En pleine dérive libertaire

8 novembre 2017 par Floréal

Après « Quelques certitudes » et « A propos d’orages et de boussoles », voici un troisième texte de Tomás Ibañez consacré à la situation actuelle en Catalogne. Je me fais une nouvelle fois un plaisir de le relayer ici, dans la mesure où j’en partage totalement le contenu.


Je ne connais pas très bien l’histoire du mouvement libertaire en Catalogne, mais j’imagine qu’il devait y avoir une bonne raison pour qu’en 1934 la CNT, qui se trouvait alors dans la plénitude de sa force, refuse de collaborer à la tentative de proclamation d’un “État catalan sous la forme d’une République catalane”. Je ne fais que l’imaginer. Par contre, ce que je ne cesse de penser, car j’en suis convaincu, c’est qu’il n’y a aucune bonne raison pour qu’une partie de l’actuel mouvement libertaire catalan collabore, d’une manière ou d’une autre, avec le projet “national-indépendantiste” entrepris par le gouvernement catalan, par les partis politiques qui le soutiennent, et par les grandes organisations populaires nationalistes qui l’accompagnent.
Le moins que l’on puisse dire c’est que cette partie du mouvement libertaire se trouve en pleine dérive puisque, après avoir contribué à “protéger les urnes” lors du référendum que le gouvernement avait convoqué dans le but précis de légitimer la création d’un nouvel État sous forme de République catalane, elle appela en plus à une grève générale dans l’immédiate foulée du référendum, ce qui avait pour conséquence prévisible d’en renforcer les effets.
Cette dérive se réaffirme maintenant à travers l’appel à se joindre à une nouvelle grève générale aujourd’hui 8 novembre pour exiger la libération des “prisonniers politiques”, suite à la répression que l’Etat espagnol, dans sa composante judiciaire, a exercée contre certaines activités destinées à promouvoir l’indépendance de la nation catalane et la création du nouvel Etat.
Il est vrai que cette fois ce n’est pas l’ensemble des syndicats anarcho-syndicalistes qui se joignent à cette grève, mais une partie des syndicats de la CGT et des libertaires intégrés dans les CDR (comités de défense de la République). Si j’avais déjà exprimé ma “perplexité” devant l’appel à la grève générale du 3 octobre, cette perplexité s’est accrue en constatant que ces syndicats de la CGT et ces militants libertaires des CDR vont appuyer l’initiative d’un minuscule syndicat radicalement indépendantiste, l’Intersyndicale-Confédération syndicale catalane, qui a déposé le préavis de grève et qui n’a reçu l’appui que des deux grandes organisations indépendantistes catalanes qui rassemblent de façon transversale des secteurs populaires et des secteurs bourgeois de la population catalane (Omnium culturel et l’ANC-Assemblée nationale catalane).
Il ne fait aucun doute qu’il faut rejeter la répression, mais l’on peut être surpris de voir que ce rejet ne donne lieu à une grève générale que lorsque les inculpés sont membres du gouvernement, accompagnés des deux principaux dirigeants du mouvement civil indépendantiste, mais se réduit à des manifestations de condamnation et de solidarité lorsqu’il s’agit d’autres personnes.
Heureusement qu’au sein de la mouvance libertaire l’on a toujours su évaluer les luttes en raison de leur contenu politique. Et lorsque ces luttes ont été réprimées la solidarité s’est manifestée en fonction de cette évaluation politique. Parce que nous condamnons toute forme de répression, voudrait-on nous enjoindre de mobiliser toutes nos énergies lorsque ce sont des militants d’extrême droite qui sont réprimés ? Il est certain que d’un point de vue libertaire toute répression suscite notre réprobation, mais elle n’implique pas automatiquement notre solidarité. Ce qui est, par ailleurs, inacceptable c’est d’évoquer de récentes victimes anarchistes de la répression pour pouvoir déclarer que “cette liste” s’est amplifiée avec de nouvelles victimes qui ne sont autres que les membres du gouvernement emprisonnés. J’imagine que certains de nos camarades emprisonnés trouveraient scandaleux d’être amalgamés à ces nouveaux “prisonniers politiques” afin de justifier qu’ils méritent eux aussi notre soutien.
La dérive d’une partie du mouvement libertaire devient encore plus manifeste lorsque l’on constate qu’un bon nombre de ses militants s’impliquent actuellement dans les comités de défense de la République originairement impulsés par la CUP-Candidatures d’unité populaire (indépendantistes d’extrême gauche). J’ai été sensible jusqu’à présent à l’argument selon lequel cette implication représentait un moyen de faire entendre notre voix et de porter nos propositions au sein des mobilisations populaires, avec l’espoir de “déborder” ainsi le cadre étroit de leurs revendications indépendantistes, même si cette perspective de “débordement” m’a toujours semblé illusoire.
Cependant, comme j’ai pu le constater cet après-midi même, lorsque l’on peut lire dans les rues de Barcelone des affiches signées par l’organisation officielle des CDR qui appellent à “paralyser le pays” le 8 novembre contre “l’emprisonnement du gouvernement légitime de notre pays”, la perplexité devant l’incorporation d’une partie du mouvement libertaire dans ces comités ne cesse de croître et elle pose la question de savoir jusqu’où ira la dérive de cette partie du mouvement libertaire.
La seule consolation que je peux trouver est qu’à travers ces comités la politisation et l’expérience des luttes acquises par certains secteurs de la population, surtout dans ses élément les plus jeunes, impulse de futures mobilisations dans des contextes moins éloignés de l’autonomie et de l’autodétermination des luttes qui sont propres aux pratiques libertaires.

Tomás Ibáñez
(Barcelone, 7 novembre 2017)