Notes pour une réflexion sur l’autonomie croissante des puissances policières et sécuritaires

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Par Serge Quadruppani
Serge Quadruppani – paru dans lundimatin#96, le 5 mars 2017

Nous reproduisons ici l’intervention de Serge Quadruppani à l’occasion de la journée de soutien à Antonin Bernanos qui se tenait à l’Université de Nanterre jeudi 2 mars.

Nous vivons une époque de fragmentation. L’approfondissement de ce qu’on appelle la mondialisation, c’est-à-dire l’extension de l’exploitation capitaliste à la totalité de l’existant, des nanoparticules aux affects, en passant par l’air, la terre et l’eau, avec l’imposition de formes de vie adaptées à cette exploitation, se traduit par un affaiblissement des pouvoirs nationaux, des transferts de souveraineté au profit de multiples puissances locales, ou internationales. La police, la communauté du renseignement, l’économie du sécuritaire, sont des exemples de ces puissances à l’autonomie croissante.

Plus s’étend l’emprise du fanatisme ultra-libéral qui tente d’imposer à toute vie sociale le modèle de l’entreprise, plus les dégâts humains qu’il provoque s’accroissent et plus l’impuissance gouvernementale face à des phénomènes mondiaux comme la précarisation du travail se révèle, et plus le maintien de l’ordre devient l’activité centrale de tout gouvernement (et plus la question de son caractère parlementaire ou dictatorial perd de sa pertinence).

En France, l’affaiblissement croissant (face à la bureaucratie européenne et aux lobbies économiques) de l’échelon gouvernemental (mais pas de certaines de ses composantes, telle la citadelle de Bercy), son interpénétration et son indistinction croissantes des pouvoirs économique se doublent du fait que la manifestation de rue, pour des raisons historiques, apparaît comme l’expression presque obligatoire de toute puissance qui veut affirmer son autonomie. Par exemple, l’énorme conglomérat d’intérêts transnationaux dirigeant la FNSEA, qui dispose de tant de relais directs auprès de tous les niveaux administratifs, a pourtant besoin que des agriculteurs esclavagisés par les banques barrent de temps en temps des routes départementales et attentent à l’ordre public des sous-préfectures sous la direction de leurs bureaucrates milliardaires. Force du symbolique…

Autonomisation des puissances et tradition française expliquent le paradoxe des atteintes de plus en plus fréquentes à l’ordre public commises par les forces de l’ordre sous forme de manifestations. En 1946, il y eut une première manifestation pour des augmentations de salaire, en 1958, leur rassemblement surexcité devant l’Assemblée nationale allait accélérer la fin de la IVe République. Dans le contexte social tendu d’après 68, en 1971, les flics distribuaient des tracts aux passants. En 1983, le meurtre de deux policiers par Action directe entraîne des manifs au cri de « Badinter assassin ». Mais c’est à partir des années 2000 et de l’essor mondial de l’idéologie sécuritaire, conséquence de l’attentat des tours jumelles, que les policiers ont multiplié les manifestations, jusqu’à celles de l’automne dernier. Nouveau paradoxe, l’augmentation exponentielle des moyens mis à leur disposition s’est accompagnée d’une expansion de leurs revendications. Ceci ne s’explique pas seulement par la logique du « toujours plus » typique des formes de vie capitaliste, c’est aussi que le secteur sécuritaire est habité de contradictions internes, notamment entre dirigeants et fantassins de la base, lesquels subissent en première ligne la montée des tensions sociales.

A l’exception peut-être de 1981, où il y avait eu quelques révocations, les manifestations ont toujours bénéficié d’une compréhension extrême de la part aussi bien des médias que des pouvoirs publics, en vif contraste avec le traitement journalistique des contestations ouvrières ou étudiantes. En 1958, alors que les policiers avaient pris à partie et sifflé les députés, le Figaro, tout en réprouvant la méthode, reconnaissait leurs revendications comme légitimes. Naguère, on a vu Sarkozy, alors président, soutenir l’incroyable manifestation de policiers venus avec leurs véhicules de service soutenir des collègues poursuivis pour des faits pourtant avérés de fabrications de preuves. De la part des médias, on sait leur longue habitude de travailler en symbiose avec la police : pas de bons contacts avec les flics, pas de scoops. Et, pratique devenue si fréquente que plus personne ne s’en étonne, à chaque fait divers spectaculaire, pour en obtenir rapidement un récit (vrai ou faux, mais un récit), les journalistes tendent bien plus souvent leurs micros à des syndicalistes policiers qu’à des représentants de l’Intérieur ou de la justice.

De la part du pouvoir politique, on peut relever deux raisons complémentaires à l’extraordinaire indulgence face à des comportements factieux (manifs masquées en armes se dirigeant vers des bâtiments publics !).

D’abord, l’interpénétration des structures syndicales et administratives.

Les dernières manifestations présentaient la particularité d’être, derrière ce qui se présentait comme l’expression d’une souffrance et d’un besoin de considération, autant dirigées contre la hiérarchie policière que contre les syndicats. La police française est le milieu professionnel où le taux de syndicalisation est le plus élevé : 70% (contre 10% dans le reste du salariat en France) « Ce syndicalisme est, du côté de ses adhérents, un syndicalisme que l’on peut qualifier de consumériste, dans la mesure où l’adhésion à un syndicat est souvent commandée par des motifs d’intérêt personnel immédiat, avec la tentation de s’adresser à la « concurrence » lorsque ces attentes sont déçues. Comme le note un journaliste, « aux yeux des policiers, le syndicat le plus puissant reste celui qui est capable de leur décrocher le poste qu’ils convoitent et de les faire monter e ngrade le plus vite possible. Comme ils le disent eux-mêmes, ’on adhère à un syndicat pour la gamelle, le bidon, le galon’ »[1] Si les ministres de l’Intérieur ont souvent joué une organisation contre une autre, manœuvré pour faire exploser une troisième et en créer une quatrième, au final, la cogestion syndicalo-politique du maintien de l’ordre est désormais un fait avéré.

Deuxième raison à l’indulgence politique envers la police : la dépendance croissante du pouvoir étatique à son égard. Conformément à l’idéologie ultralibérale, les gouvernements étant censés se concentrer sur leurs missions régaliennes, le seul domaine où ils peuvent prétendre montrer qu’ils commandent encore à quelque chose, c’est l’antiterrorisme et le maintien de l’ordre. Le paradoxe est que plus ces domaines prennent de l’importance, plus leurs spécialistes acquièrent une puissance indépendante. Dans des pays comme la Russie ou l’Algérie, où ce sont les forces de l’ordre, sous l’espèce des services secrets et de l’armée qui dirigent directement la nation en s’appropriant une part notable de ses richesses, on ne peut parler de dépendance : le gouvernement c’est la police. De même dans les régimes à parti unique comme la Chine. Mais dans le capitalisme parlementaire, le rapport police-gouvernement tend à devenir beaucoup plus fluctuant, le gouvernement devenant une espèce d’agence de gestion d’intérêts contradictoires entre par exemple la citadelle de Bercy (et ses lobbies économiques) et les flics de terrain qui réclament toujours plus de moyens. La tentation est grande, alors, parce que ça ne mange pas de pain (ça ne coûte rien) de compenser l’incapacité à dépasser ces contradictions par une gesticulation consistant à redoubler les coups sur les prolétaires racisés des quartiers populaires et sur la jeunesse rebelle des cortèges de tête. C’est ce qu’Antonin est en train de vérifier.

La contradiction entre base et hiérarchie syndicalo-administrative pourrait être une brèche par où la crise de la domination qui s’étend à toute la société pourrait entrer dans l’institution policière. Force est de constater qu’elle concourt surtout, pour l’instant, à sa fascisation.

Quand on sait le rapport symbiotique entre une bonne partie de la base policière et le Front national (au point qu’on pu dire que les Bacs étaient les sections d’assaut du FN), on peut penser, malgré les récentes prises de bec entre dirigeants syndicaux et Marine le Pen, que l’accroissement de puissance et d’autonomie de la police a encore de beaux jours devant lui. Etant bien entendu que, quel que soit le résultat des élections, Marine Le Pen doit être vue comme la caricature, ou mieux, la grimace, de la vieille politique institutionnelle, qui reste entièrement au service de l’ordre capitaliste.

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[1] Jean-Louis del Bayle, “Le syndicalisme policier français.” (2015), disponible sur http://classiques.uqac.ca/
Serge Quadruppani en attendant que la fureur prolétarienne balaie le vieux monde, publie des textes d’humeur, de voyages et de combat, autour de ses activités d’auteur et traducteur sur https://quadruppani.blogspot.fr/

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