Ce site n’est pas qu’un lieu d’expression politique, social ou culturel. Il peut aussi accueillir l’évocation de l’amitié, de la solidarité, de la fraternité, et tout sentiment qui fonde l’humanisme…l’amour des autres!
Et puis il y avait ma blague préférée. Un couple rentre dans le magasin. L’homme, un mastard aux épaules rembourées, est un peu nerveux, sa donzelle effacée. Tu les salues en hochant légèrement la tête. Le type n’est pas à l’aise, ses yeux balaient furtivement les rayons de disques. Tu lui tends la perche :
̶ « Je peux vous renseigner ?
̶ Je cherche des musiques militaires, grogne le barraqué. Des marches.
̶ Quel genre de marche ?
L’homme s’avance vers toi. Assure d’un regard parano sa droite et sa gauche, et chuchote d’une mâchoire martiale :
̶ Des marches du Troisième Reich.
Imperceptiblement, tu te raidis. Avant de lâcher ta perle :
̶ Ah, je vois que monsieur est mélomane ! »
Aleixeï Fita était disquaire chez l’enseigne Harmonia Mundi. Il était grand et habité par des songes tantôt mélancoliques, tantôt romantiques. Sous un en-dehors cultivé et raffiné, se nichaient quelques éclats de paillardise : quand arrivait le dessert, il n’était pas rare de finir sous la table, plié en deux par le rire. La définition « humaniste de gauche » allait comme un gant à ce lecteur fidèle du Canard. Enfant, il avait été trimballé dans quelque pays arabe et il avait pu voir à l’oeuvre l’espiègle duplicité et jeux de séduction d’un peuple souvent réduit dans nos médias à une bigoterie ancestrale et à un autoritarisme machiste. Il aimait la musique sacrée et le chanteur Jean-Marc Le Bihan. De ce dernier, il citait souvent un extrait de sa chanson La vieille djellaba : «Le mot intégration est un mot de raciste.» Il aimait les grands et les sans-grade de la chanson à texte, le trompettiste Clifford Brown et le batteur Max Roach, Oum Kalthoum et Anouar Brahem ; il vénérait Bach. L’éclectisme cannibalesque de John Zorn, l’afrobeat déchaîné de Fela Kuti, le groove obsédant de l’éthiojazz, le tango canaille de Melingo : Aleixeï avait tissé de nouvelles constellations sonores, la transe comme tension permanente, oubli de soi et partage des autres.
Quand on rentrait dans la boutique, rue de l’Ange, on le trouvait souvent affairé à déballer des trésors de carton ou à se battre avec sa vieille étiqueteuse. Le torréfacteur situé à quelques mètres envoyait quelques effluves de café. Le lecteur de CD faisait tourner une nouveauté, un spleen baroque cadencé par un clavecin d’un autre âge. Harmonia Mundi allait mal depuis des années. Plusieurs boutiques avaient déjà fermé. Aleixeï se savait sur la sellette, par moment on ironisait sur la gestion tout aussi brutale des patrons de gauche. C’était dit sans animosité, ni véritable rancoeur. Alexeï avait d’autres chats à fouetter : depuis décembre 2011, un autre sursis occupait ses pensées. La saloperie avait pour nom myélome multiple. Cancer de la moëlle osseuse : gâterie mortifère habituellement réservée aux vieux agriculteurs ayant bouffé du pesticide. V’là le cadeau pour un solide gaillard quadragénaire.
On passe sur les protocoles, chimios et autres greffes. On passe sur la fatigue, l’automne des cheveux et la médication comme nouveau standard quotidien. On passe sur les silences prolongés, les textos pleins d’espoir et les nouvelles grapillées au hasard de l’entourage. On retient la combativité (mais comment se bat-on contre ses propres cellules devenues folles ?), l’élan vital et cette volonté de toujours rester ancré dans le présent, coûte que coûte. On retient le regard, curieux et avide ; la bouche, gargantuesque et conteuse ; les oreilles, à l’affût et attentives. On retient les amis, le fait que l’autre est toujours un peu le prolongement de soi lorsque la fin, avec sa gueule de grenouille bancroche, n’en finit plus de brandir son générique. En août dernier, l’incurable mélomane faisait sauter la banque pour acquérir du matos stéréo trois étoiles. Au téléphone, il n’en tarissait pas du futur pied qu’il allait prendre avec sa nouvelle installation. Quelques heures après, pris de remords, il m’envoyait le message suivant : « Je suis désolé de vous avoir importuné avec mes lubbies de malade convalescent. Au départ, je n’avais pas l’intention de vous en parler, mais l’acquisition imminente de cette chaîne hi-fi (« compensation » à la frustration accumulée depuis ma rechute) m’obsède tellement que ça a été plus fort que moi. Ne m’en voulez pas. Vous savez que je vous aime. Je vous embrasse. A très bientôt, Alexeï. »
Le très bientôt se fera un peu attendre.
Et même s’il vaut mieux voyager léger, on espère que tu as pu emporter avec toi ampli, enceinte et quelques gerbes de 220 volt. L’éternité pour se régaler les esgourdes : même le catalogue savamment garni d’Harmonia Mundi n’en suffirait pas.
So long, tovaritch.
Sébastien
Commentaires récents