À la veille de la présentation des ordonnances, les syndicats opposés à la réforme du code du travail ont manifesté et appelé à la grève. Ces mobilisations traditionnelles sont-elles encore efficaces ? L’éclairage de Stéphane Sirot, historien du mouvement ouvrier.
Professeur d’histoire politique et sociale du XXe siècle à l’Université de Cergy- Pontoise, chercheur associé du Cevipof, Stéphane Sirot a notamment écrit Le syndicalisme, la politique et la grève. France et Europe, XIXe-XXIe siècles, Arbre bleu éditions, 2011.
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Regards. Après 1936 et 1968, la France est le pays de la grève générale, mais en pratique, depuis 1995, on évalue le rapport de forces dans la rue, en comptant le nombre de manifestants… La manifestation a-t-elle remplacé la grève comme forme de mobilisation principale ?
Stéphane Sirot. Dans une certaine mesure seulement. À l’échelle locale, la grève reste une pratique répandue pour exprimer un mécontentement dans une entreprise, pour protester contre des mauvaises conditions de travail ou contre une fermeture de site. On en voit même dans la nouvelle économie numérique, voire dans l’économie ubérisée, avec la grève des livreurs de Deliveroo par exemple. C’est quelque chose que les statistiques administratives, qui indiquent un effondrement du nombre de jours de grève en France depuis le dernier quart de siècle en particulier, ne reflètent pas, puisque l’arrêt de travail prend de plus en plus la forme de débrayages de courte durée.
« Le recentrage de la CGT sous Viannet puis, surtout, Thibault, est allé de pair avec une dépolitisation. »
En revanche, au plan national, la grève a perdu de son impact ?
Il est vrai qu’à l’échelle nationale, sur les questions interprofessionnelles et politiques plus larges, les manifestations sont devenues l’outil de contestation privilégié au détriment de la grève. D’abord parce que pour les salariés, il peut être plus facile et moins coûteux de prendre une RTT ou un jour de congé pour aller manifester plutôt que de s’engager dans une journée de grève. Et pour les intérimaires et les autoentrepreneurs – de plus en plus nombreux mais peu organisés, voire isolés – la grève est une pratique plus complexe à investir.
D’autres facteurs expliquent-ils ce déclin ?
L’instauration par Sarkozy du service minimum a notamment réduit les capacités de nuisance des grèves dans les transports publics. Mais le déclin de la grève traditionnelle s’explique aussi par l’évolution des stratégies des directions syndicales, qui ont plutôt tendance, depuis trente ans, à délaisser les pratiques radicales de grèves reconductibles au profit de « journées d’action saute-mouton ».
Mais elles sont forcément moins efficaces !
Bien sûr. C’est symptomatique du recentrage du syndicalisme depuis quarante ans. La CFDT s’est placée depuis 1977 sur les rails de la négociation collective avec Edmond Maire, mais à partir des années 1990 la direction de la CGT a elle aussi commencé à prendre des distances avec les pratiques de luttes pour leur préférer le « dialogue social » avec les « partenaires » du patronat et de l’État… Ce recentrage sous Viannet puis, surtout, Thibault, est allé de pair avec une dépolitisation. Celle-ci s’est traduite à la fois par une recherche d’autonomie de la CGT vis-à-vis du Parti communiste et par une volonté de ne pas apparaître comme « idéologique », quitte donc, à ne plus penser la société et les alternatives.
« Pendant les Trente glorieuses, la grève était l’élément déclencheur de la négociation. Désormais, l’État mise sur le pourrissement et l’épuisement. »
Le syndicalisme, en se transformant, s’est-il éloigné de la rue et rapproché du pouvoir ?
Oui, car dans le même temps, on a logiquement observé une tendance à la professionnalisation, le syndicalisme devenant une étape dans une carrière, comme l’illustre le parcours de Stéphane Lardy, ex-cadre de FO devenu directeur adjoint du cabinet de la ministre du Travail Muriel Pénicaud. Ce qui explique sans doute en partie la décision de la direction de FO de ne pas appeler à la grève…
Par le passé, les manifestations de droite comme de gauche ont eu raison, entre autres, de la loi Savary sur l’école publique en 1984, de la réforme des universités de Devaquet en 1986, de la réforme des retraites de Juppé en 1995, du CPE en 2006… Puis les mobilisations massives contre la réforme des retraites de Sarkozy en 2010 comme celles contre la loi El Khomri en 2016 échouent, de même que La manif pour Tous contre le mariage homosexuel. Que s’est-il passé ?
La rupture remonte à 2003 et la fameuse phrase du premier ministre Raffarin « Ce n’est pas la rue qui gouverne ». Les manifestations contre la réforme des retraites sont alors les plus importantes qu’on ait vues depuis 1995. Le fait qu’elles n’aient finalement pas débouché sur la réouverture des discussions est révélateur du dérèglement de ce que j’appelle la « régulation conflictuelle » des rapports sociaux : pendant les Trente glorieuses, la grève était l’élément déclencheur de la négociation. Désormais, l’État mise sur le pourrissement et l’épuisement. Sachant que l’opinion publique a toujours majoritairement soutenu les manifestations depuis 1995, le gouvernement cherche à délégitimer les mouvements, notamment en instrumentalisant les violences venues pour l’essentiel de l’extérieur de ces mouvements.
« Les syndicats ne doivent plus avoir peur de produire de l’utopie, sinon le patronat est le seul fournisseur d’utopie ! »
Macron a dit mardi que « La démocratie ce n’est pas la rue ». Une manière de s’affirmer comme seul détenteur de la légitimité, alors qu’il a été élu par 43,6% des électeurs inscrits, dont 16% seulement ont affirmé le choisir pour son programme…
Il cherche en effet à jouer sur la confusion entre légalité et légitimité. Il a certes légalement reçu son mandat présidentiel, mais chaque citoyen est légitime à chaque instant pour contester sa politique, c’est dans la Déclaration des droits de l’homme ! Le problème est qu’une partie des dirigeants syndicaux eux-mêmes ont fini par accepter cette idée de leur illégimité pour peser une fois l’élection passée ou la loi votée. Il y a vraiment une domestication du temps social par le temps politique.
D’où des formes de capitulation par avance ?
On l’a vu en 2010 : malgré les mobilisations massives, tous les leaders syndicaux ont dit que, une fois le processus parlementaire achevé, il fallait le respecter. C’est là encore le produit de leur distanciation avec les mouvements sociaux alors que, historiquement, ils avaient toujours tiré leur légitimité de leur capacité à mobiliser et à constituer ainsi une sorte de contre-démocratie opposable à la démocratie représentative libérale. La loi de 2008 sur la représentativité a au contraire contribué à ancrer l’idée que leur légitimité provenait uniquement des résultats des élections professionnelles.
Les syndicats ont ainsi abandonné de leur propre pouvoir ?
Vu le bilan quasi nul de ce syndicalisme de lobbying, incapable de résister aux offensives en cascade contre l’État social depuis 2003, les syndicats feraient bien de reconsidérer les vertus des grèves reconductibles et surtout de refaire de la politique… Le fait que des petites fédérations comme la CGT info’com ou la CGT Goodyear rejoignent le collectif « Front social » [1], qui cherche à dissoudre cette césure entre lutte sociale et lutte politique contre Macron, va dans le bon sens, même si c’est encore marginal. Les syndicats ne doivent plus avoir peur de produire de l’utopie, sinon le patronat est le seul fournisseur d’utopie ! Qu’est-ce que la loi Macron, si ce n’est l’utopie des patrons d’il y a quarante ans ?
Notes
[1] Cette coordination horizontale qui s’est constituée en février dernier après l’abandon de la lutte contre la loi Travail, réunit environ 70 organisations issues du syndicalisme protestataire, d’associations de défense des réfugiés ou de lutte contre les violences policières, parmi lesquelles la CGT info’com, la CGT Goodyear, la CGT énergie-Paris, la fédération Sud commerce, les associations Droit devant, Urgence notre police assassine ou encore certaines fédérations locales de l’Unef.
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