Le sens de la vie commune reposant sur la reconnaissance et le respect de l’autre, voilà ce que l’État avait cherché à anéantir par toute une politique d’assimilation au mode de pensée dominant. C’est ce qui ressort des multiples conversations de Georges Lapierre avec les habitants d’Oaxaca, capitale de l’État éponyme du Mexique. Sous forme de chroniques, il raconte ce qu’il est désormais convenu de nommer la Commune d’Oaxaca, depuis le 14 juin 2006 jusqu’au 25 novembre.
Lorsque l’auteur est arrivé à Oaxaca pour la première fois en 1996, Ulises Ruiz Ortiz, héritier de grandes familles de cacique, est déjà gouverneur. Comme beaucoup d’États du Mexique, celui d’Oaxaca connait une situation « coloniale » dans laquelle le pourvoir est ressenti comme extérieur à la société. Les forces vives qui le constituent, sont composées par les peuples indiens : seize ethnies et plus d’une vingtaine de langues. Derrière l’apparence lisse réservée aux touristes, une guerre dite de basse intensité fait rager avec ses chapelets d’exactions, d’assassinats, d’offenses aux droits humains, une guerre sociale visant le démantèlement de toute vie sociale autonome.
La lutte prend trois aspects : politique et idéologique, essentiellement marxiste et anarchiste, ethnique et armé.
Le pouvoir tente, avec sa police, d’affaiblir les organisations contestataires par la répression, la division, la récupération politique. Il accentue la pression économique par la division et la suppression du travail. Au service des entreprises transnationales, des banques et des notables, il veut imposer le Plan Puebla-Panama pour s’approprier les ressources en énergie, en eau, en minerai sur les territoires concernés. C’est une vaste opération de transformation de la richesse collective en richesse privée.
Le surgissement de l’Assemblée Populaire des Peuples d’Oaxaca (APPO) est une réaction de la société face à cette menace de spoliation.
Le 14 juin 2006, la police déloge avec fracas les maîtres d’école qui occupaient le centre-ville, provoquant le soutien spontané de la population. Deux manifestations regroupant plusieurs centaines d’habitants transforment alors l’occupation en insurrection. L’APPO est créée le 19 juin. La section 22 du syndicat des enseignants, émancipée du contrôle de l’État depuis le début des années 80 et forte d’une capacité de mobilisation exceptionnelle, sera le fer de lance de l’insurrection mais l’implication des délégués des barricades, des quartiers populaires, des villages, va ancrer le mouvement dans les profondeurs de la société. Revendiquant la destitution d’Ulises Ruiz Ortiz qu’ils empêchent de gouverner, ils cherchent à faire reconnaître par l’État fédéral, la vacance du pouvoir sans chercher à remplir ce vide. « Ils veulent nous obliger à gouverner, nous n’allons pas tomber dans cette provocation. »
On comptera jusqu’à 3 000 barricades, érigées pour contrer les caravanes de la mort. Certaines seront occupées par plus de mille personnes.
Les communautés indiennes de la Sierra Norte enverront également leurs délégués, à partir du congrès constitutionnel de l’APPO du 10 novembre 2006, radicalisant le mouvement, c’est-à-dire lui donnant ses racines.
Avec le mandar obedeciendo (commander en obéissant) le conflit prend la dimension d’une utopie, celle d’une reconstitution éthique d’une vie sociale face aux forces de désintégration portées dès le XVIe siècle par le monde dit occidental et plus précisément par la société marchande.
Mais autant le Comité Clandestin Révolutionnaire Indigène (CCRI) qui forme l’état-major de l’Armée Zapatiste de Libération Nationale (EZLN), a la possibilité de tracer une démarcation claire entre les zones autonomes zapatistes et le monde « occidental », entre société non capitaliste et société capitaliste, et d’élaborer une stratégie de résistance, autant l’APPO est trop empêtrée dans la société mexicaine. Un mode de vie a pourtant survécu autour des valeurs communautaires que sont l’assemblée, le tequio communautaire et solidaire, celle de la guelaguetza, mot zapotèque qui signifie « art de donner » et qui recouvre l’ensemble des échange festifs. Il va nourrir la révolte sociale et fissurer l’appareil d’État.
Ce mouvement se veut pacifique. Il est l’expression populaire face à un pouvoir totalitaire et despotique. Il entend substituer à une rapport vertical, une relation horizontale : « Eux ils ont les armes, nous nous avons la raison et la raison doit triompher de la force. »
La patience, le temps indien prennent le pas sur l’urgence et l’impatience « révolutionnaire » du monde occidental.
Mais pour le pouvoir, il n’est pas possible de laisser plus longtemps le peuple faire la démonstration qu’il peut prendre le contrôle de la vie politique. La répression s’accentue. Tabassage systématique, torture, violence sexuelle, assassinats, la loi et l’ordre, non sans mal, seront finalement de retour. Carlos Fazio, dans un article paru dans La Jornada le 4 décembre sous le titre « Vers un État d’exception ? » évoque la « consolidation d’un État terroriste », « un processus larvé conduisant au fascisme », « une politique soigneusement planifiée et exécutée qui répond à un projet de domination d’une classe sociale tendant à configurer un nouveau modèle d’État qui agit publiquement et en même temps clandestinement à travers ses structures institutionnelles ».
L’État traduisait un mouvement social pacifique et complexe en scène de violence, en images chocs. La terreur de l’État est présentée comme légitime parce qu’elle met fin à une violence sociale, dont l’État avait au préalable organisé la représentation. Il n’y a pas de droit, seulement comme justification du terrorisme d’État par la mise en scène d’une paix sociale rompue par les insurgés.
La réponse à la répression ne sera pas un retour au chacun pour soi comme l’espérait l’État, mais une réponse collective.
L’autonomie, comme processus de construction d’autres réalités, montre qu’il y a une autre manière de changer les choses à partir de la source où les peuples décident de leurs propres modes de vie, et non à partir des institutions de pouvoir, qui se contentent de réformer les espaces oppressifs et répressifs.
Ayant par ailleurs déjà rapporté le déroulement des événements, nous nous sommes plutôt attachés à rapporter ici les commentaires et analyses de l’auteur. Nous renvoyons donc le lecteur à la « chronologie de la lutte pour la liberté » en toute fin d’ouvrage ou alors à nos compte-rendus précédents :
LA VOIE DU JAGUAR
¡ DURO COMPAÑER@S ! – Oaxaca 2006 : Récits d’une insurrection mexicaine
Nous laisserons le dernier mot à Raoul Vaneigem qui dans sa vibrante préface proclame qu’ « il serait temps que – réagissant contre la passivité, le manque de créativité, le fatalisme, l’obédience aux bureaucrates politiques et syndicaux – les démocrates européens, avilis, crétinisés, couillonnés par les démocraties corrompues qu’il sont portées au pouvoir, découvrent dans la volonté d’émancipation qui se manifeste à Oaxaca la conscience de cette dignité humaine qui, de la Révolution française au mouvement des occupations de Mai 1968, n’a cessé de faire entendre ses exigences. »
LA COMMUNE D’OAXACA
Chroniques et considérations
Georges Lapierre
Préface de Raoul Vaneigem
274 pages – 12 euros.
Éditions Rue des cascades – Paris – Avril 2008
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