne pas cet élément avec l’intention de dramatiser, mais parce qu’il nous permet peut-être de ressentir quelle fut la passion qu’engendra Mai 68, quelle fut l’intensité des expériences que suscita l’événement, quel fut l’enthousiasme qu’il réussit à éveiller et quelle fut la force avec laquelle il changea, en l’espace de quelques jours, des histoires de vie qui paraissaient irrémédiablement tracées, définies une fois pour toutes.
Pour beaucoup de ceux qui se laissèrent emporter par le souffle de Mai 68, celui-ci fut un cadeau aussi inattendu que précieux. Il fut la source d’un plaisir extrême, qui parvint à dévier radicalement des trajectoires personnelles dont le travail, la consommation et l’élevage des enfants balisaient l’horizon des désirs.
Mai 68 fut, certainement, une lutte, une lutte violente par moments, âpre, tendue, exténuante, exigeante et pleine d’amertume, comme le sont toutes les luttes. Mais ce fut aussi une fête merveilleuse, une expérience qui donnait du plaisir et un sentiment de bonheur. Il nous enseigna que c’est précisément dans cette conjonction que réside probablement une des conditions pour que la lutte soit productive. Au lieu de remettre à la fin de la lutte le plaisir de savourer ses éventuels résultats, c’était au sein même de l’action que se nichaient les récompenses ; elles faisaient partie de ce que celle-ci nous apportait quotidiennement.
Dans sa phase la plus intense, Mai 68 fut un mouvement aussi éphémère qu’un éclair mais son empreinte subsiste encore et ses effets — ce que produisit Mai — sont intimement inscrits dans les fibres du présent. Nous avons appris, à ce moment-là, des choses qui changèrent nos façons d’agir, nos façons de nous organiser, notre manière de penser politiquement, et qui semèrent, entre autres, certaines des graines d’où surgirent ultérieurement les nouveaux mouvements sociaux, en leur ouvrant de nouvelles voies, mais en clôturant aussi d’anciens chemins.
Il ne faut pas oublier, en effet, que l’extrême importance de Mai tient aussi à ce qu’il déclara désuet : ces chemins qu’il jugea impraticables, ces pratiques de lutte, ces modèles organisationnels, ces conceptions politiques qu’il disqualifia et qui devinrent caduques. En définitive, à tout ce qui lestait le bagage antagoniste et contre lequel Mai lança un NON ! assourdissant.
L’opération de démolition entreprise par Mai 68 et menée avec une véhémence absolue contribua à faire en sorte que les mouvements sociaux ne fussent plus coulés dans le même moule que celui qui servait depuis plus d’un siècle.
Je ne voudrais pas céder à la caricature mais, pour vous convaincre de la radicalité des changements produits par Mai 68, il suffit de se souvenir qu’avant 68 le gros du militantisme d’opposition ne voyait aucun inconvénient à se laisser encadrer, de manière disciplinée, dans des structures organisationnelles clairement avant-gardistes et s’auto-attribuant le rôle de conduire les masses vers leur libération. Simplement parce qu’elles s’imaginaient détentrices de la juste ligne, dotées du savoir politique correct et convaincues qu’elles étaient seules à connaître le chemin à suivre.
Ce type de pratique militante instaurait, dans une large mesure et le plus naturellement du monde, une séparation marquée entre le domaine du politique et la sphère de la vie quotidienne, et cela sans que ses adeptes ne prêtent la moindre attention aux nombreuses contradictions induites par cette coupure.
Pour les organisations se réclamant de ce type de militantisme, il était, en outre, normal, que fussent reproduites, en leur sein et sans la moindre gêne, les hiérarchies et les structures de domination fondant la société qu’elles prétendaient combattre. Ce faisant, elles reprenaient à leur compte la division classique entre dirigeants et dirigés. Baignant dans une vision eschatologique du monde, ce type de militantisme justifiait tous les sacrifices au nom d’un hypothétique futur porteur de radieuses promesses.
Après Mai 68, cette conception du militantisme et ces pratiques militantes cessèrent d’être assumées de manière confiante et acritique par ceux-là mêmes qui refusaient de se soumettre au statu quo en vigueur, ou à tel ou tel de ses aspects, et qui prétendaient agir pour changer les choses.
Parallèlement à cet extraordinaire travail de démolition, Mai 68 fit également œuvre positive en créant les éléments d’une nouvelle intelligence de l’antagonisme social et en élaborant de nouvelles pratiques d’opposition, dont les germes étaient déjà présents dans d’autres mouvements des années 1960, comme celui des Provos d’Amsterdam.
Dans cette tâche de création de nouvelles grilles de signification, Mai 68 nous enseigna, par exemple, que les énergies sociales nécessaires à faire surgir des mouvements populaires puissants et des pratiques antagonistes d’une certaine intensité ne préexistent pas nécessairement, mais viennent de l’intérieur de certaines situations. Plutôt que d’imaginer que ces énergies se trouvent là en état latent et qu’elles sont libérées ou font surface grâce aux situations créées, il faut penser qu’elles sont engendrées par la création même de ces situations et se constituent en leur sein.
Il s’agit, par conséquent, d’énergies qui peuvent apparaître toujours, à tout moment, même si, dans l’instant immédiatement précédent, elles n’existaient encore nulle part.
Nous avons appris, à ce moment-là, que ces énergies sociales se forment bien souvent quand l’institué se trouve débordé, quand un espace est soustrait aux dispositifs de pouvoir et quand il se vide du pouvoir qui l’investit. Quand on parvient, en définitive, à créer un vide de pouvoir. La création de ce type de situations fait que les énergies sociales se rétro-alimentent, elles perdent lentement de la force et, brusquement, s’intensifient à nouveau. Comme pour un orage.
Subvertir les fonctionnements habituels et les usages établis, occuper les espaces, transformer les lieux de passage en lieux de rencontre et de parole, tout cela délie une créativité collective qui invente immédiatement de nouvelles manières d’étendre cette subversion et de la faire proliférer.
Mai 68 nous rappela, avec beaucoup d’intensité, que les espaces libérés engendrent de nouvelles relations sociales, qu’ils créent de nouveaux liens et que, comparés aux liens préalablement existants, ceux-ci se révèlent vite extraordinairement plus satisfaisants. Les personnes éprouvent alors le sentiment de vivre une vie différente où elles jouissent de ce qu’elles font, découvrent de nouveaux plaisirs et entrent dans un processus de transformation personnelle profonde se produisant en très peu de temps, comme si intervenait une catalyse extraordinairement puissante.
Les personnes prennent alors conscience et se politisent en quelques jours, dans un très court laps de temps, non pas superficiellement, mais profondément.
Mai 68 nous rendit extrêmement méfiants vis-à-vis des conceptions avant-gardistes et des approches eschatologiques. Mai 68 nous incita au scepticisme face aux promesses d’un lendemain qui finit toujours par être renvoyé à plus tard, en nous rappelant que, si l’émancipation ne commence pas au sein même de l’action qui la porte, elle ne commence jamais. Mai 68 nous fit comprendre que seules les réalisations concrètes, ici et maintenant, sont capables de motiver les gens, de les inciter à aller plus loin, de leur faire percevoir d’autres façons de vivre. Mai 68 nous prouva aussi que, pour que ces réalisations puissent avoir lieu, les gens doivent les sentir comme résultant de leurs propres actions, de leurs propres décisions, en être réellement les artisans et se vivre effectivement comme tels. Ce n’est qu’à cette condition que leur degré d’implication et d’engagement peut croître jusqu’à l’infini.
En Mai 68, le privilège accordé à l’action directe, menée en son propre nom et en marge des canaux de médiation, ainsi que la très forte exigence de démocratie directe qui réduisait à la plus minime expression les procédures de délégation et de représentation, s’accordaient parfaitement avec une profonde méfiance envers les projets politiques qui s’exprimaient en termes de conquête du pouvoir. Ce qui s’ébauchait ainsi, c’était certains aspects de ce pari risqué que font, aujourd’hui, les nouveaux mouvements sociaux quand ils soutiennent que nous pouvons changer des aspects substantiels de la société sans prendre le pouvoir, sans attendre de le prendre et sans même essayer de le prendre. Car, pendant que nos énergies s’orientent vers la conquête du pouvoir, elles cessent de s’atteler à transformer la société et, si celle-ci n’a pas été transformée, la question de savoir qui en occupe la cime devient alors sans intérêt.
Enfin, Mai 68 mit l’accent sur le fait que, au-delà des relations de production, la domination s’exerce sur une multiplicité de champs et que les résistances doivent se manifester dans chacun de ces champs. Ce qui commençait à se dessiner ainsi, c’était une nouvelle subjectivité politique antagoniste où s’ouvraient de nouveaux espaces d’intervention. Quand l’horizon de l’antagonisme politique s’élargit, en effet, à tous les domaines où s’exercent la domination et la discrimination, tous les aspects de la vie quotidienne tombent dans son champ d’intervention. Prend alors forme une nouvelle relation entre la vie, d’une part, et la politique, d’autre part, car, à cet instant même, celles-ci cessent d’occuper des espaces séparés. Ce penchant pour le métissage de réalités artificiellement séparées explique peut-être la facilité avec laquelle Mai 68 pratiquait le mélange ou l’hybridation des genres. Et, en effet, en Mai 68, le discours politique n’était pas contradictoire avec les expériences festives, l’engagement le plus résolu pouvait parfaitement s’accommoder du refus de se prendre trop au sérieux, le non-conformisme allait de pair avec le défi, la provocation, l’insolence, le rire, la parodie, mais aussi avec la dérision exercée vis-à-vis des institutions et des valeurs les plus ringardes.
Si Mai 68 fut l’un des événements qui contribua à forger un nouvel imaginaire antagoniste, à créer de nouvelles pratiques d’opposition et à promouvoir d’autres manières de s’organiser, s’y référer aujourd’hui, mais avec le regard de notre époque, peut nous aider à réinvestir cet imaginaire, en l’enrichissant. C’est là que réside, pour moi, l’importance que peut avoir le fait de revenir aujourd’hui sur un événement qui, dans quelques années, se situera déjà, et rien moins, qu’à un demi-siècle de distance.
Tomás Ibáñez
Texte d’une intervention pour introduire un débat sur Mai 68
avec un collectif de jeunes près de Barcelone au début 2008,
publié en 2008 dans le n° 80-81 de la revue Archipiélago.
Traduit en français par l’auteur et publié en 2010
dans Fragments épars pour un anarchisme sans dogmes
par les éditions Rue des Cascades à Paris.
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