En France, la liberté de manifester gravement menacée par l’état d’urgence

par Nolwenn Weiler 31 mai 2017

Le droit de manifester est en danger en France, selon l’une des plus grande organisation de défense des droits humains dans le monde, Amnesty international, qui rassemble sept millions de membres. Telle est la conclusion de l’enquête que l’organisation a menée pendant un an, alors que la France, confrontée à des attentats sanglants, vit sous l’état d’urgence. Mais cet état d’urgence et les pouvoirs arbitraires qu’il confère n’a pas seulement été utilisé pour protéger les citoyens du terrorisme. Interdictions de manifester, assignations à résidence, usage excessif de la force, intimidations de médias : l’état d’urgence a également été appliqué dans plusieurs cas contre les citoyens et leur liberté de s’exprimer, en particulier pendant le mouvement contre la loi Travail.

« Alerte, le droit de manifester est en danger ! ». C’est le résumé que l’on peut tirer du rapport que Amnesty international publie ce mercredi 31 mai. Issu d’une enquête de 12 mois, ce rapport s’alarme des « restrictions à la liberté de réunion et de manifestation pacifiques en France du fait de l’état d’urgence ». Des syndicalistes, des manifestants et des journalistes ont été interrogés par Amnesty, mais le syndicat de la police Alliance (premier syndicat chez les gradés et gardiens de la paix avec 41% d’affiliés) a refusé la demande d’entretien [1]. Instauré le 15 novembre 2015, après les attentats de Paris qui ont fait 130 morts et des centaines de blessés, l’état d’urgence a déjà été renouvelé à cinq reprises. Mis en place pour éviter que de nouveaux attentats soient perpétrés, l’état d’urgence donne aux préfets des pouvoirs qu’ils semblent exercer à d’autres fins, notamment pour assurer le maintien de l’ordre.

Interdictions préventives de manifester

Entre novembre 2015 et mai 2017, les préfets ont eu recours aux pouvoirs d’urgence pour signer 155 arrêtés interdisant des rassemblements publics. Ils ont souvent tenté de justifier ces interdictions en se fondant sur des actes de violence commis par certains manifestants lors de précédentes manifestations. « Mais le droit de manifester ou de se réunir dans un lieu public est un droit individuel, rappelle l’ONG. Le fait qu’une minorité de manifestants aient, par le passé, commis des actes de violence ne justifie pas d’interdire des manifestations futures. » Une manifestation doit être présumée pacifique, « à moins que les autorités ne puissent prouver concrètement qu’elle constituera une menace à l’ordre public », dit Amnesty. Ces derniers mois, les rassemblements publics ont très souvent été définis comme potentiellement violents, même quand les organisateurs n’avaient commis aucun acte de violence, ni n’avaient de liens avec les personnes en ayant commis auparavant.

Ainsi, en octobre 2016, la préfecture du Nord-Pas-de-Calais a interdit deux manifestations organisées par la Coalition internationale des sans-papiers et migrants (CISPM) pour protester contre le projet des autorités d’expulser des personnes des camps informels situés aux abords de la ville de Calais, où vivaient des milliers de migrants, de demandeurs d’asile et de réfugiés. Les arrêtés préfectoraux interdisant les manifestations se basaient à la fois sur les pouvoirs ordinaires et les pouvoirs d’urgence. Ces interdictions n’étaient pas motivées par une évaluation détaillée de la nature de la menace qu’elles pouvaient représenter pour l’ordre public, mais par des hypothèses fondées sur les actes de violence commis par une minorité de participants lors de précédentes manifestations. « Les autorités n’ont établi aucun lien direct entre la CISPM et les individus ayant commis des actes de violence. Par conséquent, les interdictions semblent constituer des restrictions disproportionnées au droit à la liberté de réunion pacifique », protestent les auteurs du rapport.

Interdictions collectives et individuelles

Quand elles ne sont pas interdites, les manifestations sont trop souvent réprimées, comme le 5 juillet 2016 à Paris. Après le rassemblement officiel contre la loi travail, plusieurs centaines de manifestants décident, via les réseaux sociaux, de se retrouver sur le pont de la Concorde, en face de l’Assemblée nationale. Le premier ministre Manuel Valls vient d’y annoncer le passage en force du projet de loi El Khomri avec l’utilisation du 49-3. Les manifestants, pacifiques, sont aussitôt confinés par les forces de l’ordre, qui ne leur expliquent pas le motif de cet enfermement, qui durera plusieurs heures. Plusieurs manifestants sont frappés, gazés et arrêtés. Interpellée par la suite, la préfecture de police invoquera le caractère spontané de la manifestation. Mais selon Amnesty international, « les représentants des forces de l’ordre doivent protéger et faciliter la tenue de rassemblements pacifiques, ce qui comprend les rassemblements spontanés ».

Autre abus de pouvoir : les assignations à résidence et interdictions personnelles de manifester. Entre novembre 2015 et mai 2017, les préfets ont recouru à leurs pouvoirs d’urgence pour adopter 639 mesures individuelles d’interdiction de manifester. La plupart de ces mesures (574) ont été utilisées dans le contexte de manifestations organisées pour protester contre la Loi Travail. « Les préfets ont initialement imposé ces mesures à l’encontre de militants qui avaient joué un rôle prépondérant dans les mouvements sociaux opposés à la loi Travail, bien qu’ils n’aient commis aucune infraction pénale », relève les enquêteurs d’Amnesty. Qui se disent préoccupés « par le fait que des individus sans aucun lien avec des actes ou intentions terroristes et souhaitant exercer légitimement leur droit à la liberté de réunion se sont trouvés pris dans les filets des mesures d’urgence. » Selon l’ONG, ces pratiques sont d’autant plus problématiques qu’elles ne semblent pas avoir d’efficacité réelle en terme de maintien de l’ordre au cours des rassemblements publics. Aucun des représentants du ministère de l’Intérieur et des préfectures rencontrés au fil de l’enquête n’ont été en mesure de le leur prouver.

Recours excessif ou non nécessaire à la force

D’après le ministère de l’Intérieur, 336 agents de police et 45 gendarmes ont subi des blessures alors qu’ils assuraient le maintien de l’ordre de rassemblements publics entre le 19 mars et le 4 octobre 2016. Si les violences subies contre les forces de l’ordre sont systématiquement condamnées par les pouvoirs publics, l’inverse n’est pas vrai. Le recours excessif et non nécessaire à la force s’est soldé par des centaines de manifestants blessés, parfois gravement. Plusieurs personnes ont perdu un œil en France ces derniers mois. « Les 102 manifestants qui ont déposé plainte auprès des organismes chargés d’enquêter sur le recours excessif à la force par la police ne constituent probablement que la partie émergée de l’iceberg », dénonce Amnesty international. Les Street Medics, mouvement informel de secouristes, estiment qu’à Paris, près de 1000 manifestants ont subi des blessures suite à un recours excessif ou non nécessaire à la force par les représentants des forces de l’ordre au cours de manifestations contre la loi Travail.

« Je manifeste depuis mon jeune âge et je n’ai jamais vu une telle agressivité des forces de police, témoigne Sandrine, 50 ans, cadre dans le secteur privé. Je suis pacifique, et je veux démentir les autorités qui disent que la police ne s’en est pris qu’aux casseurs lors des manifestations du printemps 2016. » Frappée par un policier alors qu’elle se trouvait dans une rue bloquée par les forces de l’ordre, Sandrine a porté plainte. Laquelle a été classée sans suite. Idem pour Stéphane, syndicaliste, qui a reçu de violents coups de matraque dans le dos alors qu’il occupait, sans armes, un bâtiment public. Ses blessures ont fait l’objet d’un constat médical mais le parquet a informé Stéphane que l’enquête avait été classée sans suite. Le fonctionnaire de police a nié avoir eu recours à la force et aucun des éléments rassemblés au cours de l’enquête ne prouvait le contraire.

Intimider les jeunes manifestants

Les enquêteurs d’Amnesty dénoncent par ailleurs le fait que des journalistes et vidéastes aient été gênés dans leur travail lorsqu’ils couvraient les manifestations : « Amnesty International a reçu des informations signalant que des représentants des forces de l’ordre avaient fait usage d’une force excessive à l’encontre de journalistes et autres professionnels des médias. » Les multiples interdictions, nasses et violences intimident les citoyens, voire les traumatisent durablement quand ils sont directement touchés. « Je voulais protester contre la loi Travail, mais après la garde à vue j’ai arrêté d’aller en manifestation jusqu’en juin, car je n’étais pas prêt à manifester au point de me faire interpeller et tabasser », raconte un jeune étudiant parisien interdit de manifester à deux reprises contre la loi travail.

Sabrina, manifestante blessée par une grenade lacrymogène ayant explosé sur son épaule, explique l’effet dissuasif de cet événement sur son droit à la liberté de réunion pacifique : « La violence policière que j’ai vécue a changé ma vision sur beaucoup de choses, j’ai pris mes distances avec les manifestations alors que j’y suis allée souvent ces quatre dernières années. J’ai restreint ma liberté moi-même et je ne suis plus allée aux manifestations pour au moins un mois après les événements. Pour moi, c’était comme un moment de deuil car je ne m’imaginais pas que cela puisse arriver. Ce jour-là, je me suis dit qu’ils étaient capables de tout faire et que nous, les manifestants, on pouvait risquer nos vies. Après un mois, des amis m’ont convaincue de repartir en manifestation, mais c’était comme si j’avais un an et demi, j’avais peur de tout et je m’en allais dès qu’il y avait quoi que ce soit. »

L’état d’urgence pourrait, à la demande d’Emmanuel Macron, être à nouveau prolongé au début du mois de juillet, alors que de nouveaux mouvements sociaux pourraient également se manifester contre les futures réformes contestées du gouvernement.

Nolwenn Weiler

Photo : Pendant la manifestation du 1er mai 2017 à Paris / © Serge D’ignazio

 Consulter le rapport d’Amnesty international

 Lire aussi : « Le maintien de l’ordre à la française n’existe plus »
Notes

[1] La recherche, effectuée entre juin 2016 et mai 2017 est basée sur des entretiens avec 82 personnes (syndicalistes, manifestants, journalistes) et des missions d’observation de manifestations.

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