vendredi 19 janvier 2018, par Miquel Amorós
Plus le temps est éphémère,
plus encore il est orienté selon la mode.
(Walter Benjamin, Le Livre des passages.
Paris capitale du XIXe siècle)
Le défi que l’oligarchie politique catalane a exercé sur l’État espagnol est surprenant, et plus encore vu de l’extérieur. Mais ce qui est vraiment extraordinaire, c’est le soutien populaire obtenu, en partie du fait de ses propres mérites, mais aussi pour avoir fait converger dans le temps un certain nombre de facteurs favorables au soi-disant « procès ». La question catalane a frôlé la crise d’État. Personne n’ignore que le catalanisme politique a participé à la rédaction de la Constitution espagnole postfranquiste, et qu’il a joué un rôle stabilisateur pendant la « transition » de la dictature vers le système des partis amnésiques, facilitant à plusieurs reprises la « gouvernabilité » de l’État dont il aspire maintenant à se défaire. En contrepartie, il obtint des transferts substantiels. Probablement en fonction des liens qu’il entretient avec le monde des émotions, s’attache au nationalisme une disposition singulière à se développer en tant que mode. Et l’une des règles d’or de la mode est l’abolition du passé remplacé par un présent amnésique.
Autour de la Generalitat, les municipalités, les conseils provinciaux et autres institutions autonomes s’est établi un réseau d’intérêts politico-économiques en accord avec les intérêts financiers et commerciaux les plus importants. Le dynamisme capitaliste de la Catalogne exigeait une augmentation considérable du pouvoir de décision local qui se heurtait aux manières centralisatrices du vieil État monarchique. Il convenait d’attendre une redistribution des pouvoirs sous forme d’un nouvel « Estatut » affectant la gestion des infrastructures, et surtout en matière de compétences juridiques et fiscales. Cependant, le jugement du Tribunal suprême de 2010, qui en pratique annulait la charte autonomique promise, fut la douche froide et le signal d’un changement radical de stratégie de l’oligarchie catalane bourgeoise, qui ne pouvait même pas faire face aux dettes contractées par son Govern. En plaçant l’indépendance comme objectif à court terme, elle unifia tous les secteurs qui pouvaient se considérer comme lésés par la crise économique, par le gouvernement central corrompu et autoritaire, par la droite des cavernes, par la monarchie bourbonienne et par la globalisation capitaliste : petits entrepreneurs et commerçants, classes moyennes salariées, professionnels, fonctionnaires et forces de sécurité autonomes, syndicalistes, étudiants, maires, conseillers et habitants de quartiers de petites villes et de villages agricoles, séparatistes irrédentistes, esclaves de la mode, etc. Un « peuple catalan » était réapparu, prêt à obéir aux slogans que ses dirigeants lui transmettaient par le biais de dispositifs de mobilisation très efficaces (l’ANC, Omnium, TV3), en se comportant toujours de manière pacifique et civique, selon des scénarios préalablement fixés et élaborés jusque dans le moindre détail. Notons la répugnance des patriotes catalans pour les fronts nationaux, les assemblées de base délibératives, la kale borroka et les grèves sauvages. La propagande nationaliste a réussi à créer un monde séparé, calme, avec son importante symbolique, son baroquisme, ses héros, son baratin convivial et ses lieux communs, avec un discours, un peuple, des victimes et un ennemi faits sur mesure. Face à une imposante démonstration d’acquiescement populaire, telle celle qui eut lieu à l’appel du Govern, les parlementaires souverainistes pouvaient se présenter comme de scrupuleux accomplisseurs du mandat donné par un peuple formaté, qui, loin de se réunir en assemblées pour débattre et se constituer en tant que tel, s’en remet totalement à ses dirigeants politiques et à ses leaders médiatiques.
La notion de peuple est inhérente à celle de souveraineté, car le peuple souverain est source de droit, fondement d’une nouvelle légalité, plus « démocratique » que celle de l’État. En tant que peuple en lutte contre le colonialisme espagnol, il a « le droit de décider », c’est-à-dire de s’autodéterminer, de se séparer d’un État oppresseur, de promulguer des lois et de se doter de son propre gouvernement, de préférence républicain. En tant que « démocrates » authentiques, interprètes de la volonté populaire, les députés souverainistes devraient voter les nouveaux moyens juridiques d’autodétermination et ensuite les négocier de manière appropriée avec l’État espagnol, qui, comme on pouvait le supposer, n’aurait pas le cœur à ce travail-là. C’était le point faible de la stratégie souverainiste, ou mieux du récit « indepe », qui transformerait le spectacle de la séparation en comédie. La fin du « procès » n’a pas été aussi épique que le jour du référendum et celui de la première grève de l’histoire convoquée par le patronat. L’appareil souverainiste avait marqué un grand but contre son propre camp en livrant à la publicité le dispositif répressif du gouvernement central, mais après l’apogée de la déclaration symbolique d’indépendance au Parlament, un simple décret suffit pour que les choses revinssent sur la bonne voie. Il ne s’agissait pas d’indépendance mais de « dialogue ». Le « peuple » héroïque est resté à la maison immobile devant la télévision, tandis que les délégués des ministères de Madrid occupaient les départements administratifs catalans sans avoir besoin de l’intervention d’un seul agent de la force publique. Avec la délocalisation du siège de La Caixa et du Banc de Sabadell commençait une fuite des entreprises qui mettait en évidence, de concert avec une chute contrôlée du marché boursier et une baisse du tourisme, la rupture des exécutifs capitalistes avec le « procès ». C’était la deuxième erreur du souverainisme, de penser que le soutien des capitalistes était assuré malgré la perte de profits. Le troisième était l’internationalisation de la cause catalane. Le souverainisme a bien joué sa dernière carte, celle de la « médiation » internationale, mais la bataille diplomatique s’est soldée par un triomphe du gouvernement central, aucun État n’étant solidaire du « procès ». Comme dans le jeu de l’oie, le bloc souverainiste est revenu à la « case départ », renouant avec le victimisme de rigueur et les bagarres pour le leadership. Comme d’habitude, il a instrumentalisé la culture catalane, et accepté frivolement de nouvelles élections autonomes avec la circonstance aggravante d’avoir provoqué l’apparition d’un puissant espagnolisme « de pays ». Des sacoches étaient-elles nécessaires pour ce voyage ?
La réponse est oui. Le nationalisme, tout comme la mode, ne sera pas sous les feux de la rampe s’il atteint ses objectifs ; son triomphe supprime en lui la force différentielle, la particularité qui le rend attirant. Il est clair que la crise catalane a été suffisamment sérieuse pour que l’État envisage un autre encastrement de la Catalogne, avec une plus grande autonomie, mais ce ne seront pas les souverainistes actuels qui le négocieront. L’ennemi — le bloc unioniste — a émergé moralement et électoralement renforcé du conflit. La masse travailleuse urbaine, dépolitisée par des décennies de social-démocratie et de stalinisme, est devenue « constitutionnaliste » sans rien savoir de la Constitution. Dans les quartiers populaires de la zone métropolitaine de Barcelone, des grandes villes et de la côte, des drapeaux espagnols flottent au vent. Comme cela s’est produit à d’autres occasions, le degré de souveraineté sera déterminé par des partis non souverainistes. C’est l’ironie de l’histoire. Il est également évident que la Catalogne sera ingouvernable si on essaie de la diriger contre le souverainisme, même lorsque la mode sera passée. En outre, ses nombreuses contradictions n’auront aucune conséquence sur ses électeurs. Si les choses ne sont pas comme elles commencent, mais comment elles finissent, il est visible, pour ceux qui ne se conforment pas au récit officiel de la souveraineté, que le « procès » a été une farce très bien montée plus que toute autre chose, et ce qui peut sembler étrange, mais qui ne l’est pas, c’est que la plupart de ses partisans ne s’en soucient pas. Le souverainisme a été un excellent gestionnaire d’émotions. Ses troupes voulaient entendre exactement ce que leurs chefs leur disaient, sans se soucier du mensonge ou de la démagogie que les messages pouvaient contenir. Et ils le veulent toujours. La tromperie et la vérité ne se distinguent pas dans un contexte sentimental et hypnotique, parce que le nationalisme est une foi et que son but est dans les cieux. Ce que les masses cherchaient était la catharsis et celle-ci a eu lieu. La décharge émotionnelle qu’impliquaient les multiples scénographies a été faite avec un réalisme suffisant et, en somme, d’autres décharges mineures vont se succéder dans les cérémonies à venir d’une indépendance pure pour laquelle personne n’a besoin de s’immoler. C’est ce qui compte, le spectacle, non la vérité. Le peuple nationaliste est si confortablement monté dans son train, qu’il est possible de conclure que la terre promise est en fait le chemin de fer lui-même.
L’aspect inquiétant de l’affaire est le fait que les minorités contestataires ont mordu à l’hameçon et confondu ce qui était un différend entre deux fractions de la caste dirigeante avec une lutte populaire de libération. Une simple distribution des pouvoirs pris pour un conflit social ! Sans la moindre hésitation, ils s’engagèrent dans une mobilisation électorale qui ne prétendait dans le meilleur des cas qu’à constituer un État semblable à celui existant, mais seulement à une plus petite échelle. Une Españita (petite Espagne), comme l’a déclaré le regretté Agustín García Calvo. Des gens jusqu’à récemment poursuivis par les Mossos, objet de machination par les renseignements de la police catalane et décriés au Parlement, ont applaudi les forces répressives catalanes et ont défendu à mort les urnes fournies par le Govern, désireux de participer à un mouvement interclassiste sans remettre vraiment en question son sens et ses objectifs. Il n’est pas facile d’expliquer pourquoi les clichés nationalistes ont pénétré si profondément, comment un niveau de faiblesse mentale des masses aussi grave a-t-il été atteint et comment une telle frustration a-t-elle pu être traduite politiquement d’une manière aussi irrationnelle et topique. Nous enterrons une époque, celle de la raison, celle du prolétariat conscient, celle de la lutte des classes, et les passions sont mises au service de la déraison et des intérêts ploutocratiques. Il est vrai que le mouvement des travailleurs autonomes a disparu depuis longtemps, laissant une série de déclassement et un sentiment de défaite. Il est certain que l’exclusion sociale n’a engendré aucun mouvement anticapitaliste, même à un niveau sommaire. Le facteur déterminant dans la situation actuelle a été la politisation des classes moyennes salariées, base électorale des partis traditionnels jusqu’à aujourd’hui, phénomène responsable d’un abandon des questions sociales pour la lutte politique. Le socialisme d’État et le socialisme antiautoritaire du prolétariat a été réduit au silence par le citoyennisme des nouvelles classes moyennes, fortement nationalistes en Catalogne, et l’autogestion a été remplacée par l’« assaut » aux institutions. La fin de la classe ouvrière en tant que force de transformation sociale a laissé l’initiative à d’autres classes plus conservatrices, keynésiennes, profondément étatiques. Et en même temps, les minorités rebelles, le ghetto libertaire, les syndicats alternatifs et les soi-disant « mouvements » sociaux ne font que refléter la dégradation de la conscience de classe, la perte de mémoire et l’oubli de l’expérience qui découlent du protagonisme fallacieux des classes moyennes dans leurs rangs et partout.
L’anarchisme est le mouvement qui a montré le plus de signes de décomposition, n’étant pas, loin de là, l’héritier de ce qu’il était. Il a succombé à toutes les idéologies réactionnaires et à toutes les modes, et son désarroi est si profond qu’on ne peut attendre de lui d’autre emploi que celui de sous-fifre de la souveraineté, de fer de lance du syndicalisme vulgaire, de propagateur d’identités supposées et de prédicateur de la postmodernité. En ce sens, il ne sera bientôt plus qu’un lieu de transit vers des activités mieux rémunérées et intégrées dans le système dominant, telles que l’économie sociale, l’écologie institutionnelle, la politique citoyenniste ou le nationalisme populiste. L’anarchisme a toujours vécu en symbiose avec le mouvement ouvrier, auquel il a donné des idéaux, et bien souvent de la vigueur. Tout anarchiste à l’époque aurait dit que le nationalisme n’était qu’une tentative de la bourgeoisie de diviser le prolétariat ; que le conflit nationaliste était un faux conflit (Madrid-Catalogne, État central – peuple catalan) pour masquer l’affrontement réel (bourgeoisie-prolétariat) ; que le problème n’était pas la nationalité, mais le capitalisme ; que les vrais colonisés et opprimés n’étaient pas les Catalans, mais les ouvriers ; que les travailleurs n’ont pas de patrie ni d’État. Dans sa presse, nous aurions facilement trouvé l’analyse du nationalisme d’un point de vue de classe exploitée, et dans sa pratique, des affrontements fréquents avec les nationalistes, et même parfois sanglants. La barrière entre le nationalisme et l’anarchisme était claire, et c’est ce que le souverainisme actuel a réussi à éliminer. En s’érigeant comme principale force sociale et politique, mais surtout, comme modèle exemplaire politiquement correct, ce dernier a polarisé la société, forçant toutes les autres forces à se définir par rapport à lui, c’est-à-dire à prendre son parti ou à s’y opposer. La caste souverainiste est la seule avec un projet d’État et de « pays » qui est à la mode, c’est pourquoi il lui a été facile de déborder la « gauche » citoyenne, et de la laisser hors jeu, « démodée ». Elle sait ce qu’elle ne veut pas et où elle veut aller, même si elle ne sait pas très bien comment. Le chemin à prendre n’est pas ce qui compte. Ce qui compte, c’est le but. Et tandis que le véritable citoyenniste essaie de rester en dehors des « blocs » avec une dose toujours plus grande d’ambiguïté, la plupart des anarchistes ont pris le train souverainiste avec l’espérance insensée de trouver quelques fissures par lesquelles pénètreront les questions identitaires et sociales jusqu’à devenir dominantes.
L’anarchisme a perdu le « lien organique » avec les ouvriers mais il semble avoir trouvé un lien assez solide avec la classe moyenne et le nationalisme. La législation du travail a fraternisé avec la liberté des peuples et les bulletins de vote avec l’action directe. Il a convergé avec la gauche catalane dans les Comités de défense du référendum d’abord, et de la République ensuite, devenant ainsi ésotérique et populiste, puisqu’il défend un « peuple » fantôme et se bat pour un État ectoplasmique. Il est prêt à agir comme chair à canon du souverainisme, qui est pour ainsi dire une fraction de la bourgeoisie. La CNT et la CGT elles-mêmes ont des professeurs universitaires comme secrétaires généraux ; la fleur et la crème de la citoyenneté dirigent les organisations qui d’anarcho-syndicalisme n’ont que le nom. Le pire est que le réformisme et le souverainisme libertaires n’ont pas conduit à l’émergence d’une extrême gauche éclairante dans le mouvement anarchiste. Celui-ci n’est plus à la hauteur et n’est plus capable de concevoir un projet social qui se démarquerait du souverainisme et du citoyennisme. Il n’est pas capable de se constituer comme courant social radical différent des autres succédanés tels que la CUP, Podemos ou Los Comunes. L’idéologie néo-anarchiste tourne autour du concept de « peuple », idée empruntée au nationalisme bourgeois des origines. Cependant, le « peuple » n’est pas un sujet politique et encore moins une classe distincte de la bourgeoisie, une majorité sociale homogène et unifiée qui lutte pour se libérer et pour construire un État garant de sa liberté. Il est vrai qu’il n’y a pas de sujet révolutionnaire, puisqu’il n’y a pas de mouvement ouvrier capable de l’être. Il n’y a pas non plus de peuple catalan ; ce qu’on a pris l’habitude d’appeler ainsi serait seulement le produit de la propagande institutionnelle souverainiste, une masse soumise d’électeurs liés entre eux virtuellement par des réseaux sociaux et des applications de téléphonie mobile, et non pas la manifestation d’une volonté indépendante émanant d’une collectivité consciente d’un passé et forgée avec des relations directes et de véritables intérêts communs. En dernier ressort, le peuple catalan n’est qu’une coquille vide par laquelle la caste souverainiste devient une classe nationale et se constitue elle-même en nation, à laquelle il manque seulement un État. Le patriotisme est une religion étatique. Voilà la réalité du prétendu « peuple souverain » : une image publicitaire, une abstraction qui conduit à d’autres comme « la patrie », « la nation », « la démocratie » ou « l’État ». Un mythe qui permet à quelques nouveaux venus hallucinés de parler en son nom et de patrimonialiser les institutions pour leur propre compte. En plein capitalisme mondialisé, il n’y a que des exploiteurs et des exploités, qu’ils soient catalans ou pas, classe dominante et classes dominées ; il n’y a que des dirigeants et des dirigés, des masses opprimées et l’État. Et il n’y a de place que pour la fausse conscience nationaliste ou pour la conscience révolutionnaire de classe, pour le patriotisme de clocher ou pour les idéaux universels d’émancipation. De la patrie il ne peut venir que des libertés abstraites, protégées par une caste privilégiée ; les libertés authentiques seront le résultat d’une lutte de classes portée à ses conséquences ultimes.
Un nouveau prolétariat indifférent aux modes idéologiques, aux projets étrangers d’autres classes, aux luttes de palais, aux mirages nationalistes doit surgir à partir des réels antagonismes actuels. Bien que certains résultats inespérés de la dispute entre secteurs oligarchiques, comme par exemple la débandade de touristes, la faillite de l’immobilier ou la fuite d’investissements bénéficient de son approbation la plus sincère. Les combats sociaux doivent suivre leurs propres chemins, leur rythme et marquer la différence. Il y a des conflits dans lesquels on doit être et d’autres pas. Il y a des limites qu’il convient de ne pas franchir et des contenus qu’il est souhaitable de toujours garder à l’esprit. Il ne faut pas tomber dans une guerre de drapeaux, un combat de slogans ou une compétition de guirlandes. Il n’est pas question non plus de faire une salade populiste avec tous les ingrédients capables de contenter Tyriens et Troyens. Il s’agit d’aliénation et de prise de conscience, de principes et d’objectifs, de tactiques et de stratégies. C’est une manière spécifique de faire et une lutte à mort pour les idées, celles d’une collectivité révolutionnaire qui tente de se former dans le feu des luttes sociales véritables.
Miquel Amorós
pour la Coordinadora Antiprivatización
de la Sanidad (Madrid), 20 décembre 2017.
Traduit de l’espagnol par Henri Mora
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