15 sept. 2016 Par Les invités de Mediapart Édition : Les invités de Mediapart
Dans une lettre ouverte à son parti, le militant communiste espagnol Francisco Martínez-López, dit « El Quico », interpelle les dirigeants du PCE sur l’épuration violente durant les années de guérilla contre le franquisme. Il lui demande notamment de réhabiliter ceux qui en ont été victimes d’exécutions sommaires commanditées par la direction de ce parti.
La lettre ouverte que nous publions ci-dessous a été publiée pour la première fois en espagnol sur diario.es. En préambule, elle mérite un bref rappel historique.
Le coup d’état franquiste du 18 juillet 1936 plonge l’Espagne dans une terrible guerre civile. Mais, après la défaite du camp républicain en avril 1939, la guerre n’est pas finie : dans toute la péninsule et jusqu’au milieu des années 50, des foyers de guérilla antifranquiste continuent de se battre contre la dictature. Dès 1936, les premiers foyers de résistance armée naissent spontanément dans les zones tombées aux mains des franquistes (le León, la Galice, l’Andalousie). D’abord formés de groupes de fugitifs qui tentent d’échapper au massacre organisé par les fascistes, ces foyers sont renforcés par des combattants expérimentés de toutes obédiences (républicains, socialistes, communistes, anarchistes) quand tombe le front républicain du Nord (Pays Basque, Cantabrie, Asturies) et ces derniers se lancent dans des actions de guérilla offensive. Si certains de ces groupes restent isolés, d’autres parviennent à se fédérer et à élaborer des formes d’organisation régionales : ce sera notamment le cas de la Fédération de guérillas de León-Galice, fondée en 1942. C’est dans l’une de ces guérillas du Nord-Ouest de l’Espagne que Francisco Martínez López combat avec ses camarades jusqu’en 1951.
Les groupes armés de la Fédération sont pluralistes et doivent à leur naissance sur le terrain, de disposer d’une implantation populaire. Ils diffèrent, par conséquent, des structures qui, à partir de 1944, seront importées de l’extérieur, par le parti communiste espagnol (PCE) après que sa tactique d’invasion de l’Espagne par des groupes militaires venus de France eût tourné court. Le PCE opte alors pour la constitution d’une armée de guérillas à l’intérieur de l’Espagne et envoie, depuis l’exil, des cadres politico-militaires afin de constituer l’Ejército Guerrillero et prendre le contrôle des groupes de résistance préexistants.
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Lettre ouverte d’un communiste espagnol à la direction de son parti
Ce passé qui ne doit pas sombrer dans l’oubli
Membre actif du parti communiste espagnol (PCE) depuis 1944, j’ai d’abord été activement impliqué (dès l’âge de onze ans) dans les services d’information républicaine, en tant qu’agent de liaison du mouvement de la Fédération de guérillas de Léon Galice. De 1947 à 1952, date à laquelle j’ai pu partir en exil en France, j’ai combattu en tant que guérillero dans la Segunda agrupación del Ejército Guerrillero de Galicia León. Secrétaire général du PCE en France de 1977 à 1990, membre du comité central de 1983 à 1991, je n’ai jamais cessé depuis de militer dans ma cellule, en France puis, à nouveau, en Espagne en tant que communiste fidèle à ses principes.
C’est à ces titres que j’attends de mon parti – le PCE – qu’il reconnaisse publiquement les méthodes répugnantes auxquelles il a eu recours pendant les années de guérilla et qu’il réhabilite tous ceux qui les ont subies et particulièrement les victimes d’exécutions sommaires commanditées par la direction de ce parti.
Combien de temps faudra-t-il encore attendre pour qu’il le fasse ?
En 2009, Victor García Fernández, alors âgé de soixante-trois, découvre que son père, Victor García García « El Brasileño », qu’il avait considéré jusqu’alors comme une victime de la répression franquiste, avait, en réalité, été assassiné près de Lalín en janvier 1948 sur les ordres du Comité Central du PCE, dirigé à ce moment-là par Dolores Ibárruri et Santiago Carrillo. Le corps d’ « El Brasileño » a été jeté en bordure du cimetière de la commune liée à la Paroisse de Moalde à Silleda non loin de Pontevedra. C’est là que son fils l’a découvert.
Quelques mois plus tard, il écrit une lettre aux membres du Comité central, par l’intermédiaire de Felipe Alcaraz, président du PCE. Il leur demande de lui exposer officiellement – puisqu’ils ont un accès direct aux archives de ce parti – les chefs d’accusation qui ont été imputés à l’époque à son père par la direction du PCE et qui ont amené ce dernier à prendre une décision aussi terrible [1].
Cette lettre, aujourd’hui encore, est restée sans réponse.
« El Brasileño » a consacré sa vie à la lutte pour l’émancipation et la liberté des travailleurs : d’abord au Brésil, puis en Espagne, au moment de la Révolution des Asturies en 1934, durant la guerre civile, et enfin dans la guérilla du Nord-Ouest de l’Espagne entre 1942 et 1948. Lors de cette dernière période, il a mis sur pieds, avec des résistants de la région d’Orense et en lien avec les services secrets anglais, une filière d’évasion pour les alliés à travers l’Espagne en direction du Portugal. Et il a réorganisé le PCE et les activités antifranquistes à la frontière de la Galice et du Portugal.
Or, depuis la France, la direction du PCE a envoyé ses exécuteurs pour le discréditer politiquement, en essayant de salir sa réputation dans l’esprit de ses compagnons. Jusqu’au moment où il fut assassiné. Au mois de janvier 1948, un commissaire politique s’exclame, dans un rapport envoyé depuis l’Espagne au CC du PCE : « Nous avons enfin réussi à le capturer, ce chien ! ». Les documents conservés aux archives historiques du PCE rendent compte de cette véritable « chasse à l’homme » étalée sur plusieurs mois.
Ma lettre ouverte est d’abord un témoignage d’affection pour son fils, Victor García Fernández, et un acte de solidarité avec son combat pour que justice soit rendue à son père, Victor García García « El Brasileño ». L’exécution de ce dernier résume celle de tous ces résistants – communistes ou non – qui, durant ces années de dictature, sont tombés, non pas sous les balles des fascistes, mais sous les balles de ceux qu’ils considéraient comme leurs compagnons et, dans le cas des guérilleros communistes, sous les balles de membres de ce parti dans lequel ils avaient placé toute leur confiance et toutes leurs espérances.
Ces assassinats ont été commis dans un contexte d’épuration politique. À la fin de la seconde guerre mondiale, les membres de la direction officielle du PCE – Santiago Carrillo, Dolores Ibarruri, Enrique Lister, Vicente Uribe – qui s’étaient réfugiés en URSS ou en Amérique Latine après le pacte germano soviétique de 1939 – décident de revenir en Europe pour reprendre le pouvoir au sein du PCE. Jesús Monzón, alors dirigeant de ce parti, est destitué. Entre 1944 et 1948, les purges assorties de fausses accusations se multiplient contre des hommes et les femmes qui étaient restés en Espagne pour combattre la dictature. Certains d’entre eux, comme Victor García García « El Brasileño » sont accusés de « monzonisme ». Des campagnes de calomnies se déchaînent alors dans les publications clandestines de la nouvelle direction du PCE : il s’agit de discréditer les anciens cadres du parti et de les couper des autres militants. En 1948, la persécution s’intensifie dans plusieurs zones de résistance et elle culmine avec l’élimination physique de ceux qui – selon les dires de la nouvelle direction du PCE – « deviennent gênants ». C’est ainsi que sont assassinés Victor García García « El Brasileño », mais aussi Gabriel Trilla et Teofilo Fernández (pour ne citer qu’eux et alors que la liste est longue).
Dans la guérilla où j’ai combattu avec le groupe de Manuel Girón, mes compagnons de la Segunda agrupación del Ejército Guerrillero de Galicia León et moi, nous nous sommes affrontés à ces hommes d’appareil que la direction du PCE en France avait envoyés en Espagne pour nous « redresser » – selon les mots employés dans les rapports envoyés au CC du PCE [2]. Autrement dit, pour nous imposer, avec la plus grande violence, une culture militariste totalement contraire à la culture de résistance qui nous unissait, dès 1936, aux paysans, aux mineurs, aux voisins, aux parents et amis qui formaient le réseau d’appui de notre mouvement de guérillas.
Nous avons fait directement l’expérience de ces mercenaires de l’épuration qui ont essayé de contrôler nos réseaux de résistance. Et surtout nous avons vu comment ils ont assassiné certains de nos compagnons guérilleros qui avaient donné leur vie pour défendre une Espagne libre. Tel fut le cas de Miguel Cardeñas et de Ceferino Alvarez « Bailarín », communistes assassinés le premier en septembre 1949 à Sotadeiro dans la province d’Orense et le second quinze jours plus tard au cours d’une marche dans la montagne en compagnie Saul Mayo et Emilio Villarino. Ceux-ci étaient mandatés par Manuel Soto « El Coronel Benito », lui-même envoyé dans le Nord-Ouest de l’Espagne depuis Paris pour usurper la direction de l’Ejército Guerrillero de Galicia León ».
Nous avons eu des soupçons en voyant s’accumuler les morts de nos compagnons dans des circonstances qui restaient pour nous inexplicables ; ainsi la chute à Chavaga, dans la province de Lugo, de six compagnons parmi lesquels les responsables de la Segunda agrupación del Ejército Guerrillero de León Galicia : Evaristo Fernández « Roces » Guillermo Morán, Gregorio Colmenero « Porreto », Julián Albarca « Guardiña », ainsi que Maria Casanova et Ramón Casanava, les hôtes de maison où se produisit le combat.
Nous avons compris alors que notre groupe – le groupe de Manuel Girón – figurait lui aussi « sur la liste » de ceux qui gênaient et dont il convenait d’éliminer la culture de résistance autochtone, forte de son ancrage social. C’est pourquoi, nous avons décidé de couper les ponts avec ces nouveaux chefs de l’Ejército guerrillero et de nous réfugier dans des zones d’appui qu’ils ne connaissaient pas.
Après la mort de Manuel Girón, certains d’entre nous ont pu s’exiler en France. Nous avons alors demandé, en janvier 1952, lors d’une rencontre avec les responsables du PCE à Paris, d’indispensables explications sur ces hommes qui – au sein de l’Ejército guerrillero de Galicia León – prétendaient agir au nom de ce parti : Quels liens avaient avec la direction du PCE, les hommes qui perpétraient ces assassinats ? Qu’est-ce qui expliquait toutes ces « chutes » énigmatiques dans la guérilla depuis leur arrivée jusqu’à la fin de l’année 1950 ? Nos questions sont restées sans réponse. A l’heure qu’il est, j’attends toujours.
64 ans se sont écoulés depuis cette rencontre parisienne. 64 ans, ce n’est pas rien. Des années de lutte, d’exil, d’espérance.
64 ans qui n’ont pas effacé en moi le souvenir douloureux de ceux qui sont tombés sous d’autres balles que celles de l’ennemi franquiste. 64 ans à chercher, à tâtons dans un labyrinthe de mensonges et de silences – au sein de mon propre parti- les raisons de leur destin tragique. 64 ans d’attente pour que mon parti condamne des exécutions injustifiables et des actes qui, en totale opposition avec les valeurs qu’il défendait, ont bafoué la dignité de tant de compagnons qui ont perdu la vie dans leur combat contre la dictature, comme ils ont blessé, également, la dignité de ceux qui – comme moi – ont survécu en essayant de défendre des valeurs démocratiques.
Longtemps je me suis tu publiquement parce que des soupçons ne sont pas des preuves. Or des preuves existent. Je me suis tu aussi parce qu’il fallait donner la priorité absolue à la lutte contre la dictature et que, dans ce contexte, je craignais que mon témoignage ne soit utilisé pour fragiliser cette lutte. C’est en décembre 2000, dans l’ouvrage publié sous le titre Guérillero contre Franco [3], que j’ai dénoncé une première fois les épurations de compagnons dont j’ai été témoin dans la guérilla.
J’attends que le PCE le fasse à son tour. Et qu’on ne vienne pas me dire désormais que le silence sur les assassinats d’antifranquistes perpétrés par des membres de mon parti est indispensable à la dénonciation des massacres de masse dont fut coupable la dictature. Et qu’on ne vienne pas me servir cet argument inusable : que je ferais « le jeu de l’ennemi » ! C’est en abandonnant aux héritiers du franquisme et à tous ceux qui tentent de renvoyer les deux camps dos-à-dos le soin de révéler les pages sombres de notre histoire que l’on favorise leurs tentatives de discréditer notre combat.
Au cours de ces dernières années, j’ai écrit personnellement trois lettres à l’actuel secrétaire général du PCE, José Luis Centella, pour lui demander non seulement des explications sur les charges imputées jadis, par la direction du PCE, à Victor García García « El Brasileño », mais encore pour exiger que le PCE organise un hommage pour le réhabiliter. J’ai multiplié les appels téléphoniques : j’attends toujours une réponse. Est-ce au silence et au mépris que je me heurte une fois encore, comme lors de cette rencontre à Paris en 1952, quelques mois après mon exil en France ?
64 ans ont passé. 64 ans, ce n’est pas rien. Est-ce que ces 64 ans n’ont rien changé ? Qu’est-ce qui justifie aujourd’hui, en 2016, ce silence ? Est-ce que l’on continue à occulter la responsabilité et les motivations du PCE dans ces liquidations de résistants ? Comment notre défense de la mémoire historique du combat contre la dictature pourrait-elle être crédible si nous ne faisons pas – dans nos propres rangs et jusqu’au bout – ce travail authentique de mémoire ?
Les armes à la main, j’ai été un guérillero contre Franco. Depuis trente, je suis devenu, avec les mots pour seules armes, un guérillero de la mémoire démocratique. Avec mes compagnes et mes compagnons des guérillas de toutes les régions d’Espagne et l’association Archivo Guerra y exilio (AGE), nous avons multiplié les rencontres, les débats, les livres, les combats politiques pour transmettre l’expérience de la résistance armée au franquisme.
Mais quel sens pourrait avoir ce « travail de la mémoire » qui est le nôtre et auquel prétend le PCE, s’il enfouissait la mémoire de Victor García García « El Brasileño », celle de Miguel Cardeñas, celle de « Bailarín », celle des frères Díaz guérilleros de la Cuarta agrupación del Ejército Guerrillero de Galicia León, assassinés à la Coruña, celle de Francisco Corredor Serrano « El Gafas », celle de Francisco Blas Aguado « Pedro », celle de Juan Ramón Delicado González assassinés dans le Levante et celle de tant d’autres résistants assassinés pour avoir résisté à l’imposition dictatoriale d’un modèle d’organisation totalitaire [4] ?
Alors que je suis aujourd’hui âgé de quatre-vingt-onze ans, ma conscience de communiste m’amène à mener cette autre bataille : obtenir que ceux qui prétendent gérer le legs de la mémoire communiste répondent – pour la première fois – aux questions de Victor – le fils de Victor García García « El Brasileño » – à celles d’Iván – le fils de Juan Ramón Delicado González et à celles de tant d’autres qui n’ont jamais pu connaître la tendresse d’un père. Et à celles de ce jeune guérillero que j’ai été, qui venait d’échapper à la mort de justesse et qui est venu à Paris, en 1952, leur demander pourquoi son compagnon Miguel Cardeñas et ses autres compagnons étaient tombés sous les balles des « commissaires politiques » de son parti, le PCE.
Francisco Martínez-López « El Quico »
http://memoriacautiva.blogspot.com.es/
[1] Sur l’enquête de Victor García Fernández, au sujet de la mort de son père voir l’article du Faro de Vigo du 22 mars 2009 http://www.farodevigo.es/portada-deza-tabeiros-montes/2009/03/22/buen-nombre-padre/308637.html et le blog de Víctor García G. Estallino El Brasileño: http://blocs.tinet.cat/lt/blog/victor-garcia-g.-estanillo-el-brasileno
[2] Voir dans les Archives Historiques du PCE (AHPCE) : sección Nacionalidades y regiones, subsección Galicia León, informe de Galicia de principios de marzo de 1948. jacq 520-525.
[3] Francisco Martínez López «El Quico », Guérillero contre Franco. La guérilla antifranquiste du León 1936-1951. Paris, Editions Syllepse, décembre 2000, 175 p ; Guerrilleiro contra Franco, Vigo, A Nosa Terra, 2006; Guerrillero contra Franco. Guerrillero contra el olvido, La guerrilla antifranquista de León Galicia (1937–1952), La memoria cautiva de la guerrilla (1952–2011), Madrid, Latorre Literaria, 2011.
[4] Voir Josep Sanchez Cervelló Maquis, El puňo que golpeo al franquismo, Barcelona, Flor del Viento ediciones, 2003.
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