paru dans CQFD n°160 (décembre 2017), rubrique Actualités, par Sébastien Navarro, illustré par Baptiste Alchourroun
Après le référendum sur l’indépendance du 1er octobre, la situation en Catalogne bouscule les habituelles grilles de lecture. En marge des manœuvres partisanes, des foules se rassemblent et s’organisent autour de quelques dénominateurs : lutter face à la répression et imaginer un autre avenir.
L’information a fait la une du journal télévisé catalan : le procureur général de l’État espagnol, José Manuel Maza, est mort samedi 18 novembre lors d’un déplacement en Argentine, terrassé par un mystérieux virus. Le vieux juriste conservateur était à l’origine des poursuites et de l’embastillement des dirigeants catalans impliqués dans le référendum du 1er octobre. « Cette fois, les Catalans n’y sont pour rien ! », ironise Francesc en levant les bras. À l’écran, les images rejouent l’intronisation du procureur en novembre 2016 en compagnie du président du gouvernement espagnol Mariano Rajoy (Partido Popular – droite) et du roi Felipe VI. « Un roi qui conserve toujours sa tête sur les épaules », commente avec acidité Francesc. Natif de Barcelone mais exilé en France, Antonio confirme cette aversion des Catalans pour la monarchie : « Impossible pour le roi de débarquer à Barcelone sans qu’il y ait d’énormes manifestations. » Tourner définitivement la page du franquisme : telle était une des options engagées dans le processus souverainiste. Car à la mort de Franco en 1975, c’est le bourbon Juan Carlos qui a piloté la fameuse transition démocratique. Le retour de la royauté après 36 années de dictature a été pensé comme un verrou rendant impossible l’avènement d’une république espagnole. Une séquence historique dont les miasmes empuantissent encore la péninsule ibérique.
Par Baptiste Alchourroun.
« Tout un champ de possibles »
Quartier El Raval. Une partie de la zone a été sauvagement gentrifiée pour la grand messe des JO de 1992, mais une autre résiste toujours, héritière du vieux Barrio Chino interlope. Une kyrielle d’échoppes pakistanaises témoignent d’une forte densité migratoire. Au croisement des rues Aurora et Riereta, un terrain vague a fait l’objet d’une reprise en main populaire. Bienvenue à l’agora Juan Andrés Benítez, du nom d’un gars tabassé à mort par les Mossos d’Esquadra, la police catalane, en 2013. Sur les murs en briques rouges, d’éclatantes fresques figuratives évoquent le multiculturalisme barcelonais et la lutte de la capitale catalane face à la peste consumériste. Dans un coin, un public bigarré assiste à la présentation d’un bouquin sur le mouvement punk. Ailleurs, on trouve Iñaki, agitateur politico-culturel du Raval. Quand il amorce une analyse de la situation politique actuelle, c’est au trébuchet que l’homme pèse ses arguments : « En Catalogne, tout est complexe, compliqué, contradictoire et… organisé. Des gens à l’étranger m’ont demandé ce qu’il se passait. S’il y avait des barricades, si nous vivions une situation de guerre civile. Mais non, la vie normale et quotidienne continue. » Tandis que les médias vendent une Catalogne déchirée entre indépendantistes et unionistes, les rues sont plutôt paisibles. Et même si les fenêtres s’ornent tour à tour de drapeaux espagnols et catalanistes, aucun meurtre entre voisins n’est encore à déplorer. « Il y a un conflit avec l’État, un conflit avec les institutions et un conflit populaire, résume Iñaki. On ne sait pas ce qui va arriver. Cette situation ouvre tout un champ de possibles qui peuvent nous mener vers le retour d’un ordre réactionnaire ou vers une organisation politique plus progressiste. Ceci est nouveau pour nous. »
Désobéissance non violente
Nouveau et stimulant. Quand ils évoquent la journée du 1er octobre, les gens ont la banane. Tandis que les cliques politiciennes jouaient des coudes dans les arènes médiatiques et que les éditorialistes glosaient sur ces égoïstes de Catalans ne voulant plus payer pour les chômeurs andalous, quelque chose que l’on pourrait nommer « peuple » semblait renouer avec une tradition libertaire vieille d’un siècle et demi. « Dans chaque quartier, chaque village, chaque école, les gens se sont auto-organisés selon les critères de la non violence. Cette non violence a été critiquée par certains comme imposée par les leaders politiques, alors qu’elle fut en réalité l’expression d’un vrai choix politique et stratégique : celui d’une résistance populaire qui a puisé ses forces dans sa mémoire historique », poursuit Iñaki. Référence aux luttes pacifistes, antimilitaristes et antinucléaires qui ont irrigué le pays catalan ces dernières décennies. Référence aussi, en creux, à la guerre civile de 1936-1939 dont le solde de tout compte n’a toujours pas été réglé. Iñaki : « La désobéissance non violente s’est généralisée comme méthode d’action. Elle a été massive, intense, efficace, et a mis au jour la stratégie de l’État jusqu’à la ridiculiser. L’objectif de la répression a échoué, le référendum a eu lieu. Et personne n’aurait pu s’attendre à une telle mobilisation : des milliers et des milliers de gens partout, dans les grandes villes comme dans les villages, avec une imagination et une créativité incroyables… Des gens qui n’avaient jamais participé à une assemblée politique se sont retrouvés dans la rue et ont fait face à la police. C’est historique. Et on a gagné. »
Antonio est formel : « La première raison pour laquelle les gens sont allés voter, c’est parce que c’était interdit. C’est dans la mentalité espagnole. » Ce n’est pas tant l’exaltation d’un quelconque sentiment nationaliste qu’il faudrait donc souligner, mais plutôt la colère d’un peuple à qui on a refusé la possibilité de s’exprimer. L’oukase pondu par Madrid et la brutale militarisation de la région – plus de 10 000 flics déployés – ont été vécus comme l’affront de trop.
Défense des collèges électoraux
Originaire d’un village proche de Tarragone, Josep Maria raconte d’une voix blanche la répression moins médiatisée qui s’est abattue dans les campagnes : « On a vu, dans des villages d’une centaine d’habitants, des escouades de flics arriver, casser les tables, frapper les gens. Ça a été terrible. » Si cette flambée répressive a dopé le discours sécessionniste, elle a aussi innervé une colère plus générale. À côté des deux millions de gens ayant voté oui à l’indépendance, 176 000 personnes ont pris le risque de se manger des coups de matraque pour voter non et on a compté 65 000 bulletins blancs ou nuls. Comme le dit Iñaki : « Ces gens ont désobéi à tout le monde : à l’État espagnol et aux institutions catalanes ! »
Le 1er octobre, Eloïsa est allée voter dans une école de son quartier. Pour contourner les ordres de fermeture, les écoles avaient organisé la veille des fêtes avec les familles d’élèves. « Du coup, des gens sont restés dormir pour occuper les lieux et empêcher les blocages de la police, explique Eloïsa. Le lendemain, je faisais la queue pour voter, quand les flics sont intervenus à quelques centaines de mètres. Malgré la peur, personne n’a bougé ! Même pas les personnes âgées avec des cannes, dont une vieille dame ravie d’être devenue “ illégale ” à son grand âge, ou ces voisins que je n’aurais jamais pensé trouver là. Quant au vendeur de légumes d’à côté, il était venu à six heures du matin pour participer à la protection du scrutin. »
Eloïsa et les autres ont finalement eu de la chance : la présence de caméras de journalistes étrangers a dissuadé les pandores de la Guardia Civil de toute intervention musclée. Dans le quartier d’El Raval, où plus de 50 % de la population est immigrée, la mobilisation référendaire a pris une ampleur inattendue. Iñaki : « Les immigrés ne pouvaient pas voter, puisqu’ils ne sont pas catalans. Mais ça ne les a pas empêchés de participer à la défense des collèges électoraux ! »
Iñaki, habituellement abstentionniste, est allé voter dans l’après-midi. Le matin, des queues de cinq ou six heures s’étalaient sur les trottoirs. La désinformation courait les rues : le vote par Internet était HS, inutile donc d’attendre. En fait, le système informatique subissait l’attaque des hackers de la Guardia Civil qui saturait le réseau. Quelqu’un demanda à la foule d’éteindre les portables pour libérer quelques ondes. Tout le monde s’exécuta. Dans la foulée, des hackers estampillés Anonymous ont paré les coups de la flicaille sur le champ de bataille numérique.
Grève générale !
Le vote a bien eu lieu, mais l’embrasement populaire ne s’est pas éteint. Le 3 octobre, une grève générale était convoquée pour dénoncer le coup de force de Madrid. Antonio résume : « Ce sont les syndicats minoritaires (CNT, CGT) et le mouvement social qui ont d’abord appelé à la grève. Et quand les syndicats majoritaires et les institutions catalanes ont vu que ça prenait de l’ampleur, ils ont fait de même. » Une réussite pour Iñaki : une grève générale de cette envergure, convoquée sans l’appui initial des grosses structures syndicales, c’est du jamais-vu. Et pas que. « Une amie a assisté à des scènes qu’elle pensait impossibles. Des anarchistes prenant la défense de la conseillère à l’Économie [1]. Des bobos s’écriant : “ Les rues seront toujours à nous ! ” Et même des militants de Convergència, la droite nationaliste, appelant à la grève générale ! »
De quoi faire perdre ses repères à n’importe quel analyste trop paresseux. Et nourrir cette idée largement répandue que le mouvement aurait « débordé » son cadre initial. Le credo indépendantiste a ainsi vu glisser une partie de la population d’une lutte pour un nouvel État à une lutte contre l’État central. Un déplacement de curseur qui aurait favorisé l’émergence d’une expression plébéienne protéiforme et auto-organisée. Francesc : « Ce qui est apparu avec le 1er octobre est une situation inespérée et qui fait peur à tout le monde. » Ainsi sont nés les Comités de défense, du référendum ou de la République (CDR), qui ont permis à la rue de poursuivre sa dynamique. Au nombre de 172, ces comités de base ont été une des pièces maîtresses du blocage de la région le 8 novembre dernier. Au grand dam du Foment del Treball, le Medef catalan. Nationales et autoroutes coupées, gares occupées, frontière franco-espagnole paralysée. Sur les voies ferrées figées, une pancarte informait les voyageurs : « Désolé pour le dérangement, nous défendons la démocratie. » Un large succès qu’il faut nuancer. Au Raval, tous en conviennent : les avis exprimés dans ce quartier hautement politisé ne sont pas forcément majoritaires ailleurs. « Une large part du mouvement populaire garde une confiance totale dans les autorités catalanes, dans Puigdemont et Junqueras [2] », constate Iñaki.
Catalanophobie
Si la société catalane semble avoir résisté aux coups de schlague judiciaires et policiers, les indices d’une flambée « catalanophobe » [3] dans le reste du pays inquiètent. Eloïsa et Francesc ont été marqués par ces images de foules enfiévrées soutenant l’envoi de la police pour mater la chienlit catalane au cri de « A por ellos ! ». Francesc : « “ A por ellos ! ”, c’est un cri de hooligan, un cri de guerre poussé par des gens applaudissant la brutalité de la Guardia Civil. » Sourdes exhalaisons de l’idéologie franquiste se refaisant une jeunesse grâce au discours sur l’unité espagnole.
Il y a aussi cette anecdote sur l’organisation d’une manifestation unioniste à Barcelone. Des cars entiers arrivés de toute l’Espagne, Madrid, Valence ou Séville, bourrés entre autres de quelques excités d’extrême droite. À l’arrivée les attendaient des calicots préparés par les organisateurs : des pancartes portant le nom de villes et villages catalans. Grossière manipulation destinée à nourrir la thèse d’une Catalogne au bord de l’implosion. « C’est vrai qu’il y a deux mondes qui s’affrontent. Mais pas en Catalogne. En Espagne. Il faut en finir avec les vieilles valeurs conservatrices : le machisme, l’inculture, la consommation, assène Francesc. Les dirigeants catalans sont en prison et on vit dans un état d’exception, mais il se peut qu’on ait ouvert une brèche. »
Mercredi 22 novembre, la police régionale délogeait le squat Sucursal del Banc Expropiat, dans le quartier de Gràcia. Peu après, une manifestation de protestation dénonçait la spéculation immobilière et la destruction des quartiers populaires. Une large banderole proclamait : « Nous ne luttons pas seulement pour un lieu, nous défendons une manière de vivre ». Puis, quand la flicaille se fit plus pressante, un nouveau slogan retentit : « Els Mossos també són forces d’ocupació » – la police catalane aussi est une force d’occupation. Il avait raison, Iñaki : « À Barcelone, la vie normale et quotidienne continue. »
Notes
[1] Membre du gouvernement catalan, que le gouvernement de Madrid va dissoudre une semaine plus tard.
[2] Carles Puigdemont (droite), président de la Generalitat en exil en Belgique, et Oriol Junqueras (gauche indépendante), vice-président, actuellement emprisonné.
[3] Sur les réseaux, le hashtag #BoicotProductosCatalanes (BoycottProduitsCatalans) fait florès.
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