Par ces temps de farniente, voici une analyse qui pousse à la réflexion en vue de la prochaine rentrée sociale. La critique constructive de ce texte nous invite à définir les formes et les méthodes d’actions efficaces pour combattre ce système sauvage et inhumain qu’est le capitalisme.
dimanche 17 juillet 2016
par F.G.
Le long mouvement « social » contre la « loi-travail » – dite « El Khomri » – qui fait déjà de ce printemps français 2016 une nouvelle référence calendaire pour les amis d’une insurrection toujours à venir, pose sans doute plus de questions qu’il n’en résout. Il laisse en tout cas pour partie déconstruites quelques intuitions que la grammaire postmoderne véhicule, depuis des années, sur la fin du sujet, de l’histoire ou du politique.
« Nuit debout » fut son lever de rideau. Une montée en masse au contenu « démocratique » qui, le temps de s’éprouver à la lueur des lanternes d’une République à refonder, fit suffisamment illusion pour faire venir à elle, à la tombée des jours, un sujet-foule dont les Indignados de 2011 restaient une représentation modélique et, sans rire, pour beaucoup, Podemos un débouché politique. D’où l’intérêt sans doute exagéré que cette multitude sans autre point d’ancrage que celui qui leur était imparti (la « place ») suscita dans les médias et chez les adeptes de l’ « assaut institutionnel » outre-pyrénéen. On n’est pas précurseur pour rien. Et Lordon se prit pour Iglesias. Le temps d’une fête comme seule l’époque en offre, préfigurative dans l’intention même qui l’anime d’un certain vide d’objectifs.
Du côté de la jeunesse dite scolarisée – ou plutôt dans ses marges, peu politisées mais pas entièrement lobotomisées – émergèrent quelques « activistes » d’une cause mal définie, mais dont les refus coalisées de la « loi-travail » pouvaient faire levier pour exprimer leur mal-être singulier. Ils le firent en déclarant valoir « mieux que ça ». Comme si les autres – ceux qui se lèvent pour 1200 euros par mois – valaient moins bien qu’eux ! À moins que, hypothèse recevable, ils eussent, ce disant, plutôt cherché à s’adresser, sur un mode subliminal, à cette tranche d’âge qui était la leur et dont on sait qu’elle est massivement gagnée à l’ordre marchand et à ses fétiches. Minoritaires dès le début du mouvement et incapables, par conséquent, à la différence de ce qui se passa lors du mouvement anti-CPE de 2006, de ne « bloquer » autre chose que des trottoirs – et encore –, ils n’eurent, après quelques manifs ponctuelles, d’autre perspective que de rejoindre la républicaine « Nuit debout » pour communier, à leur manière, dans la grand-messe d’une supposée réinvention démocratique. Dans l’air, il y avait comme une ivresse de parole libérée que l’état d’urgence de basse intensité ne réprima pas. Ce fut certes un début, mais nettement moins prometteur qu’on ne l’admît, alors, dans les rangs des horizontalistes de la néo-radicalité. Nous y reviendrons.
Profitant du succès d’une pétition contre la « loi-travail » diffusée sur Internet, un front intersyndical assez large se constitua, autour d’une CGT tout juste sortie d’un congrès houleux où sa base, « radicalisée » à l’extrême dans certains de ses derniers bastions, avait largement et bruyamment dénoncé les positionnements timorés de sa direction. Avec SUD, d’un côté, et FO, de l’autre, les sujets non-sujets d’une lutte de classes apparemment passée de mode prirent soudain des airs si conquérants que les médias du consentement, toujours aussi subtils dans le maniement du concept, y virent, dans leur presque totalité, la réapparition d’un spectre où les pue-la-sueur, téléguidés par une CGT réinventant l’action directe, s’apprêtaient à mettre le feu aux poudres. Il y eut, c’est sûr, dans les salles de rédaction climatisées, quelques bouffées de chaleur. Elles dictèrent un choix éditorial clair : combattre au canon l’archaïsme du sujet-syndiqué, potentiellement dangereux, en lui opposant la modernité du sujet-foule de la « Nuit debout », potentiellement inoffensif. Et la ligne fut tenue, au moins un temps, avant que les apparentements d’une contestation multiple ne commencent à se brouiller, et avec eux le jugement binaire d’un quelconque Joffrin.
Longtemps, donc, on admit, dans les open spaces de la vulgate journalistique que la CGT, qu’on raillait de longue date comme dépassée et inefficiente, tenait dans ses grosses mains calleuses le sort d’un pays exsangue dont les pauvres habitants souffraient d’être pris en « otages ». C’était bien sûr, a contrario de ce que cherchaient les plumitifs du social-libéralisme radieux, faire beaucoup de cas de sa force. Car si tel avait été son pouvoir, il n’était pas inenvisageable qu’elle leur eût définitivement fermé la gueule, à ces informateurs, en les congédiant, le temps d’une audace, pour qu’ils apprennent à vivre. La vérité, c’est que la CGT surprit par la vigueur de sa réaction – surjouée chez le camarade Martinez, mais sincère à la base – et que, par un concours de circonstances aussi malaisé à saisir par un échotier de base que par un déconstructeur de Paris-VIII, non seulement le front syndical ne se fissura pas, mais s’élargit à des habitués de la « Nuit debout » lassés d’agiter leurs petits bras en signe d’énième approbation du lassant Lordon.
Chez les éditocrates, la haine monta d’un cran ce jour de mai, le 26, où, renouant avec une très ancienne tradition offensive de sa branche, le Syndicat du livre lia la parution des quotidiens du jour à la publication d’un droit de réponse de son secrétaire aux multiples calomnies qui se déversaient depuis des semaines sur la CGT. Et il le fit. Seule L’Humanité parut, non parce qu’il est l’organe du PC, mais parce qu’il publia la tribune en question. Le toujours leste Joffrin s’égosilla, faisant cœur avec Gattaz, pour dénoncer l’immense atteinte à la liberté d’opinion que constituait ce retour au « soviétisme ». Rien de moins. On se demande ce qu’aurait dit ce pathétique défenseur du mensonge dominant à l’époque où, dans les années 1920, la puissante section des Arts graphiques de la très anarcho-syndicaliste CNT espagnole exerçait la « censure rouge » sur les articles qu’elle jugeait diffamatoires envers tel ou tel mouvement de grève. Notons, pour clore l’incise, qu’il y eut aussi, à la même époque, quelques anarchistes notoirement connus pour juger que cette méthode – radicale entre toutes, c’est vrai – constituait une authentique atteinte à la liberté d’opinion (des patrons, pour le cas). Des sortes de Michel Onfray, en somme, qui, lui, s’affligea de voir des « robespierristes » partout, notamment place de la République, quand le pauvre Finkielkraut, dont on sait la modération dans l’invective, fut assez minablement pris à partie par quelques excités de base.
Donc, la CGT joua sa partition, celle qu’elle connaît sur le bout des doigts – démonstration de force avant négociation –, mais dans un contexte où, d’une part, le sous-caporal Valls, tout à sa suffisance de petit maître convaincu que de l’état d’urgence à l’urgence d’État il n’y avait qu’un pas à franchir (et qu’il pouvait le faire), et où, de l’autre, tenacement partagée sembla la colère – exprimée ou retenue – des humiliés d’une « gauche » dont les représentants débordent de bassesse. Ce coup-ci, le cercle des passions contraires était si particulièrement clos qu’on pouvait y voir la première particularité de ce drôle de printemps revendicatif. Entre un Parti socialiste saisi d’une étrange logique autodestructrice conduisant ses déjà faibles bases électorales à l’écœurement, une direction de la CGT privée de ses habituels réseaux de négociation et naviguant à vue, des « insurectionnalistes » ravis de passer à l’acte et une assez large frange de syndiqués de base et de « nuit-deboutistes » susceptibles de les rejoindre – et, de fait, les rejoignant de manif en manif –, ce qui commença comme un banal assaut d’indignation prit, le temps venant, les allures d’un conflit social d’un nouveau type apparemment fédérateur où, venant de partout et de nulle part, les sujets juxtaposés de révoltes partielles et contradictoires finirent, comme on fait masse, par faire sujet d’un mouvement aux contours certes flous, mais réinventant, à sa manière et pour partie, quelques anciennes pratiques émancipatrices oubliées. C’est ainsi que, succédant aux premières brumes de la nuit républicaine de mars, les grèves du petit matin de mai sonnèrent, chez les refuzniks de la « loi-travail » comme un retour de mémoire : non seulement, le sujet-sujet n’était pas encore mort, mais il restait, de fait, seul capable de paralyser l’économie – ce que, entre nous soit dit, le plus con des éditorialistes parisiens sait depuis longtemps et craint comme la peste.
Cette donnée de base implique nécessairement plusieurs conditions dont aucune, malheureusement, ne fut remplie en ce curieux printemps des hardiesses approximatives : pour que la grève joue son rôle de blocage, il faut qu’elle soit large, offensive et imaginative. Pour le cas, elle ne fut rien de cela. Elle ne fut d’ailleurs même pas une grève, mais une multiplication de conflits plus ou moins actifs qui – à l’exception des raffineries et, à un degré moindre, des trains – ne bloquèrent pas grand-chose. Le fait est là, incontournable, déconcertant. Le sujet-sujet n’a plus ni la conscience de sa force ni le désir de l’exercer. Il fait petit, et il ne gagne rien. Il faudrait d’abord qu’il se désencombre de sa retenue, qu’il s’ensauvage, qu’il réapprenne à compter sur ses seules capacités collectives, qu’il reconstruise son autonomie de sujet.
Le nœud à défaire est là. Précisément là, dans cette infinie faiblesse d’inspiration des grévistes potentiels, mais aussi dans cette réitérante contradiction qui fait que, désormais, une grève peut être populaire quant à ses motifs mais n’impliquer aucune participation de masse. On sait, bien sûr, et clairement depuis 1995, que la modification du salariat, dont l’atomisation s’est largement amplifiée depuis, favorise ce phénomène d’adhésion « par procuration » qui explique, d’une part, pourquoi les sondés ne pensent jamais comme les sondeurs, malgré le matraquage médiatique de la fausse parole, et, de l’autre, pourquoi, privé de toute perspective d’amplification, tout mouvement socialement revendicatif est, par avance, condamné à la défaite. Au-delà de sa position objectivement précaire, le sujet-spectateur, essentiellement jeune, celui qui comprend (ou soutient) la grève sans jamais la faire lui-même, agit donc, là encore objectivement et par son abstention même, comme on a souhaité qu’il agisse, c’est-à-dire comme non-sujet de sa propre exploitation. Au mieux, il sera « nuit-deboutiste » ou supporteur d’un quelconque candidat-citoyen. Et ce sera la seule manière qu’il aura trouvée de contourner le mur de regrets qui cerne sa pseudo-existence.
Au nom de quelle impossibilité systémique serait-il, en effet, acceptable de n’être que ce que le système veut qu’on soit, un simple rouage – précaire – de sa reproduction ? Au nom de quel principe de réalité supposé, cette misérable place imposerait, pour ne pas la perdre, qu’on s’abstînt de vouloir la changer ? Au nom de quelle inéluctable pesanteur, les non-sujets devraient-ils le rester ? Il peut arriver que la lâcheté se pare d’excuses, là où il faudrait de l’effort, de la persévérance et de l’invention. Car tout système a ses failles, et celui-ci plus qu’un autre. On peut le paralyser sans même quitter son siège. Il suffit d’en connaître ses faiblesses et d’appuyer sur la bonne touche. Encore faut-il en avoir l’idée, le goût et la capacité ? Le sabotage fut l’arme des exploités du temps où la précarité était leur condition et le « livret ouvrier » leur viatique obligatoire, exigeable à tout carrefour par les agents du contrôle policier. Et pourtant le mouvement ouvrier émergea de ce no man’s land des droits comme nécessité première pour transformer les non-sujets de l’époque en sujets actifs de l’émancipation humaine. À partir de minorités agissantes ayant fait levier de la science de leur malheur ouvrier, tout le fut arraché à la force du poignet, de lutte en lutte. Les grévistes « par procuration » d’aujourd’hui devraient apprendre de l’histoire s’ils veulent, un jour, vouloir la faire. En vrai. C’est-à-dire en bloquant le plus massivement possible le cœur de la reproduction marchande – que les « insurrectionnalistes » confondent, à l’évidence, avec le blocage de l’hypermarché du coin.
Le vocable « casseurs » relève du langage médiatico-policier. Il fait sens dans les chaumières où la lumière numérique éclaire les passions tristes des quotidiens blafards de la soumission ; il fait sens parce qu’il fait peur, comme tout fait peur quand la peur devient une forme de gouvernement. Sa méthode. Des « casseurs », il y en eut comme jamais au cœur des métropoles de ce printemps confusément offensif. De tout genre, de toute sorte, suréquipés ou touristiques, zapatisés ou adeptes du frisson, activistes de la « joie armée » ou du fun, de « l’insurrection qui vient » ou du simple baston, de l’autonomie logotypée anarchiste – les A cerclés proliférant, comme pour dire « c’est nous, c’est nous ! » à des flics qui n’en doutaient évidemment pas – ou de basistes de diverses marques syndicales simplement fatigués de défiler pour rien. Pot-pourri d’illusions et d’impuissances, de radicalités sans cause et de causes sans radicalité, de colères conjuguées mais pas forcément convergentes, de grand jeu et de pas perdus. Là fut, sans doute, la principale singularité – spectaculaire et spectaculairement médiatisée – de ce printemps hors normes où, dépassés jusque dans la maîtrise du territoire, les services d’ordre syndicaux, et celui de la CGT en particulier, abandonnèrent, un temps, les têtes de manif à leurs pires ennemis d’hier.
On pourrait y voir un choix stratégique, une manière de faire savoir au sous-caporal ministre premier du rang que, sans négociation, le feu pouvait prendre, mais on en doute. On pense plutôt que le tag était dans le vrai : « Ce n’est pas la manif qui déborde, c’est le débordement qui manifeste ! » Du côté de la Sûreté générale, en revanche, comme on disait du temps des « bandits tragiques », il y avait quelque intérêt à laisser prendre l’apparente émeute, en la provoquant au besoin, avant que de l’éteindre aux lueurs des « JT » de 20 heures, histoire de montrer aux assis que la force reste toujours à la force. Même s’il n’est pas vain de rappeler, au passage, que près de 3 000 « casseurs » ou apparentés furent appréhendés au cours de ces événements – dont plus d’une centaine furent jugés en comparution immédiate et condamnés –, le manifestant de base put constater, pendant le déroulement des défilés de mai et juin, que les experts du maintien de l’ordre introduisirent une nouveauté dans leur dispositif policier qui consistait à encourager les débordements, pendant les manifs et même avant qu’elles ne démarrent, pour ne les réduire qu’à l’heure dite et après leur avoir laissé le champ de jeu ouvert. Attitude qui induit que, contrairement à ce que théorisent les « insurrectionnalistes » de plume, ce n’est pas l’insurrection qui vient, mais la contre-insurrection qui progresse et que, état d’urgence aidant, elle sait doser sa riposte en fonction de sa seule volonté démonstrative.
Comme son ancêtre soixante-huitard, mais sur un autre registre, le gauchisme version « insurrectionnaliste » ou/et post-moderne a le ton enjoué et l’esprit court. Il lui en faut finalement peu pour voir dans tout geste de casse pointer la force d’un désir collectif de « destitution ». Quelques vitrines de banque ou panneaux publicitaires mis à bas dans la liesse – liesse partagée, notons-le, quoique sur un mode mineur et non actif, par nombre de manifestants traditionnels – lui ont suffi, pour le cas, à recycler ses enthousiasmes rhétoriques sur la digne rage, la radicalité organisée, l’agrégation des forces autonomes, l’agir politique et tutti quanti. On peut y voir l’effet d’une auto-croyance infiniment cultivée dans l’entre-soi des petites sécessions contemporaines et tout aussi infiniment mise en mots – et répétitivement auto-citée – par ses invisibles mais très médiatisés experts en illusoire. On pourrait aussi y voir un trait d’époque : l’indifférencié de l’excès. Comme la parodie du négatif ou l’esthétique du tapage, l’outrance langagière ne s’adresse, en fait, qu’au pouvoir, celui que l’ « insurrectionnalisme » prétend « suspendre » et qu’il ne cesse de sous-estimer. C’est en cela qu’il se trompe, car il n’est de dissidence possible, c’est-à-dire fondée, sans fidélité à l’histoire qui nous a faits rebelles, de même qu’il n’est de conviction possible, c’est-à-dire authentique, sans exercice permanent de la lucidité. Y compris vis-à-vis de soi-même. Connaître la force de l’adversaire et la sienne, c’est s’éviter de sombrer dans la grandiloquence ou le ridicule.
Le sujet-manifestant est, en réalité, aussi divers que le sujet-« casseur ». À force d’être baladé sans autre perspective que d’attendre la prochaine ronde, il peut aussi s’amuser de voir des jeunes gens déterminés rompre la monotonie des défilés, surtout quand leurs cibles sont claires et sagement évités les affrontements avec les forces de l’ordre. Le sujet-« casseur », lui, s’inscrit dans une sorte d’au-delà offensif : il se voit généralement comme le vengeur masqué, celui qui va finir par ouvrir l’espace à l’émeute. Il en rêve de cette émeute et, en attendant, il jouit de ses actes. Son attitude est évidemment infra-politique, mais il s’en fout. Il est là pour montrer la voie sans songer un seul instant que, dans la coulisse, ceux qui tirent les ficelles peuvent eux aussi avoir quelques raisons de se réjouir de son activisme débridé. En réalité, ce n’est pas la casse qui pose question, mais sa fétichisation qui fait problème. Et là, les « casseurs » n’y sont généralement pour rien. Ils ont vécu l’extase, pris des poses – et à l’occasion quelques selfies –, mis tout ça sur la Toile avec commentaires orgasmiques appuyés. S’il y a dans cette démarche une évidente similitude avec l’exhibitionnisme et l’infantilisme du sportif qui raconte infiniment ses exploits de match, la fétichisation vient d’ailleurs : des médias, évidemment friands de casse en tout genre, mais surtout des théoriciens aux petits pieds dudit gauchisme qui, traquant le signifiant avec emphase, finissent par se convaincre, entre amis, que, pour le coup, l’insurrection n’était pas loin, ce qui, entre nous soit dit, devrait carrément porter à sourire si leur délire n’était pas si réitératif. À partir du moment où il l’est, il ne reste qu’à le combattre. Comme fausse alternative, comme impasse. De la même façon que, dans notre camp, les armes de la critique se sont exercées, en d’autres temps, contre les ravages du « parti armé » et, il y a peu, contre l’inconsistance politique de l’indignation de masse dont la seule victoire fut de relancer l’illusion « démocratique » portée par Syriza ou Podemos et, par force, son lot de désillusions à venir.
En vérité, ce printemps fut celui des émotions contradictoires et contrariées. De l’analyser en simple militant de la « vieille cause », on n’y verra, en pessimiste, que ses faiblesses, qui furent nombreuses, et, en optimiste, que ses élans, qui existèrent. Il fut un temps, pas si lointain, où, au sortir du tunnel des années 1980, l’on chercha à s’auto-convaincre que les temps étaient trop rudes pour désespérer. D’où l’obligation d’enthousiasme qui accompagna, même chez les plus sceptiques, toute aspiration (alter-mondialiste) à un « autre monde ». Il fallait en être comme on est du camp qui se lève et qui marche. Vers quoi ? C’était la question, mais il était malvenu de la poser.
Aujoud’hui que des révoltes éclatent, ici ou là, sans que le monde change pour autant – ou alors sur le mode illusoire (et généralement en pire) –, c’est bien leur contenu qui fait question. Examiné à partir de cette perspective critique, le printemps français de 2016 révèle, à n’en pas douter, plus de faiblesses que d’élans, mais il aura eu le mérite de laisser ouvertes quelques pistes de réflexion qu’aucun observateur de la question sociale ne saurait ignorer. La première, c’est évidemment sa centralité dans toute perspective émancipatrice. Le mouvement ne devint menaçant que lorsque, même minoritairement et en désordre, des points névralgiques de l’économie furent bloqués ou en voie de blocage par des travailleurs en grève. La deuxième, c’est la dérive interne aux syndicats de contestation de la « loi-travail » (surtout la CGT) entre des bases désireuses d’en découdre et des baronnies rétives au bras de fer. La troisième, c’est l’apparition, par-delà les appartenances de boutique et à partir de ces bases mêmes, d’une tentation de dépassement des vieux réflexes. Elle ne déboucha, certes, sur aucune tentative réelle de coordination horizontale, mais son approfondissement, s’il avait lieu, pourrait être prometteur.
Sans cela, sans cette aptitude à réinstaller, de fait et non par raccroc, la question sociale au cœur des offensives, à créer des convergences entre les luttes, à réinventer des méthodes capables d’entraîner le maximum de salariés précaires dans les mouvements à venir, il est, par avance, acquis que l’éphémère de la pseudo-nouveauté citoyenniste ou « insurrectionnaliste » continuera de ne « bloquer », à dates plus ou moins répétées, que du symbolique. Ce qui est sans doute assez pour ses troupes, mais très largement insuffisant pour avoir quelque chance de débloquer, pour de vrai, avec ou sans insurrection, le verrou de la domination.
Freddy GOMEZ
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