Jérôme Baschet
Adieux au capitalisme.
Autonomie, société du bien vivre et multiplicité des mondes
La Découverte, « L’horizon des possibles », 2014, 160 pages
mardi 29 mars 2016, par François Jarrige
L’historien médiéviste Jérôme Baschet, spécialiste reconnu de l’iconographie médiévale, des visions de l’enfer ou de la figure du père dans la culture occidentale, arpente depuis quelques années les sentiers du très contemporain et explore les voies de l’émancipation et de l’utopie. Dans un paysage universitaire replié sur ses champs de spécialité, prudent à l’égard de tout engagement souvent perçu avec un soupçon condescendant, Jérôme Baschet détonne par le courage et la radicalité de ses prises de position. À la fois enseignant-chercheur à l’EHESS, à Paris, et à l’Universidad Autónoma de Chiapas, à San Cristóbal de Las Casas, au Mexique, il s’intéresse aussi à l’histoire du mouvement zapatiste, qu’il a décrit avec finesse [1]. Cette rébellion, née à la suite d’une vaste insurrection indigène contre les accords de libre-échange imposés au Mexique en 1994, entretient depuis vingt ans un espace d’autonomie et de résistance étonnant et souvent difficile à comprendre de ce côté-ci de l’Atlantique, tant l’idéalisation côtoie souvent les caricatures et l’incompréhension.
Dans ce bref essai publié dans la nouvelle collection « L’horizon des possibles » des éditions La Découverte, Jérôme Baschet propose de « rouvrir le futur » en articulant d’une façon originale les nombreuses réflexions théoriques et les multiples expérimentations pratiques menées pour se « libérer de la tyrannie capitaliste ». Partant du constat que nous vivons un moment unique de « regain de créativité critique » qui rompt avec la pensée unique sclérosante de la fin du XXe siècle, qu’il existe une multitude d’expériences et de luttes concrètes en cours, il tente de dépasser les expériences isolées et les critiques théoriques trop souvent stériles pour articuler un véritable programme de sortie du capitalisme. Pour cela, il part de l’exploration de l’autonomie rebelle des territoires zapatistes du Chiapas, qu’il considère comme « l’une des plus remarquables “utopies réelles” » actuelles, pour explorer ce que pourrait être une « forme politique non étatique, fondée sur la dé-spécialisation et la réappropriation collective de la capacité à participer aux prises de décision » (p. 11). Ce livre n’est pas un énième ouvrage sur la critique du néolibéralisme et de ses dérives contemporaines mais un essai de reconstruction d’un monde possible qui serait libéré à la fois de l’État, de l’obsession productiviste et des œillères occidentalocentrées.
L’ouvrage dessine d’abord un bref mais efficace panorama du capitalisme contemporain comme « système humanicide ». S’inspirant notamment des analyses du groupe Krisis et des théories critiques de la valeur, Baschet souligne combien le capitalisme néolibéral poursuit par d’autres moyens les trajectoires antérieures du système keynésien et de « sa nécessité structurelle de croissance ». Or c’est d’abord elle, avec sa logique d’expansion indéfinie de la marchandisation à toutes les dimensions de la société, de la vie et des subjectivités qui atteint aujourd’hui ses limites. Avec d’autres, il démonte les illusions du capitalisme vert réformiste qui s’incarne dans le slogan du « développement durable » comme celles du « capitalisme cognitif » qui en appelle en définitive « à la créativité pour mieux la mettre au service des exigences de la marchandise et de la rentabilité » (p. 37).
Face au constat accablant des impasses de la réalité dans laquelle nous sommes comme « englués », il suggère des pistes pour construire l’autonomie et l’émancipation dans la sphère politique, sociale et culturelle. Pour Baschet en effet, nous connaissons les horreurs du capitalisme, elles s’étalent partout, y compris dans la presse officielle et les médias de masse. Il ne suffit plus de « dérouler l’interminable litanie des crimes du capitalisme », cela ne sert à rien sinon à scléroser et paralyser toute action. Ce qu’il faut désormais, c’est briser la croyance et, ajoute t-il, la « sensation » qu’il n’existe pas d’alternative, pas d’autre monde possible ; sinon, nous « continuerons de [nous] résigner à l’état de fait ou de promouvoir des arrangements limités au sein du désastre » (p. 53). Sur cette base, Baschet nous convie à un étonnant voyage en utopie, avec les zapatistes comme guides, à la découverte d’un monde sans État, où la société serait libérée de l’économie, le travail et le temps « déspécialisé ». Pour Baschet, « l’imaginaire utopique n’erre pas dans le ciel pur des désirs absolus ; il se construit à partir de formes sociales existantes, de l’expérience et de la compréhension de leurs tensions constitutives » (p. 87). Son utopie n’est ni normative ni purement abstraite, elle entend au contraire s’appuyer sur les tensions de notre monde pour esquisser « un espace de possibilités ».
Ce monde utopique verrait d’abord une réappropriation du pouvoir sans l’hypertrophie bureaucratique contrôlée par une caste de technocrates, il conduirait à la disparition de ces évidences que sont la séparation entre gouvernants et gouvernés, il affirmerait l’égalité complète et l’autonomie de gouvernement à travers la fédération d’entités locales libres. Ce monde utopique postcapitaliste serait aussi débarrassé « de la production-pour-le-profit et de travail-pour-la-survie » (p. 89), il passerait par une « dé-spécialisation généralisée des tâches », par l’abandon de pans entiers des activités économiques, qu’il s’agisse des services financiers et bancaires, de la publicité, de secteurs comme la chimie, l’agro-industrie ou les biotechnologies… Ce qu’entrevoit Baschet, c’est un « âge du faire » qui se substituerait à l’âge du salariat capitaliste, un monde où « une même personne pourrait être amenée successivement ou simultanément à fabriquer des pneus de bicyclette et à siéger dans les Conseils d’autogouvernement, à cultiver des tomates ou du maïs et à partager des problèmes mathématiques avec les enfants du quartier […] sans parler, entre mille et un domaines ouverts à l’exploration de tous, d’une passion pour l’anthropologie ou pour l’art » (p. 106). Baschet accorde une place particulière à la reconquête du temps perçu comme un des espaces décisifs où se jouent aujourd’hui les luttes politiques et sociales [2]. L’auteur rejoint ainsi les multiples discussions actuelles qui travaillent les milieux des objecteurs de croissance ou de la décroissance du Nord, comme ceux du « bien vivre » qui se développent au Sud. Il montre que ces propositions qui s’esquissent ne peuvent trouver sens que dans le cadre d’une société ayant abandonné le fétichisme de la marchandise au profit d’un imaginaire postcapitaliste.
Sans tomber dans la comparaison anachronique, on sent combien ces analyses entretiennent d’intéressants parallèles avec la pensée et les projets fouriéristes d’il y a deux siècles. Lorsque Fourier et ses disciples rédigeaient leurs traités théoriques et lançaient leurs expériences phalanstériennes, le monde était à l’aube d’une ère nouvelle. Les révolutions politiques et industrielles inauguraient un nouveau régime utopique, le souvenir de la Révolution et de l’Empire, et de leurs guerres impitoyables, conduisait à rechercher la transformation sociale sans violence, par la quête d’une société harmonieuse, débarrassée de toute exploitation grâce à la réconciliation des contraires et la complémentarité des passions. Or, de multiples indices montrent que nous sommes dans un moment historique proche de celui dans lequel s’est développé le bouillonnement intellectuel du fouriérisme et du socialisme des années 1830. Les anciennes idéologies ont sombré, les vieilles recettes révolutionnaires ont montré leurs limites, l’avenir est un abîme incertain polarisé par la question écologique. Dans ce contexte, les luttes idéologiques actuelles rappellent celles des années 1820 : elles sont plus vives que jamais et les propositions alternatives foisonnantes se multiplient dans un brouhaha d’oppositions et de querelles. La quête d’un « monde de la créativité démultiplié et de l’intensité des joies », l’ambition de réconcilier « le sens de la mesure » et « l’expansivité des expériences vitales » à travers « la fête, la danse, le jeu, les désirs » (p. 110) possèdent d’ailleurs de nombreux liens avec ce socialisme sensuel de Fourier et de certains de ses successeurs [3]. Même l’attention particulière portée aux enfants et à la nécessité d’« encourager toutes leurs potentialités affectives et créatrices, tout en les guidant peu à peu vers la maîtrise de leur propre exubérance » rappelle Fourier et sa pédagogie alternative. Lorsque Baschet décrit des « espaces concrets d’apprentissage » (p. 193), fondés sur un travail à la fois ludique et formateur, sur la prise en compte de leurs potentialités, on pense immanquablement aux passages où Fourier décrit l’éducation en harmonie.
Comme ses devanciers en utopie, Baschet peine évidemment à proposer une réflexion précise sur les conditions de passage d’un monde à l’autre. Il montre les insuffisances de la théorie révolutionnaire classique — celle du Grand Soir et de ses mythes — comme des dissidences individuelles ou microcollectives. Son analyse s’inscrit dans la continuité des mouvements néozapatistes théorisés notamment par John Holloway pour qui les socialismes du XXe siècle ont échoué car ils ne sont pas parvenus à dépasser le niveau de l’État. Dans cette perspective, l’enjeu n’est ni de prendre le pouvoir ni même de construire un contre-pouvoir, mais d’élaborer un « anti-pouvoir » [4]. Cela passe notamment par la multiplication des « espaces libérés » à toutes les échelles, « des espaces de coopération au niveau du voisinage, du village ou du quartier » où s’élaboraient de nouvelles subjectivités libérées du monde de la marchandise. L’enjeu n’est donc plus de « prendre possession » des moyens de production et de la machinerie capitaliste, il est plutôt de les démanteler et de les contourner pour se réapproprier la « puissance de faire » en abandonnant une part considérable de cette machinerie et en réorientant ce qui peut l’être. Dans ces conditions, l’émancipation implique aussi d’abandonner toute vision linéaire et modernisatrice, de rompre avec notre sentiment de supériorité, de cesser de « tenir pour méprisable tout ce que la modernité avait rejeté dans un passé sans avenir » (p. 180).
Cette dynamique d’abandon/réappropriation sera évidemment complexe car elle s’inscrira au cœur d’infinis discussions et conflits. Que faire par exemple des « technologies modernes » et du numérique, ces outils étroitement liés au capitalisme néolibéral et à ses ravages sociaux et environnementaux ? La lutte sera vive entre les technoprophètes qui s’en remettent aux technologies pour construire l’émancipation et les sceptiques qui dénoncent leurs illusions. Peut-il exister un réseau internet mondial et des usages libres du numérique sans l’immense infrastructure industrielle qui la soutient ? Ces questions, et une multitude d’autres, sont abordées sans détour dans l’ouvrage. L’auteur ne propose ni de solutions toute faites ni de simples slogans abstraits, son objectif n’est pas de proposer un programme d’action illusoire mais de rouvrir l’imaginaire en nous rappelant que l’avenir n’est pas déterminé d’avance et que nous sommes toujours libres de le construire.
François Jarrige
Cahiers Charles Fourier
2014 / n° 25, janvier 2015.
Notes
[1] Jérome Baschet, La Rébellion zapatiste. Insurrection indienne et résistance planétaire, Paris, Flammarion, 2005.
[2] Sur le temps comme enjeu décisif du capitalisme contemporain, nous signalerons également un remarquable petit essai récent : Jonathan Crary, 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil, traduit de l’anglais (États-Unis) par Grégoire Chamayou, Paris, Zones, 2014.
[3] Thomas Bouchet, Les Fruits défendus. Socialismes et sensualité du XIXe siècle à nos jours, Paris, Stock, 2014.
[4] John Holloway, Changer le monde sans prendre le pouvoir. Le sens de la révolution aujourd’hui, Paris-Montréal, Syllepses/Lux, 2007.
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