Si la responsabilité des intellectuelles est de dire la vérité, il semble que l’énergie déployée varie selon les sujets. Noam Chomsky compare le traitement des atrocités commises par les Khmers rouges avec celui de celles commises au Timor-Oriental par l’armée indonésienne pour mettre en évidence un processus idéologique au service des seuls intérêts économiques des pays riches, États-Unis en tête.
Au Cambodge, il s’agissait de crimes contre l’humanité perpétrés par un ennemi des États-Unis. Leur dénonciation a été instrumentalisée à des fins idéologiques pour justifier notamment le soutien au régime indonésien (« pour éviter un nouveau Pol Pot » !) et utilisa nombre d’exagérations (d’ailleurs inutiles tant la stricte vérité était déjà suffisante) dignes des meilleures propagandes. Personne ne proposait de solution et ce drame demeure symbolique des pires atrocités du XXème siècle.
Au Timor-Oriental, il s’agissait également de crimes contre l’humanité, doublés de crimes de guerre mais commis par un allié des États-Unis. Ils ne pouvaient être utilisés à des fins idéologiques et les nombreux mensonges servaient à entretenir le silence. Il était très simple d’intervenir pour les faire cesser et ce drame n’est en rien symbolique (pour l’instant).
De tels exemples d’amnésie et de double pensée sont nombreux : Colombie, Afghanistan,… Pendant la guerre froide, les jugements de valeur étaient systématiquement inversés, notamment avec les notions de « dissidents » et de « propagandistes ».
Alexis de Tocqueville au XIXème siècle déjà s’émerveillait de « la marche triomphale de la civilisation dans le désert » en commentant l’épopée des colons américains tandis qu’Helen J. Jackson était accusée de trahison pour avoir évoqué l’extermination des indiens « avec tant de violence et de cruauté sournoise ». Son ouvrage « Un siècle de déshonneur », réimprimé en 1964 à 2000 exemplaires est peu connu et indisponible aujourd’hui.
George Orwell expliquait dans sa préface à « La ferme des animaux » qui sommeilla 30 ans dans ses archives et ne fut pas publiée de son vivant, qu’une censure officielle était inutile tant sont intériorisés les principes de soumission et de conformisme.
L’objectif officiel des interventions américaines est toujours la défense des droits de l’homme. En réalité, il s’agit de maintenir le gouffre qui sépare les nations riches des nations pauvres.
La prise du pouvoir de Suharto en 1965 fut rendue possible grâce à l’aide militaire américaine. La même stratégie fut mise en œuvre aux Philippines, en Thaïlande, en Grèce et bien sûr en Amérique Latine. Ces « programmes militaires » permettent non seulement « d’améliorer la sécurité nationale » mais aussi d’étendre l’influence militaire des États-Unis et de protéger et promouvoir les intérêts et les investissements commerciaux américains.
À la fin de la seconde guerre mondiale les États-Unis ont mis en place un plan particulièrement sophistiqué de domination du monde. Ils entreprirent de façon spectaculaire d’élargir le rôle de l’État dans le soutien et l’aide à la « libre entreprise » américaine. Ils s’empressèrent de rebâtir les société les plus riches : l’Allemagne et le Japon, puis le reste de l’Europe afin de créer des marchés susceptibles d’écouler leurs excédents de production. Les planificateurs géostratégiques organisèrent ainsi la reconstruction du système colonial : les puissances industrielles de second rang pouvait se procurer des dollars grâce aux importations américaines de matières premières qui leur permettaient d’importer à leur tour les produits américains. Les indépendantismes ne pouvaient être tolérés.
Noam Chomsky relate longuement l’histoire fort méconnue de l’Indonésie : programme d’élimination des communistes pour conjurer le « péril démocratique », disparition du régime parlementaire pour que le pays devienne un « paradis pour investisseurs ». L’intervention au Viet Nam devait faire diversion pour permettre aux généraux indonésiens d’opérer (c’est-à-dire de prendre le pouvoir dans un bain de sang) et aurait tout à fait pu se terminer dès 1965, les objectifs étant alors atteints. Il appuie chacune de ses affirmations de citations de hauts responsables américains et d’extraits de documents et rapports officiels. Il revient aussi sur le traitement de ces évènements qui relève du révisionnisme.
Quand le Timor-Oriental, ex colonie portugaise, accède à l’indépendance, il devient un danger de contamination subversive et une menace pour les intérêts économiques des grandes compagnies pétrolières qui exploitent les importantes ressources en mer du Timor. L’invasion indonésienne de 1975 était inévitable. Il évoque aussi l’Irak, vital pour les intérêts nationaux américains, Haïti où l’esclavage fut quasiment restauré pour devenir une plantation américaine puis une plate-forme d’exportation de matériel de montage, le Brésil où la démocratie parlementaire fut également remplacée par un régime militaire sanguinaire, plus favorable aux marchés, avec un effet domino sur tout le continent. Et pourtant, cette opposition systématique à la démocratie demeure non seulement un déni mais est bien souvent l’objet d’une contre-vérité puisqu’il est question de « croisade pour restaurer la démocratie » (en vérité limitée et sous contrôle).
De même, la « science économique » est un mythe qui nie l’interventionnisme réel de l’État. La première révolution industrielle basée sur le coton doit plus à l’esclavage et à l’élimination des populations autochtones qu’aux libres mécanismes du marché. De même, l’ « âge d’or » du pétrole bon marché résulte de l’élimination de la concurrence par la force (en Égypte et en Inde par la Grande-Bretagne). Depuis la seconde guerre mondiale, tous les secteurs du système militaro-industriel ont été lourdement subventionnés. Avec Ronald Reagan la part des dépenses militaires est passée à 35% du P.N.B., les subventions à l’exportation ont également fortement augmentées. Depuis 1960, les mesures protectionnistes du nord ont doublées le fossé avec le sud, le privant de 500 milliards par an d’après un rapport des Nations Unies de 1992, soit douze fois les aides octroyées qui cachent bien souvent des promotions à l’exportation.
La dérégulation du capitalisme accélère la paupérisation. Avant que Nixon déréglemente le système, 90% des capitaux allaient aux investissement et 10% à la spéculation. Depuis 1990, le schéma s’est inversé.
Progressivement ont été remis en cause les droits sociaux des travailleurs dans la perspective d’instaurer partout le modèle du tiers-monde. Le contrôle des populations est favorisé par la propagation de la peur et de la haine ce qui permet aussi le développement de l’industrie du « contrôle de la délinquance ».
Avant de conclure Noam Chomsky aborde les possibilités de réformer ou de révolutionner la situation actuelle, pour ceux qui décident de ne pas s’en satisfaire. Il définit comme « idéal » la représentation d’une société future et « stratégies » l’ensemble des choix et actes guidés par l’idéal aussi flou et distant soit-il. Il reconnaît un possible conflit. Ainsi, bien que se définissant comme anarchiste, il doit défendre certains aspects de l’autorité de l’État, seul moyen immédiat de lutter contre les tentatives de destruction des acquis sociaux et démocratiques alors que par définition il prône le démantèlement de l’État. En effet, tout système hiérarchique et autoritaire devient illégitime dès lors qu’il ne peut se justifier. Puis il revient sur les points de vue humanistes de Bertrand Russel et de John Dewey qui affirmaient que le but de la société n’est pas de produire des biens mais des êtres humains. Pour cela, l’organisation industrielle doit passer de l’état féodal à l’état démocratique avec une nouvelle organisation contrôlée par les travailleurs et fondée sur la libre association.
Il revient sur la montée de l’avidité qui détruit la communauté dans l’Europe de l’Est post soviétique et le blocus de Cuba plus injustifié que jamais depuis 1989 et démontent une fois de plus les versions officielles. La responsabilité des intellectuels est de porter un jugement sur les discours dominants et les projets qu’ils dissimulent. Bakounine prophétisait que les intellectuels choisiraient de profiter des luttes populaires pour se saisir du pouvoir ou bien de s’offrir en prédicateur à la solde des maîtres.
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