LES CHEMINS DU COMMUNISME LIBERTAIRE EN ESPAGNE – 1868-1937

À partir de juillet 1936, une partie de l’Espagne mit en pratique le principal objectif révolutionnaire des courants marxistes et libertaires du XIXe et XXe siècle : l’abolition du travail salarié. Myrtille, membre des Giménologues, groupe de chercheurs non académiques sur la révolution espagnole, entreprend la présentation du processus qui a mené à l’expérimentation du projet communiste libertaire.

Les Espagnols du début du XIXe siècle étaient encore imprégnés de « mentalités pré-capitalistes ». Ils détenaient toujours leur savoir-faire et disposaient d’une certaine autonomie dans leur labeur. Ils ne connaissaient que le premier stade du processus de subordination de la force du travail à la logique d’accumulation du capital.
Selon Élisée Réclus, le géographe anarchiste, le principe du fédéralisme semble « écrit sur le sol même de l’Espagne, où chaque division naturelle du canton a conservé sa parfaite individualité géographique. »
En 1835, apparurent les sociétés ouvrières de résistance qui devinrent le creuset de grèves et de révoltes contre les conditions de travail dans les premières industries et contre l’introduction de machines.
En 1840, furent fondées à Barcelone la première coopérative de consommation et les sociétés de protection mutuelle qui se regrouperont dans l’Association des Travailleurs dès janvier 1841.
La première grève générale en Espagne démarra dans la région de Barcelone le 2 juillet 1855 au cri de « L’association ou la mort ! ».
En 1857 en Andalousie, puis en 1859 en Estramadure, les paysans affrontèrent la Guardia Civil et occupèrent des terres lors de véritables insurrections.
Le refus de négocier entraîna la radicalisation sous forme de boycotts des entreprises, sabotages industriels, attentats. La répression multiplia la création de sociétés secrètes.
Réunis en congrès à Barcelone en juin 1870, 90 délégués représentant 40 000 travailleurs et 150 sociétés ouvrières, fondèrent la Fédération Régionale Espagnole (FRE), section espagnole de l’AIT. Ils exprimèrent leur accord avec le collectivisme d’inspiration bakouninienne qui prônait l’appropriation des moyens de production et leur gestion directe par les travailleurs eux-mêmes, le maintient de la propriété individuelle du produit intégral du travail de chacun, après l’écroulement du capitalisme et de l’État, en opposition au collectivisme autoritaire qui préconisait l’administration des richesses par un État planificateur au service du prolétariat.
En 1871, la Commune de Paris aboutit à une rupture historique, l’impossibilité d’une réconciliation sociale et le basculement vers l’action révolutionnaire violente : la guerre entre celui qui sans rien produire, consomme tout et celui qui, produisant tout, n’a pas de pain à donner à ses enfants.
En septembre 1872, la FRE adhère complètement aux principes fédéralistes avec autonomie des sections, adoptés au Congrès de l’Internationale Antiautoritaire de Saint-Imier.
Lors de la grève insurrectionnelle des ouvriers du papier à Alcoy, en juillet 1873, le maire fit tirer sur la foule. En représailles, l’hôtel de ville et des usines furent brûlées, le maire lynché. L’État républicain lança une vaste répression.

L’AIT, puis l’Internationale antiautoritaire, se revendiquaient du collectivisme, doctrine développée par James Guillaume dans Idées sur l’organisation sociale (1876) : « Il ne s’agit pas d’améliorer certaines institutions du passé pour les adapter à une société nouvelle, mais de les supprimer. Ainsi suppression radicale du gouvernement, de l’armée, des tribunaux, de l’Église, de l’École, de la banque et de tout ce qui s’y rattache. » Au niveau de la terre, il s’agira d’exproprier les bourgeois, les nobles et les prêtres pour donner la terre aux paysans qui n’en ont pas. Au niveau de l’industrie, chaque corporation de métier s’appropriera les instruments de travail. La question de la propriété résolue, la répartition s’établira « de chacun selon ses forces, à chacun selon ses œuvres ». Les communistes anarchistes contestèrent à partir de 1876 ce dernier principe, lui préférant une abolition complète du salariat et de la monnaie d’échange par une distribution « à chacun selon ses besoins ».
En octobre 1880, la Fédération jurassienne adoptait le « communisme anarchiste », ancêtre du communisme libertaire, au congrès de La Chaux-de-Fonds, considérant que l’Égalité de la production et aussi de la consommation, est le seul moyen de posséder la liberté. Élisée Reclus expliquait à cette occasion que « c’est le système industriel marchand qui institue la rareté ou la « famine artificielle » en organisant la production et la distribution en fonction du comportement des prix ».
Ils revendiquaient l’instauration de Communes libres avec dissolution simultanée du Capital, de l’État et de la Nation, librement fédérées en un réseau étroit.
Chez Reclus, la solidarité n’est ni un concept éthique, ni un sentiment mais un stratégie révolutionnaire étayée par son interprétation de la science.
L’autosuffisance au niveau régional, par la dissémination de petites industries, associées à l’agriculture, devait limiter, sinon annuler, la nécessité du marché international.
Ce second chapitre est particulièrement intéressant puisqu’il retrace l’évolution des principes collectivistes vers le communisme anarchiste et précise les apports de différents penseurs : Élisée Reclus, Pierre Kropotkine, William Morris, James Guillaume, Malatesta, Bakounine… Il constitue une excellente histoire de la pensée anarchiste pendant cette période bouillonnante.

L’auteur s’attache à rapporter avec une rigueur et une précision qui forcent le respect, l’évolution des rapports de force entre les deux tendances en Espagne, l’influence de ces différents penseurs, les différents modes d’action « par la parole, par l’écrit, par le poignard, le fusil ou la dynamite » selon la formule de Kropotkine.
Une opposition s’affirma entre les héritiers de Bakounine qui croyaient en la nécessité de créer des organisations regroupant des travailleurs sur le terrain de la lutte des classes, précurseurs du syndicalisme révolutionnaire ou anarcho-syndicalisme, et ceux de Kropotkine qui voulaient former des groupes extérieurs à la classe ouvrière, centrés sur l’insurrectionalisme, considérant la lutte pour l’amélioration des conditions d’existence des travailleurs comme une intolérable concession au capitalisme.
Les collectivistes se retranchèrent en Catalogne au milieu des années 1880, tandis que le communisme anarchiste s’enracinait en Andalousie.

Travail impressionnant, à la fois très détaillé et ramassé en une grosse centaine de pages. Myrtille permet de comprendre l’itinéraire suivi pour arriver à un engagement total capable d’aboutir à une révolution sociale. En attendant le second tome qui couvrira la période 1910-1937.

LES CHEMINS DU COMMUNISME LIBERTAIRE EN ESPAGNE – 1868-1937
Premier volume : Et l’anarchisme devint espagnol – 1868-1910
Myrtille, giménologue
202 pages – 10 euros.
Éditions Divergences – Collection Imaginaires subversifs – Paris – Mai 2017

Voir aussi :
LA FÉDÉRATION JURASSIENNE

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