vendredi 23 décembre 2016, par admi2
Cet article correspond à la suite de l’atelier économie qui s’est tenu aux rencontres libertaires du Quercy. Nous avons (re)vu dans l’article précédent la théorisation de l’exploitation. Nous allons nous pencher maintenant sur un phénomène tellement d’actualité depuis tellement longtemps qu’on peut parfois se demander si ce n’est pas une arme idéologique du patronat, le phénomène des crises. Les débats n’avaient pas été enregistrés. Il se peut que certaines remarques aient été oubliées. Certains aspects n’avaient pas eu le temps d’être développés pendant l’atelier.
Retour dans le passé
Revenons à l’époque de Marx. Avec la révolution industrielle et l’essor du capitalisme, le 19ème siècle ouvre une période nouvelle pour l’humanité. Jusque là, on connaissait les crises de pénurie, c’est-à-dire des crises essentiellement agricoles, qui correspondaient à un phénomène simple, on ne produisait pas assez pour satisfaire aux besoins les plus élémentaires de l’ensemble de la population. D’où des famines. Vous me direz, nous connaissons encore au 21ème siècle des épisodes de famines dans certaines régions. Oui, mais ce n’est pas pareil. La différence ? Certes, une partie importante de la population est sous-alimentée, quand même 868 millions de personnes dans le monde d’après la FAO, soit un huitième de l’humanité. Mais ce n’est pas faute de production suffisante. On produit à l’échelle de la planète de quoi nourrir, loger, habiller, etc, l’ensemble de la population. Là est la nouveauté qui apparaît au 19ème siècle, là est le scandale.
Pour Marx, qui est d’une époque où on a encore la mémoire des crises de pénurie, l’existence même de l’échange marchand ouvre une nouvelle possibilité de crises. En effet, quand on produit pour satisfaire un besoin précis, on produit forcément utilement. Mais lorsque l’échange marchand commence à gouverner la production, on ne produit pas pour satisfaire ses besoins ou ceux de ses voisins, on produit une marchandise pour la vendre pour ensuite s’acheter ce dont on a besoin. On introduit alors une incertitude : vais-je vendre ? C’est ce que Marx appelle « le saut périlleux de la marchandise », ou possibilité formelle des crises. Les crises sont pour lui inhérentes au système, puisque la production n’est pas coordonnée en fonction des besoins.
Des crises consubstantielles au capitalisme
Il introduit aussi la « loi de la baisse tendancielle du profit », c’est-à-dire l’idée qu’à terme le taux de profit doit baisser, qui est un peu plus compliquée à comprendre. En gros, la plus-value, donc le profit, vient du travail vivant. Or, le capitalisme utilise de plus en plus de machines, donc la part du travail mort (les machines) (qui ne fait que transmettre sa valeur aux marchandises) augmente au détriment de celle du travail vivant (qui est le seul créateur de valeur, donc de plus-value, donc de profit). Donc, même si les profits augmentent, leur taux (le rapport à l’investissement) a tendance à diminuer. Il n’est pas très intéressant de discuter si ça se vérifie dans la réalité (je sais, on pourrait remplir une bibliothèque entière avec les controverses sur la question), ce qui est intéressant là-dedans, ce n’est pas cette loi, c’est ce qu’elle provoque. Dans le chapitre du capital qu’il lui consacre, il expédie cette loi en quelques paragraphes puis développe tout le long du chapitre que c’est l’aiguillon qui oblige le capitalisme à innover et se transformer sans cesse, et c’est ça qui l’intéresse.
Deux types de crises sont donc inhérentes au système et éclatent périodiquement. Comme on l’a vu plus haut, il peut y avoir des crises de surproduction. Il peut aussi y avoir des crises de suraccumulation : il y a trop de capital par rapport aux profit qu’il peut engendrer. Ces deux types de crises se rejoignent car il y a un excédent de capacités de production, et elles sont difficiles à distinguer. Mais là n’est pas l’essentiel. Chaque sortie de crise se traduit par une concentration accrue (donc l’élimination d’une partie des capitalistes), la destruction d’une partie du matériel obsolète. D’où le lien entre crise et guerre : la guerre permet de sortir de la crise de deux façons, d’abord en détruisant les usines donc les capacités de production excédentaires, mais aussi en offrant des débouchés à l’industrie. Il ne s’agit donc pas de guerres coloniales ou impérialistes comme le monde en est secoué en ce moment (celles-là offrent des débouchés mais ne détruisent pas assez de capital), mais de vraies guerres au cœur du système industriel (les « guerres mondiales »).
Le chômage aussi est inhérent au système, mais ce n’est pas forcément un symptôme de crise. Le capital a besoin d’une main d’oeuvre excédentaire pour peser à la baisse sur les salaires. C’est ce que Marx appelle l’armée industrielle de réserve. Ne confondons en effet pas crise et misère. Le capitalisme, ça peut parfaitement être la misère sans la crise. Il peut en effet se porter très bien quand nous nous portons très mal. Ce qu’on désigne par crise, c’est lorsque le système lui-même est en crise, et bien sûr, dans ces cas là, nous nous portons encore plus mal.
Marx pose aussi la question des débouchés pour le capital. En effet, à son époque, ce n’était pas la classe ouvrière qui risquait de consommer la production de masse. Et d’une certaine façon, ça ne l’est toujours pas. Pour qu’elle consomme beaucoup, il faut diminuer la plus-value. Une solution provisoire avait été trouvée à cette contradiction avec le fordisme et l’état providence en crise depuis le début des années 70. En effet, le fordisme reposait sur un compromis social qu’on peut résumer caricaturalement ainsi : les syndicats acceptent les conditions de travail imposées par le capital, en gros le travail à la chaîne et les accidents de travail qui vont avec, en échange d’un salaire décent et d’une déprécarisation de la classe ouvrière (protection sociale, code du travail avec CDI…). En quoi cela permettait-il de résoudre la contradiction entre débouchés et plus-value ? L’essentiel de la plus-value devient alors de la plus-value relative, c’est-à-dire qu’elle ne repose pas sur l’allongement de la durée du travail mais sur les gains de productivité qui permettent d’abaisser la valeur des marchandises qui sont nécessaires à la consommation ouvrière. Bien sûr, ce compromis n’a pas été volontairement recherché par le capital. C’était le résultat du rapport de forces au lendemain de la seconde guerre mondiale. Et la crise ne date pas du choc pétrolier. C’est ce compromis qui était entré en crise dès la fin des années 60, dès lors que les conditions de travail ont commencé à être massivement contestées (rappelez-vous les grèves massives d’OS dans la foulée de 1968, le slogan « ne pas perdre sa vie à la gagner »…). C’est parce que le système était déjà en crise que l’augmentation du prix du pétrole a eu un effet aussi dévastateur. Et c’est aussi ce compromis qui a été systématiquement démantelé par l’offensive néo-libérale depuis le début des années 80. Le patronat en est revenu à la bonne vieille recette de l’intensification du travail et de l’allongement de sa durée. Et il a cru résoudre le problème des débouchés par une explosion des crédits, qui ont en plus l’avantage d’enchaîner plus solidement encore les exploités à leurs exploiteurs. Sauf que cette solution ne pouvait être que temporaire, et on l’a vu avec la crise des subprimes dont nous subissons encore les conséquences.
Rosa Luxembourg avait repris au début du siècle dernier cette question des débouchés en expliquant que le capitalisme avait besoin d’un extérieur à dévorer sous peine de périr. Elle expliquait ainsi les conquêtes coloniales notamment. Cette idée peut être intéressante à creuser à nouveau aujourd’hui. Cet extérieur ne peut plus être géographique, le capitalisme a conquis toute la planète ou quasiment. Il a hélas presque fini de détruire ou de soumettre tous les autres systèmes sociaux ou modes de production qui pouvaient résister, les soit-disant sociétés arriérées. Mais cet extérieur peut avoir aussi un autre aspect : ça fait longtemps que nous dénonçons la marchandisation de notre société. Et effectivement, un des extérieurs que le capitalisme dévore en ce moment, c’est ce qu’il restait comme espaces non marchands y compris au sein des sociétés dites développées : loisirs, entr’aide, travail domestique, vie privée…
Un des débats aujourd’hui chez les économistes, marxistes ou non d’ailleurs, est de savoir si nous sommes en crise ou non. Ce qui pose accessoirement la question de savoir ce qu’on désigne sous le nom de crise économique. On peut poser la question en termes purement économistes : le système capitaliste est en crise quand le taux de profit baisse. Il y a en ce moment des discussions pour savoir si le taux de profit est reparti à la hausse (il n’y aurait donc plus crise du capital) ou non. Je ne me sens pas les compétences (et surtout, je ne dispose pas du temps nécessaire, je ne suis pas rentière !) pour trancher. On peut aussi poser la question de façon plus dynamique. Le capitalisme se transforme perpétuellement, il doit renouveler sans cesse ses modalités d’exploitation, en termes d’organisation du travail comme de compromis social. Ce qu’on va désigner comme crise alors, c’est lorsqu’un mode de développement capitaliste est épuisé sans qu’un nouveau aie été trouvé. Il est clair que le modèle fordiste, le modèle de l’état-providence qui a fondé les « trente glorieuses » est terminé. On peut considérer qu’il est dans ses derniers soubresauts qui ont duré donc environ 30 ans. La question est de savoir si un nouveau modèle a pris le relais. D’une certaine façon, la réponse est oui. Durant ces plus de trente années d’offensive du capital mondial et de défaites successives des exploités, en terme de rapports de classes comme en terme de rapports néo-colonialistes, une nouvelle forme/modalité capitaliste est apparue, basée sur un essor sans précédent de la finance. Les marchés financiers jouent depuis longtemps un rôle important dans le système capitaliste, mais ils en sont maintenant au cœur à un degré inconnu jusqu’ici. Surtout, la nouveauté du siècle dernier, c’est l’importance prise par le système de crédit dans la consommation de masse. Jusqu’à la fin de la première moitié du 20ème siècle globalement, on pouvait considérer que la finance et l’argent des exploités relevaient de deux univers séparés. Aujourd’hui, les exploités le sont aussi via le crédit et la quasi-obligation (obligation en France mais pas dans tous les pays) de détenir un compte en banque.
Mais cette réponse entraîne de nombreuses questions. Vivons-nous aujourd’hui une nouvelle crise, c’est-à-dire une crise de ce modèle financier ? Comment analyser le rôle actuel des marchés financiers et de la banque dans le système ? Ces questions ont été assez peu approfondies par Marx et les marxistes/marxiens révolutionnaires. A l’époque de Marx, ce système était encore très embryonnaire.
Quelques réflexions sur la finance
Reste qu’on ne peut plus se dispenser de réfléchir sur le rôle des marchés financiers si on veut comprendre ce qui se passe. La finance quelles que soient ses formes a en effet une caractéristique, elle ne crée pas de valeur : elle ne se mange pas, elle ne produit rien d’utile ou d’utilisable, elle ne devient créatrice de richesses qu’investie, immobilisée dans la production (de biens ou de services).
Et en effet, on peut se dire que les profits financiers sont prélevés sur la masse des profits, et que donc, l’importance de la finance, c’est d’abord une histoire de rapports de forces entre fractions du capital. Que les financiers prennent du gras sur les patrons du commerce et de l’industrie nous importe finalement assez peu. On ne peut cependant plus exactement raisonner comme ça : en France (qui est un cas un peu extrême), les revenus financiers représentent presque 90% des excédents des entreprises non financières. Il y a donc en fait une financiarisation de l’ensemble du capitalisme. En quoi cela nous intéresse-t-il ? Déjà, partir dans des grandes envolées sur la finance en faisant l’impasse sur le reste du système n’a aucun sens. On ne peut pas opposer une logique financière prédatrice à une logique entrepreneuriale caractéristique du système capitaliste industriel et commercial. Les deux sont maintenant inextricablement liées. C’est une des grandes limites des mouvements contre la financiarisation de l’économie, notamment ATTAC et le combat pour une taxe sur les transactions financières. On ne peut pas séparer le combat contre la finance du combat anticapitaliste, sous peine sinon de laisser le champ libre aux politiciens pour des postures antifinance démagogiques tant qu’on ne touche pas au système, voire pire, laisser le champ libre à des interprétations antisémites.
Or, la logique financière est effectivement un peu différente de la logique capitaliste traditionnelle. On peut en effet considérer les placements financiers comme une prévalidation des profits futurs, comme une préemption sur la création à venir de valeurs. On peut analyser l’essor de la finance comme une « montée en puissance des engagements de paiement anticipant sur la production à venir en proportion de richesses effectivement produites » (1) C’est donc un véritable encadrement des conditions capitalistes d’exploitation et une vraie pression supplémentaire. Et il y a une différence entre ces placements, que l’on peut qualifier de « capital fictif » et un investissement industriel ou commercial. C’est que lorsqu’on construit une usine, on investit de l’argent durablement, s’en désengager du jour au lendemain signifie une perte sèche importante. La caractéristique des investissements financiers, c’est qu’ils sont liquides, c’est-à-dire qu’on peut s’en dégager brutalement sans perte ou en limitant les pertes (ce n’est que de l’argent qui circule). Ceci change les logiques de gestion et d’accumulation. Ceci complique également le rapport de forces dans une lutte collective : les salariés ne savent pas forcément qui est leur patron, et ce patron est partiellement anonyme, caché derrière des transactions boursières, et très changeant. Lorsque ce sont les marchés financiers qui dictent les conditions d’exploitation, c’est directement contre un système que se battent en réalité les salariés.
On peut aussi remarquer qu’il s’est instauré en plusieurs décennies une véritable gouvernance mondiale par la dette. Ceci a commencé dans la années 80 dans les pays du tiers-monde avec les plans d’ajustement du FMI, c’est-à-dire l’utilisation du prétexte de la dette pour imposer une politique économique aux pays endettés. Cela continue aujourd’hui dans la zone euro, avec l’exemple éclatant de la Grèce. Mais, la particularité de la Grèce, c’est qu’elle a essayé de résister. Ces politiques économiques ont bien été imposées en Espagne, au Portugal, en Italie. Rappelons que pour la France, la loi travail correspondait à une préconisation de la Commission Européenne dans les discussions sur le déficit budgétaire français. Il existe aujourd’hui une forme de gouvernement économique mondial d’une très grande bourgeoisie transnationale qui impose ses lois par le canal du financement de la dette.
Beaucoup de questions demeurent donc sur la « crise » actuelle. Est-ce un nouveau mode de gouvernance capitaliste ou est-ce une crise du capital ? Ce modèle capitaliste financier est-il déjà en crise ou sommes-nous au début d’une longue période où ces « crises » feront partie de la normalité du système ? D’un point de vue capitaliste, comment résoudre la contradiction entre des profits qui viennent quand même in fine de la création réelle de richesses, et un capitalisme flottant qui refuse tout engagement à long terme et exige une rentabilité immédiate élevée, qui gagne aujourd’hui autant par la spéculation que par l’exploitation ? Sachant que l’argent de la spéculation est quand même pris forcément sur notre sueur, la plus-value qu’on nous extorque.
Sylvie
(1) Cédric Durand, le capital fictif, les prairies ordinaires, 2014. Le capital fictif est le nom donné par Marx aux placements financiers, fictif car ce n’est pas un investissement réel, créateur de marchandises.
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