C’est un peu long mais ça vaut la peine!
Un texte de Jacques Rancière de… 1997
mardi 15 décembre 2015, par admi2
Dans un interview à l’Obs du 10/12/2015, Jacques Rancière déclare :
Je n’aime pas bien jouer les prophètes, mais il se trouve que j’avais écrit en 1997 un texte satirique intitulé : « Sept règles pour aider à la diffusion des idées racistes en France » [voir plus bas]. J’y mettais à nu le double jeu des politiciens, journalistes et intellectuels qui stigmatisaient le FN et ses électeurs tout en diffusant ses idées, et notamment en relayant l’obsession du « problème » des immigrés.
Depuis lors, on a fait encore mieux. Des intellectuels dits « de gauche » ont aidé à rénover l’idéologie du FN en enrôlant la République, la laïcité, l’universalisme et l’égalité des sexes au service de la stigmatisation des « barbares ». Et les partis de gouvernement qui ont permis la destruction du tissu industriel et des solidarités sociales ont pris le relais avec leurs campagnes « républicaines ».
Quand tous ces gens viennent dire : « Nous sommes le seul rempart contre le FN », je ne m’étonne pas du nombre de ceux qui pensent que, somme toute, les assaillants sont peut-être préférables à ces remparts.
Voici le texte en question (et à la suite l’interview complet de Rancière dans l’Obs, et trois autres textes :
« Les idéaux républicains sont devenus des armes de discrimination et de mépris » (avril 2015)
L’introuvable populisme (janvier 2011)
Racisme, une passion d’en haut (septembre 2010)
Sept règles pour aider à la diffusion des idées racistes en France
par Jacques Rancière
Le Monde du vendredi 21 mars 1997 (Horizons-Débats).
La diffusion des idées racistes en France semble être aujourd’hui une priorité nationale. Les racistes s’y emploient, ce qui est la moindre des choses. Mais l’effort des propagandistes d’une idée a des limites, en un temps où l’on se méfie des idées, et il a souvent besoin pour les dépasser, du concours de ses adversaires. Là est l’aspect remarquable de la situation française : hommes politiques, journalistes et experts en tout genre ont su trouver ces dernières années des manières assez efficaces de faire servir leur antiracisme à une propagation plus intense des idées racistes. Aussi bien toutes les règles énoncées ici sont-elles déjà employées. Mais elles le sont souvent d’une manière empirique et anarchique, sans claire conscience de leur portée. Il a donc paru souhaitable, afin d’assurer leur efficacité maximale, de les présenter à leurs utilisateurs potentiels sous une forme explicite et systématique.
Règle 1. – Relevez quotidiennement les propos racistes et donnez-leur le maximum de publicité. Commentez-les abondamment, interrogez incessamment à leur propos grands de ce monde et hommes de la rue. Supposons par exemple qu’un leader raciste, s’adressant à ses troupes, laisse échapper qu’il y a chez nous beaucoup de chanteurs qui ont le teint basané et beaucoup de noms à consonance étrangère dans l’équipe de France de football. Vous pourriez considérer que cette information n’est vraiment pas un scoop et qu’il est banal, au surplus, qu’un raciste, parlant à des racistes, leur tienne des propos racistes. Cette attitude aurait une double conséquence fâcheuse : premièrement vous omettriez ainsi de manifester votre vigilance de tous les instants face à la diffusion des idées racistes ; deuxièmement, ces idées elles-mêmes se diffuseraient moins. Or l’important est qu’on en parle toujours, qu’elles fixent le cadre permanent de ce qu’on voit et de ce qu’on entend. Une idéologie, ce n’est pas d’abord des thèses, mais des évidences sensibles. Il n’est pas nécessaire que nous approuvions les idées des racistes.
Il suffit que nous voyions sans cesse ce qu’ils nous font voir, que nous parlions sans cesse de ce dont ils nous parlent, qu’en refusant leurs « idées » nous acceptions le donné qu’elles nous imposent.
Règle 2. – N’omettez jamais d’accompagner chacune de ces divulgations de votre indignation la plus vive. Cette règle est très importante à bien comprendre. Il s’agit d’assurer un triple effet : premièrement, les idées racistes doivent être banalisées par leur diffusion incessante ; deuxièmement, elles doivent être constamment dénoncées pour conserver en même temps leur pouvoir de scandale et d’attraction ; troisièmement, cette dénonciation doit elle-même apparaître comme une diabolisation, qui reproche aux racistes de dire ce qui est pourtant une banale évidence. Reprenons notre exemple : vous pourriez considérer comme anodin le besoin où est M. Le Pen de faire remarquer ce que tout le monde voit à l’œil nu, que le gardien de l’équipe de France a la peau bien noire. Vous manqueriez ainsi l’effet essentiel : prouver qu’on fait aux racistes un crime de dire une chose que tout le monde voit à l’œil nu.
Règle 3. – Répétez en toutes circonstances : il y a un problème des immigrés qu’il faut régler si on veut enrayer le racisme. Les racistes ne vous en demandent pas plus : reconnaître que leur problème est bien un problème et « le » problème. Des problèmes avec des gens qui ont en commun d’avoir la peau colorée et de venir des anciennes colonies françaises, il y en a en effet beaucoup. Mais tout cela ne fait pas un problème immigré, pour la simple raison qu’ « immigré » est une notion floue qui recouvre des catégories hétérogènes, dont beaucoup de Français, nés en France de parents français. Demander qu’on règle par des mesures juridiques et politiques le « problème des immigrés » est demander une chose parfaitement impossible. Mais, en le faisant, premièrement, on donne consistance à la figure indéfinissable de l’indésirable, deuxièmement, on démontre qu’on est incapable de rien faire contre cet indésirable et que les racistes seuls proposent des solutions.
Règle 4. – Insistez bien sur l’idée que le racisme a lui-même une base objective, qu’il est l’effet de la crise et du chômage et qu’on ne peut le supprimer qu’en les supprimant. Vous lui donnez ainsi une légitimité scientifique. Et comme le chômage est maintenant une exigence structurelle de la bonne marche de nos économies, la conclusion s’en tire tout naturellement : si on ne peut supprimer la cause « profonde » du racisme, la seule chose à faire est de lui supprimer sa cause occasionnelle en renvoyant les immigrés chez eux par des lois racistes sereines et objectives. Si un esprit superficiel vous objecte que divers pays ayant des taux de chômage voisins n’ont pas de débordements racistes comme chez nous, invitez-le à chercher ce qui peut bien différencier ces pays du nôtre. La réponse va de soi : c’est qu’ils n’ont pas comme nous trop d’immigrés.
Règle 5. – Ajoutez que le racisme est le fait des couches sociales fragilisées par la modernisation économique, des attardés du progrès, des « petits Blancs », etc. Cette règle complète la précédente. Elle a l’avantage supplémentaire de montrer que les antiracistes ont, pour stigmatiser les « arriérés » du racisme, les mêmes réflexes que ceux-ci à l’égard des « races inférieures » et de conforter ainsi ces « arriérés » dans leur double mépris pour les races inférieures et pour les antiracistes des beaux quartiers qui prétendent leur faire la leçon.
Règle 6. – Appelez au consensus de tous les hommes politiques responsables contre les propos racistes. Invitez sans trêve les hommes du pouvoir à s’en démarquer absolument. Il importe en effet que ces politiciens reçoivent le brevet d’antiracisme qui leur permettra d’appliquer avec fermeté et d’améliorer, si besoin est, les lois racistes destinées, bien sûr, à enrayer le racisme. Il importe aussi que l’extrême droite raciste apparaisse comme la seule force conséquente et qui ose dire tout haut ce que les autres pensent tout bas ou proposer franchement ce qu’ils font honteusement. Il importe enfin qu’elle apparaisse être, pour cela seul, victime de la conjuration de tous les gens en place.
Règle 7. – Demandez des nouvelles lois antiracistes qui permettent de sanctionner l’intention même d’exciter au racisme, un mode de scrutin qui empêche l’extrême droite d’avoir des sièges au Parlement et toutes mesures du même ordre. D’abord, des lois répressives peuvent toujours resservir. Ensuite, vous prouverez que votre légalité républicaine se plie à toutes les commodités des circonstances. Enfin, vous consacrerez les racistes dans leur rôle de martyrs de la vérité, réprimés pour délit d’opinion par des gens qui font les lois à leur convenance.
Il s’agit, en bref, d’aider la diffusion du racisme de trois manières : en divulguant au maximum sa vision du monde, en lui donnant la palme du martyre, en montrant que seul le racisme propre peut nous préserver du racisme sale. On s’emploie déjà, avec des succès appréciables, à cette triple tâche. Mais, avec de la méthode, on peut toujours faire mieux.
“Le FN est un pur produit de la Ve République”
L’Obs – publié le 10-12-2015
L’OBS. Avez-vous été surpris par l’ampleur de la progression du Front national ?
Jacques Rancière. Je n’aime pas bien jouer les prophètes, mais il se trouve que j’avais écrit en 1997 un texte satirique intitulé : « Sept règles pour aider à la diffusion des idées racistes en France » [voir plus bas]. J’y mettais à nu le double jeu des politiciens, journalistes et intellectuels qui stigmatisaient le FN et ses électeurs tout en diffusant ses idées, et notamment en relayant l’obsession du « problème » des immigrés.
Depuis lors, on a fait encore mieux. Des intellectuels dits « de gauche » ont aidé à rénover l’idéologie du FN en enrôlant la République, la laïcité, l’universalisme et l’égalité des sexes au service de la stigmatisation des « barbares ». Et les partis de gouvernement qui ont permis la destruction du tissu industriel et des solidarités sociales ont pris le relais avec leurs campagnes « républicaines ».
Quand tous ces gens viennent dire : « Nous sommes le seul rempart contre le FN », je ne m’étonne pas du nombre de ceux qui pensent que, somme toute, les assaillants sont peut-être préférables à ces remparts.
Face à ce désastre, peut-on reconstruire la gauche ?
Si on appelle « gauche » ce qui gravite autour du PS et de ses parasites institutionnels et culturels, je ne vois pas comment elle remédierait, plus que la droite qui lui fait pendant, à la situation qu’elle a créée. On n’a jamais vu une classe gouvernante se suicider. L’espoir ne peut venir, à long terme, que de forces populaires neuves qui se développent de façon autonome, avec des propositions, des formes de discussion et d’action à l’écart des agendas politiques fixés par les partis étatiques et relayés par les médias.
Les expériences de mobilisation à l’étranger – Syriza, Podemos, Occupy Wall Street – ne vous apparaissent pas comme des sources d’espoir ?
Le « mouvement des places » a posé l’exigence de cette radicale autonomie par rapport aux agendas étatiques et médiatiques. Il n’a pas trouvé les moyens de s’inscrire dans le temps ou alors il a été récupéré par la logique parasitaire de la « gauche de la gauche ».
Vous ne croyez pas à la possibilité de reconstruire la gauche dans le cadre actuel ?
Je ne vois pas comment ce cadre pourrait annuler les effets qu’il a produits. Le FN est un pur produit du système de la Ve République, qui permet à un parti minoritaire de gouverner sans entraves, quitte à laisser périodiquement la place au parti concurrent. Le Front a su occuper la place que le système dit « majoritaire » et la professionnalisation de la politique dessinent en creux : celle de l’exclu du système.
La règle du jeu, conçue pour permettre à la classe politique de gouverner tranquillement, n’a pas seulement produit l’effet électoral inverse de celui recherché. Elle a aussi tué la vie politique démocratique et les énergies militantes susceptibles de résister.
Est-ce que la gauche de gouvernement, les médias et la classe intellectuelle sont prêts à se dire : quel monde sommes-nous en train de construire ? Seule une vie politique où le tirage au sort aurait sa part et où les gouvernants seraient là pour un temps limité interdirait des situations comme celle que nous connaissons.
Mais n’y a-t-il pas urgence à agir ? Le FN n’est-il pas une menace pour la démocratie ?
N’inversons pas les causes et les effets. Le succès du Front national est un effet de la destruction effective de la vie démocratique par la logique consensuelle. On voudrait identifier le FN aux bandes paramilitaires d’hier recrutées dans les bas-fonds pour mettre à bas le système parlementaire, au nom d’un idéal de révolution nationale. Mais c’est un parti parlementaire qui doit son succès au contre-effet du système électoral en vigueur et à la gestion médiatique de l’opinion par la méthode du sondage et du commentaire permanents.
Je ne vois pas ce qu’il gagnerait dans des aventures antiparlementaires et paramilitaires imitées des mouvements fascistes des années 1930. Ses concurrents électoraux espèrent tirer profit de cette assimilation. Mais ceux qui veulent « constitutionnaliser » l’état d’urgence sont-ils les protecteurs de la démocratie menacée ? La lutte contre le FN est la lutte contre le système qui l’a produit.
Propos recueillis par Eric Aeschimann
Jacques Rancière :
« Les idéaux républicains sont devenus des armes de discrimination et de mépris »
Entretien paru dans « l’Obs » du 2 avril 2015.
L’OBS : Il y a trois mois, la France défilait au nom de la liberté d’expression et du vivre-ensemble. Les dernières élections départementales ont été marquées par une nouvelle poussée du Front national. Comment analysez-vous la succession rapide de ces deux événements, qui paraissent contradictoires ?
Jacques Rancière : Il n’est pas sûr qu’il y ait contradiction. Tout le monde, bien sûr, est d’accord pour condamner les attentats de janvier et se féliciter de la réaction populaire qui a suivi. Mais l’unanimité demandée autour de la « liberté d’expression » a entretenu une confusion. En effet, la liberté d’expression est un principe qui régit les rapports entre les individus et l’État en interdisant à ce dernier d’empêcher l’expression des opinions qui lui sont contraires.
Or, ce qui a été bafoué le 7 janvier à « Charlie », c’est un tout autre principe : le principe qu’on ne tire pas sur quelqu’un parce qu’on n’aime pas ce qu’il dit, le principe qui règle la manière dont individus et groupes vivent ensemble et apprennent à se respecter mutuellement.
Mais on ne s’est pas intéressé à cette dimension et on a choisi de se polariser sur le principe de la liberté d’expression. Ce faisant, on a ajouté un nouveau chapitre à la campagne qui, depuis des années, utilise les grandes valeurs universelles pour mieux disqualifier une partie de la population, en opposant les « bons Français », partisans de la République, de la laïcité ou de la liberté d’expression, aux immigrés, forcément communautaristes, islamistes, intolérants, sexistes et arriérés.
On invoque souvent l’universalisme comme principe de vie en commun. Mais justement l’universalisme a été confisqué et manipulé. Transformé en signe distinctif d’un groupe, il sert à mettre en accusation une communauté précise, notamment à travers les campagnes frénétiques contre le voile. C’est ce dévoiement que le 11 janvier n’a pas pu mettre à distance. Les défilés ont réuni sans distinction ceux qui défendaient les principes d’une vie en commun et ceux qui exprimaient leurs sentiments xénophobes.
Voulez-vous dire que ceux qui défendent le modèle républicain laïque contribuent, malgré eux, à dégager le terrain au Front national ?
On nous dit que le Front national s’est « dédiabolisé ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’il a mis de côté les gens trop ouvertement racistes ? Oui. Mais surtout que la différence même entre les idées du FN et les idées considérées comme respectables et appartenant à l’héritage républicain s’est évaporée.
Depuis une vingtaine d’années, c’est de certains intellectuels, de la gauche dite « républicaine », que sont venus les arguments au service de la xénophobie ou du racisme. Le Front national n’a plus besoin de dire que les immigrés nous volent notre travail ou que ce sont des petits voyous. Il lui suffit de proclamer qu’ils ne sont pas laïques, qu’ils ne partagent pas nos valeurs, qu’ils sont communautaristes…
Les grandes valeurs universalistes – laïcité, règles communes pour tout le monde, égalité homme-femme – sont devenues l’instrument d’une distinction entre « nous », qui adhérons à ces valeurs, et « eux », qui n’y adhèrent pas. Le FN peut économiser ses arguments xénophobes : ils lui sont fournis par les « républicains » sous les apparences les plus honorables.
Si l’on vous suit, c’est le sens même de la laïcité qui aurait été perverti. Qu’est-ce que la laïcité représente pour vous ?
Au XIXe, la laïcité a été pour les républicains l’outil politique permettant de libérer l’école de l’emprise que l’Église catholique faisait peser sur elle, en particulier depuis la loi Falloux, adoptée en 1850.
La notion de laïcité désigne ainsi l’ensemble des mesures spécifiques prises pour détruire cette emprise. Or, à partir des années 1980, on a choisi d’en faire un grand principe universel. La laïcité avait été conçue pour régler les relations de l’État avec l’Église catholique. La grande manipulation a été de la transformer en une règle à laquelle tous les particuliers doivent obéir. Ce n’est plus à l’État d’être laïque, c’est aux individus.
Et comment va-t-on repérer qu’une personne déroge au principe de laïcité ? A ce qu’elle porte sur la tête… Quand j’étais enfant, le jour des communions solennelles, nous allions à l’école retrouver nos copains qui n’étaient pas catholiques, en portant nos brassards de communiants et en leur distribuant des images. Personne ne pensait que cela mettait en danger la laïcité. L’enjeu de la laïcité, alors, c’était le financement : à école publique, fonds publics ; à école privée, fonds privés.
Cette laïcité centrée sur les rapports entre école publique et école privée a été enterrée au profit d’une laïcité qui prétend régenter le comportement des individus et qui est utilisée pour stigmatiser une partie de la population à travers l’apparence physique de ses membres. Certains ont poussé le délire jusqu’à réclamer une loi interdisant le port du voile en présence d’un enfant.
Mais d’où viendrait cette volonté de stigmatiser ?
Il y a des causes diverses, certaines liées à la question palestinienne et aux formes d’intolérance réciproque qu’elle nourrit ici. Mais il y a aussi le « grand ressentiment de gauche », né des grands espoirs des années 1960-1970 puis de la liquidation de ces espoirs par le parti dit « socialiste » lorsqu’il est arrivé au pouvoir.
Tous les idéaux républicains, socialistes, révolutionnaires, progressistes ont été retournés contre eux-mêmes. Ils sont devenus le contraire de ce qu’ils étaient censés être : non plus des armes de combat pour l’égalité, mais des armes de discrimination, de méfiance et de mépris à l’égard d’un peuple posé comme abruti ou arriéré. Faute de pouvoir combattre l’accroissement des inégalités, on les légitime en disqualifiant ceux qui en subissent les effets.
Pensons à la façon dont la critique marxiste a été retournée pour alimenter une dénonciation de l’individu démocratique et du consommateur despotique – une dénonciation qui vise ceux qui ont le moins à consommer… Le retournement de l’universalisme républicain en une pensée réactionnaire, stigmatisant les plus pauvres, relève de la même logique.
N’est-il pas légitime de combattre le port du voile, dans lequel il n’est pas évident de voir un geste d’émancipation féminine ?
La question est de savoir si l’école publique a pour mission d’émanciper les femmes. Dans ce cas, ne devrait-elle pas également émanciper les travailleurs et tous les dominés de la société française ? Il existe toutes sortes de sujétions – sociale, sexuelle, raciale. Le principe d’une idéologie réactive, c’est de cibler une forme particulière de soumission pour mieux confirmer les autres.
Les mêmes qui dénonçaient le féminisme comme « communautaire » se sont ensuite découverts féministes pour justifier les lois anti-voile. Le statut des femmes dans le monde musulman est sûrement problématique, mais c’est d’abord aux intéressées de dégager ce qui est pour elles oppressif. Et, en général, c’est aux gens qui subissent l’oppression de lutter contre la soumission. On ne libère pas les gens par substitution.
Revenons au Front national. Vous avez souvent critiqué l’idée que le « peuple » serait raciste par nature. Pour vous, les immigrés sont moins victimes d’un racisme « d’en bas » que d’un racisme « d’en haut » : les contrôles au faciès de la police, la relégation dans des quartiers périphériques, la difficulté à trouver un logement ou un emploi lorsqu’on porte un nom d’origine étrangère. Mais, quand 25% des électeurs donnent leur suffrage à un parti qui veut geler la construction des mosquées, n’est-ce pas le signe que, malgré tout, des pulsions xénophobes travaillent la population française ?
D’abord, ces poussées xénophobes dépassent largement l’électorat de l’extrême droite. Où est la différence entre un maire FN qui débaptise la rue du 19-Mars-1962 [Robert Ménard, à Béziers, NDLR], des élus UMP qui demandent qu’on enseigne les aspects positifs de la colonisation, Nicolas Sarkozy qui s’oppose aux menus sans porc dans les cantines scolaires ou des intellectuels dits « républicains » qui veulent exclure les jeunes filles voilées de l’université ?
Par ailleurs, il est trop simple de réduire le vote FN à l’expression d’idées racistes ou xénophobes. Avant d’être un moyen d’expression de sentiments populaires, le Front national est un effet structurel de la vie politique française telle qu’elle a été organisée par la constitution de la Ve République. En permettant à une petite minorité de gouverner au nom de la population, ce régime ouvre mécaniquement un espace au groupe politique capable de déclarer : « Nous, nous sommes en dehors de ce jeu-là. »
Le Front national s’est installé à cette place après la décomposition du communisme et du gauchisme. Quant aux « sentiments profonds » des masses, qui les mesure ? Je note seulement qu’il n’y a pas en France l’équivalent de Pegida, le mouvement allemand xénophobe. Et je ne crois pas au rapprochement, souvent fait, avec les années 1930. Je ne vois rien de comparable dans la France actuelle aux grandes milices d’extrême droite de l’entre-deux-guerres.
A vous écouter, il n’y aurait nul besoin de lutter contre le Front national…
Il faut lutter contre le système qui produit le Front national et donc aussi contre la tactique qui utilise la dénonciation du FN pour masquer la droitisation galopante des élites gouvernementales et de la classe intellectuelle.
L’hypothèse de son arrivée au pouvoir ne vous inquiète-t-elle pas ?
Dès lors que j’analyse le Front national comme le fruit du déséquilibre propre de notre logique institutionnelle, mon hypothèse est plutôt celle d’une intégration au sein du système. Il existe déjà beaucoup de similitudes entre le FN et les forces présentes dans le système.
Si le FN venait au pouvoir, cela aurait des effets très concrets pour les plus faibles de la société française, c’est-à-dire les immigrés…
Oui, probablement. Mais je vois mal le FN organiser de grands départs massifs, de centaines de milliers ou de millions de personnes, pour les renvoyer « chez elles ». Le Front national, ce n’est pas les petits Blancs contre les immigrés. Son électorat s’étend dans tous les secteurs de la société, y compris chez les immigrés. Alors, bien sûr, il pourrait y avoir des actions symboliques, mais je ne crois pas qu’un gouvernement UMP-FN serait très différent d’un gouvernement UMP.
A l’approche du premier tour, Manuel Valls a reproché aux intellectuels français leur « endormissement » : « Où sont les intellectuels, où sont les grandes consciences de ce pays, les hommes et les femmes de culture qui doivent, eux aussi, monter au créneau, où est la gauche ? », a-t-il lancé. Vous êtes-vous senti concerné ?
« Où est la gauche ? », demandent les socialistes. La réponse est simple : elle est là où ils l’ont conduite, c’est-à-dire au néant. Le rôle historique du Parti socialiste a été de tuer la gauche. Mission accomplie. Manuel Valls se demande ce que font les intellectuels… Franchement, je ne vois pas très bien ce que des gens comme lui peuvent avoir à leur reprocher. On dénonce leur silence, mais la vérité, c’est que, depuis des décennies, certains intellectuels ont énormément parlé. Ils ont été starisés, sacralisés. Ils ont largement contribué aux campagnes haineuses sur le voile et la laïcité. Ils n’ont été que trop bavards.
J’ajouterai que faire appel aux intellectuels, c’est faire appel à des gens assez crétins pour jouer le rôle de porte-parole de l’intelligence. Car on ne peut accepter un tel rôle, bien sûr, qu’en s’opposant à un peuple présenté comme composé d’abrutis et d’arriérés. Ce qui revient à perpétuer l’opposition entre ceux « qui savent » et ceux « qui ne savent pas », qu’il faudrait précisément briser si l’on veut lutter contre la société du mépris dont le Front national n’est qu’une expression particulière.
Il existe pourtant des intellectuels – dont vous-même – qui combattent cette droitisation de la pensée française. Vous ne croyez pas à la force de la parole de l’intellectuel ?
Il ne faut pas attendre de quelques individualités qu’elles débloquent la situation. Le déblocage ne pourra venir que de mouvements démocratiques de masse, qui ne soient pas légitimés par la possession d’un privilège intellectuel.
Dans votre travail philosophique, vous montrez que, depuis Platon, la pensée politique occidentale a tendance à séparer les individus « qui savent » et ceux « qui ne savent pas ». D’un côté, il y aurait la classe éduquée, raisonnable, compétente et qui a pour vocation de gouverner ; de l’autre, la classe populaire, ignorante, victime de ses pulsions, dont le destin est d’être gouvernée. Est-ce que cette grille d’analyse s’applique à la situation actuelle ?
Longtemps, les gouvernants ont justifié leur pouvoir en se parant de vertus réputées propres à la classe éclairée, comme la prudence, la modération, la sagesse… Les gouvernements actuels se prévalent d’une science, l’économie, dont ils ne feraient qu’appliquer des lois déclarées objectives et inéluctables – lois qui sont miraculeusement en accord avec les intérêts des classes dominantes.
Or on a vu les désastres économiques et le chaos géopolitique produits depuis quarante ans par les détenteurs de la vieille sagesse des gouvernants et de la nouvelle science économique. La démonstration de l’incompétence des gens supposés compétents suscite simplement le mépris des gouvernés à l’égard des gouvernants qui les méprisent. La manifestation positive d’une compétence démocratique des supposés incompétents est tout autre chose.
Propos recueillis par Eric Aeschimann
L’introuvable populisme
Par Jacques Rancière
Qu’est-ce qu’un peuple ?
Il ne se passe pas de jour où l’on n’entende en Europe dénoncer les risques du populisme. Il n’est pas pour autant facile de saisir ce que le mot veut exactement dire. Il a servi, dans l’Amérique latine des années 1930 et 1940, à désigner un certain mode de gouvernement, instituant entre un peuple et son chef un rapport d’incarnation directe, passant par-dessus les formes de représentation parlementaire. Ce mode de gouvernement dont Vargas au Brésil et Perón en Argentine furent les archétypes a été rebaptisé « socialisme du vingt-et-unième siècle » par Hugo Chavez. Mais ce qu’on désigne aujourd’hui sous le nom de populisme en Europe est autre chose. Ce n’est pas un mode de gouvernement. C’est au contraire une certaine attitude de rejet par rapport aux pratiques gouvernementales régnantes.
Qu’est-ce qu’un populisme, tel que le définissent aujourd’hui nos élites gouvernementales et leurs idéologues ? A travers tous les flottements du mot, le discours dominant semble le caractériser par trois traits essentiels :
• un style d’interlocution qui s’adresse directement au peuple par-delà ses représentants et ses notables
• l’affirmation que gouvernements et élites dirigeantes se soucient de leurs propres intérêts plus que de la chose publique
• une rhétorique identitaire qui exprime la crainte et le rejet des étrangers
Il est clair pourtant qu’aucune nécessité ne lie ces trois traits. Qu’il existe une entité appelée peuple qui est la source du pouvoir et l’interlocuteur prioritaire du discours politique, c’est ce qu’affirment nos constitutions et c’est la conviction que les orateurs républicains et socialistes d’antan développaient sans arrière-pensée. Il ne s’y lie aucune forme de sentiment raciste ou xénophobe.
Que nos politiciens pensent à leur carrière plus qu’à l’avenir des citoyens et que nos gouvernants vivent en symbiose avec les représentants des grands intérêts financiers, il n’est besoin d’aucun démagogue pour le proclamer. La même presse qui dénonce les dérives « populistes » nous en fournit, jour après jour, les témoignages les plus détaillés. De leur côté, les chefs d’État et de gouvernement parfois taxés de populisme, comme Berlusconi ou Sarkozy, se gardent bien de propager l’idée « populiste » que les élites sont corrompues.
Le terme « populisme » ne sert pas à caractériser une force politique définie. Au contraire il tire son profit des amalgames qu’il permet entre des forces politiques qui vont de l’extrême droite à la gauche radicale. Il ne désigne pas une idéologie ni même un style politique cohérent. Il sert simplement à dessiner l’image d’un certain peuple.
Car « le peuple » n’existe pas. Ce qui existe ce sont des figures diverses, voire antagoniques du peuple, des figures construites en privilégiant certains modes de rassemblement, certains traits distinctifs, certaines capacités ou incapacités : peuple ethnique défini par la communauté de la terre ou du sang ; peuple troupeau veillé par les bons pasteurs ; peuple démocratique mettant en œuvre la compétence de ceux qui n’ont aucune compétence particulière ; peuple ignorant que les oligarques tiennent à distance, etc.
La notion de populisme construit, elle, un peuple constitué par l’alliage redoutable d’une capacité –la puissance brute du grand nombre– et d’une incapacité –l’ignorance attribuée à ce même grand nombre.
Le troisième trait, le racisme, est essentiel pour cette construction. Il s’agit de montrer à des démocrates, toujours suspects d’« angélisme », ce qu’est en vérité le peuple profond : une meute habitée par une pulsion primaire de rejet qui vise en même temps les gouvernants qu’elle déclare traîtres, faute de comprendre la complexité des mécanismes politiques, et les étrangers qu’elle redoute par attachement atavique à un cadre de vie menacé par l’évolution démographique, économique et sociale.
La notion de populisme effectue à moindres frais cette synthèse entre un peuple hostile aux gouvernants et un peuple ennemi des « autres » en général.
Pour cela elle doit remettre en scène une image du peuple élaborée à la fin du XIXe siècle par des penseurs comme Hippolyte Taine et Gustave Le Bon, effrayés par la commune de Paris et la montée du mouvement ouvrier : celle des foules ignorantes impressionnées par les mots sonores des « meneurs » et menées aux violences extrêmes par la circulation de rumeurs incontrôlées et de frayeurs contagieuses.
Ces déchaînements épidémiques de foules aveugles entrainées par des leaders charismatiques étaient évidemment fort loin de la réalité du mouvement ouvrier qu’ils visaient à stigmatiser. Mais ils ne sont pas davantage appropriés pour décrire la réalité du racisme dans nos sociétés. Quels que soient les griefs exprimés tous les jours à l’égard de ceux qu’on appelle immigrés et notamment des « jeunes des banlieues », ils ne se traduisent pas en manifestations populaires de masse.
Ce qui mérite le nom de racisme aujourd’hui dans notre pays est essentiellement la conjonction de deux choses. Ce sont d’abord des formes de discriminations à l’embauche ou au logement qui s’exercent parfaitement dans des bureaux aseptisés, hors de toute pression de masse. C’est ensuite toute une panoplie de mesures d’État : restrictions à l’entrée du territoire, refus de donner des papiers à des gens qui travaillent, cotisent et paient des impôts en France depuis des années, restriction du droit du sol, double peine, loi contre le foulard et la burqa, taux imposés de reconduites à la frontière ou de démantèlement de campements de nomades.
Certaines bonnes âmes de gauche se plaisent à voir dans ces mesures une concession malheureuse faite par nos gouvernants à l’extrême droite « populiste » pour des raisons « électoralistes ». Mais aucune d’entre elles n’a été prise sous la pression de mouvements de masse. Elles entrent dans une stratégie propre à l’État, propre à l’équilibre que nos États s’emploient à assurer entre la libre circulation des capitaux et les entraves à la circulation des populations. Elles ont en effet pour but essentiel de précariser une partie de la population quant à ses droits de travailleurs ou de citoyens, de constituer une population de travailleurs qui peuvent toujours être renvoyés chez eux et de Français qui ne sont pas assurés de le rester.
Ces mesures sont appuyées par une campagne idéologique, justifiant cette diminution de droits par l’évidence d’une non-appartenance aux traits caractérisant l’identité nationale. Mais ce ne sont pas les « populistes » du Front national qui ont déclenché cette campagne. Ce sont des intellectuels, de gauche dit-on, qui ont trouvé l’argument imparable : ces gens-là ne sont pas vraiment français puisqu’ils ne sont pas laïques. La laïcité qui définissait naguère les règles de conduite de l’État est ainsi devenue une qualité que les individus possèdent ou dont ils sont dépourvus en raison de leur appartenance à une communauté.
Le récent « dérapage » de Marine Le Pen à propos de ces musulmans en prière occupant nos rues comme les Allemands entre 1940 et 1944 est à cet égard instructif. Il ne fait que condenser en une image concrète une séquence discursive (musulman = islamiste = nazi) qui traine un peu partout dans la prose dite républicaine.
L’extrême droite dite « populiste » n’exprime pas une passion xénophobe spécifique émanant des profondeurs du corps populaire ; elle est un satellite qui monnaie à son profit les stratégies d’État et les campagnes intellectuelles distinguées.
Nos États fondent aujourd’hui leur légitimité sur leur capacité à assurer la sécurité. Mais cette légitimation a pour corrélat l’obligation de montrer à tout instant le monstre qui nous menace, d’entretenir le sentiment permanent d’une insécurité qui mêle les risques de la crise et du chômage à ceux du verglas ou de la formamide pour faire culminer le tout dans la menace suprême de l’islamisme terroriste. L’extrême droite se contente de mettre les couleurs de la chair et du sang sur le portrait standard dessiné par les mesures ministérielles et par la prose des idéologues.
Ainsi ni les « populistes » ni le peuple mis en scène par les dénonciations rituelles du populisme ne répondent-ils vraiment à leur définition. Mais peu importe à ceux qui en agitent le fantôme. Au-delà des polémiques sur les immigrés, le communautarisme ou l’islam, l’essentiel, pour eux, est d’amalgamer l’idée même du peuple démocratique à l’image de la foule dangereuse. Il est d’en tirer la conclusion que nous devons tous nous en remettre à ceux qui nous gouvernent et que toute contestation de leur légitimité et de leur intégrité est la porte ouverte aux totalitarismes. « Mieux vaut une république bananière qu’une France fasciste », disait un des plus sinistres slogans anti-lepénistes d’avril 2002. Le battage actuel sur les dangers mortels du populisme vise à fonder en théorie l’idée que nous n’avons pas d’autre choix.
Jacques Rancière
3 janvier 2011 – Libération
Racisme, une passion d’en haut Texte de l’intervention de Jacques Rancière le samedi 11 septembre 2010 à Montreuil (93), lors du rassemblement « Les Roms, et qui d’autre ? »
Je voudrais proposer quelques réflexions autour de la notion de « racisme d’État » mise à l’ordre du jour de notre réunion. Ces réflexions s’opposent à une interprétation très répandue des mesures récemment prises par notre gouvernement, depuis la loi sur le voile jusqu’aux expulsions de roms. Cette interprétation y voit une attitude opportuniste visant à exploiter les thèmes racistes et xénophobes à des fins électoralistes. Cette prétendue critique reconduit ainsi la présupposition qui fait du racisme une passion populaire, la réaction apeurée et irrationnelle de couches rétrogrades de la population, incapables de s’adapter au nouveau monde mobile et cosmopolite. L’État est accusé de manquer à son principe en se montrant complaisant à l’égard de ces populations. Mais il est par là conforté dans sa position de représentant de la rationalité face à l’irrationalité populaire.
Or cette disposition du jeu, adoptée par la critique « de gauche », est exactement la même au nom de laquelle la droite a mis en œuvre depuis une vingtaine d’années un certain nombre de lois et de décrets racistes. Toutes ces mesures ont été prises au nom de la même argumentation : il y a des problèmes de délinquances et nuisances diverses causés par les immigrés et les clandestins qui risquent de déclencher du racisme si on n’y met pas bon ordre. Il faut donc soumettre ces délinquances et nuisances à l’universalité de la loi pour qu’elles ne créent pas des troubles racistes.
C’est un jeu qui se joue, à gauche comme à droite, depuis les lois Pasqua-Méhaignerie de 1993. Il consiste à opposer aux passions populaires la logique universaliste de l’État rationnel, c’est-à-dire à donner aux politiques racistes d’État un brevet d’antiracisme. Il serait temps de prendre l’argument à l’envers et de marquer la solidarité entre la « rationalité » étatique qui commande ces mesures et cet autre –cet adversaire complice– commode qu’elle se donne comme repoussoir, la passion populaire. En fait, ce n’est pas le gouvernement qui agit sous la pression du racisme populaire et en réaction aux passions dites populistes de l’extrême-droite. C’est la raison d’État qui entretient cet autre à qui il confie la gestion imaginaire de sa législation réelle.
J’avais proposé, il y a une quinzaine d’années, le terme de racisme froid pour désigner ce processus. Le racisme auquel nous avons aujourd’hui affaire est un racisme à froid, une construction intellectuelle. C’est d’abord une création de l’État. On a discuté ici sur les rapports entre État de droit et État policier. Mais c’est la nature même de l’État que d’être un État policier, une institution qui fixe et contrôle les identités, les places et les déplacements, une institution en lutte permanente contre tout excédent au décompte des identités qu’il opère, c’est-à-dire aussi contre cet excès sur les logiques identitaires que constitue l’action des sujets politiques. Ce travail est rendu plus insistant par l’ordre économique mondial. Nos États sont de moins en moins capables de contrecarrer les effets destructeurs de la libre circulation des capitaux pour les communautés dont ils ont la charge. Ils en sont d’autant moins capables qu’ils n’en ont aucunement le désir. Ils se rabattent alors sur ce qui est en leur pouvoir, la circulation des personnes. Ils prennent comme objet spécifique le contrôle de cette autre circulation et comme objectif la sécurité des nationaux menacés par ces migrants, c’est-à-dire plus précisément la production et la gestion du sentiment d’insécurité. C’est ce travail qui devient de plus en plus leur raison d’être et le moyen de leur légitimation.
De là un usage de la loi qui remplit deux fonctions essentielles : une fonction idéologique qui est de donner constamment figure au sujet qui menace la sécurité ; et une fonction pratique qui est de réaménager continuellement la frontière entre le dedans et le dehors, de créer constamment des identités flottantes, susceptibles de faire tomber dehors ceux qui étaient dedans. Légiférer sur l’immigration, cela a d’abord voulu dire créer une catégorie de sous-Français, faire tomber dans la catégorie flottante d’immigrés des gens qui étaient nés sur sol français de parents nés français. Légiférer sur l’immigration clandestine, cela a voulu dire faire tomber dans la catégorie des clandestins des « immigrés » légaux. C’est encore la même logique qui a commandé l’usage récent de la notion de « Français d’origine étrangère ». Et c’est cette même logique qui vise aujourd’hui les roms, en créant, contre le principe même de libre circulation dans l’espace européen, une catégorie d’Européens qui ne sont pas vraiment Européens, de même qu’il y a des Français qui ne sont pas vraiment Français. Pour créer ces identités en suspens l’État ne s’embarrasse pas de contradictions comme on l’a vu par ses mesures concernant les « immigrés ». D’un côté, il crée des lois discriminatoires et des formes de stigmatisation fondées sur l’idée de l’universalité citoyenne et de l’égalité devant la loi. Sont alors sanctionnés et/ou stigmatisés ceux dont les pratiques s’opposent à l’égalité et à l’universalité citoyenne. Mais d’un autre côté, il crée au sein de cette citoyenneté semblable pour tous des discriminations comme celle qui distingue les Français « d’origine étrangère ». Donc d’un côté tous les Français sont pareils et gare à ceux qui ne le sont pas, de l’autre tous ne sont pas pareils et gare à ceux qui l’oublient !
Le racisme d’aujourd’hui est donc d’abord une logique étatique et non une passion populaire. Et cette logique d’État est soutenue au premier chef non par on ne sait quels groupes sociaux arriérés mais par une bonne partie de l’élite intellectuelle. Les dernières campagnes racistes ne sont pas du tout le fait de l’extrême-droite dite « populiste ». Elles ont été conduites par une intelligentsia qui se revendique comme intelligentsia de gauche, républicaine et laïque. La discrimination n’est plus fondée sur des arguments sur les races supérieures et inférieures. Elle s’argumente au nom de la lutte contre le « communautarisme », de l’universalité de la loi et de l’égalité de tous les citoyens au regard de la loi et de l’égalité des sexes. Là encore, on ne s’embarrasse pas trop de contradictions ; ces arguments sont le fait de gens qui font par ailleurs assez peu de cas de l’égalité et du féminisme. De fait, l’argumentation a surtout pour effet de créer l’amalgame requis pour identifier l’indésirable : ainsi l’amalgame entre migrant, immigré, arriéré, islamiste, machiste et terroriste. Le recours à l’universalité est en fait opéré au profit de son contraire : l’établissement d’un pouvoir étatique discrétionnaire de décider qui appartient ou n’appartient pas à la classe de ceux qui ont le droit d’être ici, le pouvoir, en bref, de conférer et de supprimer des identités. Ce pouvoir a son corrélat : le pouvoir d’obliger les individus à être à tout moment identifiables, à se tenir dans un espace de visibilité intégrale au regard de l’État. Il vaut la peine, de ce point de vue, de revenir sur la solution trouvée par le gouvernement au problème juridique posé par l’interdiction de la burqa. C’était, on l’a vu, difficile de faire une loi visant spécifiquement quelques centaines de personnes d’une religion déterminée. Le gouvernement a trouvé la solution : une loi portant interdiction en général de couvrir son visage dans l’espace public, une loi qui vise en même temps la femme porteuse du voile intégral et le manifestant porteur d’un masque ou d’un foulard. Le foulard devient ainsi l’emblème commun du musulman arriéré et de l’agitateur terroriste. Cette solution-là, adoptée, comme pas mal de mesures sur l’immigration, avec la bienveillante abstention de la « gauche », c’est la pensée « républicaine » qui en a donné la formule. Qu’on se souvienne des diatribes furieuses de novembre 2005 contre ces jeunes masqués et encapuchonnés qui agissaient nuitamment. Qu’on se souvienne aussi du point de départ de l’affaire Redeker, le professeur de philosophie menacé par une « fatwa » islamique. Le point de départ de la furieuse diatribe antimusulmane de Robert Redeker était… l’interdiction du string à Paris-Plage. Dans cette interdiction édictée par la mairie de Paris, il décelait une mesure de complaisance envers l’islamisme, envers une religion dont le potentiel de haine et de violence était déjà manifesté dans l’interdiction d’être nu en public. Les beaux discours sur la laïcité et l’universalité républicaine se ramènent en définitive à ce principe qu’il convient d’être entièrement visible dans l’espace public, qu’il soit pavé ou plage.
Je conclus : beaucoup d’énergie a été dépensée contre une certaine figure du racisme –celle qu’a incarnée le Front National– et une certaine idée de ce racisme comme expression des « petits blancs » représentant les couches arriérées de la société. Une bonne part de cette énergie a été récupérée pour construire la légitimité d’une nouvelle forme de racisme : racisme d’État et racisme intellectuel « de gauche ». Il serait peut-être temps de réorienter la pensée et le combat contre une théorie et une pratique de stigmatisation, de précarisation et d’exclusion qui constituent aujourd’hui un racisme d’en-haut : une logique d’État et une passion de l’intelligentsia.
Jacques Rancière, 11 septembre 2010
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