Émilie Beaulieu-Guérette·dimanche 15 novembre 2015
Non, je ne mettrai pas de drapeau français en semi-transparence sur ma photo de profil, tout comme je ne me suis jamais déclarée « être Charlie ». Non pas parce que je ne suis pas solidaire avec Paris. Au contraire j’ai eu un frisson horrible dans le ventre quand j’ai su, j’ai cherché à savoir si les gens qui m’y sont chers étaient en sécurité. Heureusement, je crois qu’ils le sont tous. Oui, cet horrible carnage me fait trembler car il est vrai que dans ma chair et dans mes tripes, il m’est plus proche que d’autres conflits dans des lieux où je n’ai pas habité, et où je n’ai aucun être proche. Mais si j’ai de la solidarité et de l’empathie pour tous les Parisiens et les proches des victimes, en aucun cas je ne me servirai du drapeau français pour l’exprimer et en aucun cas je n’encouragerai le discours unique qui, soudainement, nous fait oublier tous les autres morts en ce moment dans le monde et qui n’ont pas eu la chance, eux, d’être Parisiens (ou citoyens d’une grande puissance occidentale) pour qu’on en fasse des martyrs.
Mon malaise avec cette vague de photos bleu/blanc/rouge est multiple et je me dois de l’exprimer, en espérant humblement que mes réflexions puissent alimenter les vôtres.
1. Pour moi le DRAPEAU français représente l’ÉTAT FRANÇAIS et non pas les individus innocents de diverses nationalités qui ont été blessés et tués dans cette tragédie. L’ÉTAT FRANÇAIS a une grande responsabilité dans les attentats qu’elle vient de subir – pas les personnes qui ont péri, bien évidemment. L’État français, par la bouche de François Hollande, vient d’affirmer que cet attentat est un acte de guerre et qu’il répondra par un « combat impitoyable contre le terrorisme ». Sous-entendu : il servira à justifier dans le futur ENCORE PLUS DE GUERRES, qui tueront BEAUCOUP plus de civils que les attentats de vendredi, probablement au Proche-Orient. Sous-entendu, aussi : justification de violations des droits humains au nom de la sécurité nationale, banalisation du profilage racial et de la fermeture des frontières à l’immigration.
L’État français de par sa logique (post-)coloniale maintient partout à travers le monde des régimes dictatoriaux et des situations d’exploitation, de violence et d’inégalités économiques innommables. Il est impliqué militairement dans de nombreux conflits armés, au Moyen-Orient et en Afrique (Irak, Afghanistan, Libye, Tchad, Mali, Liban, Guinée, Côte-d’Ivoire…. pour n’en citer que quelques-uns) qui tuent chaque année des milliers personnes innocentes. Ces conflits et cette occupation militaire GÉNÈRENT le type de désarroi et de haine profonde (de soi, de l’autre) qui mènent aujourd’hui tant de jeunes hommes à se tourner vers l’extrémisme religieux et le terrorisme comme seule manière d’exister dans le monde. L’État français se réjouit d’avoir connu en 2015 la plus importante exportation d’armes de toute son histoire et d’être passé au second rang mondial d’exportation d’armes après les États-Unis. Et après on se demande POURQUOI des FOUS (certes, ils le sont, mais le sont-ils sans raison?) attaquent la France avec les mêmes armes qui lui ont généré cette année un profit de 17 milliards d’euros?
L’État français est un État à deux vitesses, où un racisme persistant enferme dans des ghettos et emplois précaires beaucoup trop de citoyens issus de l’immigration et de ses colonies contemporaines qu’elle appelle désormais DOM-TOM. L’État français, c’est aussi celui qui a déporté cette année 17 000 sans-papiers tout en profitant de leur travail bon marché dans tellement de secteurs de son économie, c’est celui qui militarise ses frontières et rend les traversées de plus en plus meurtrières pour les migrants qui tentent de rejoindre les côtes de l’Europe parce que l’inégalité profonde du système économique mondial – dont la France est l’un des grands privilégiés – fait en sorte qu’ils n’ont PAS D’AUTRE possibilité d’avenir dans leur pays d’origine. Ils sont déjà plus de 3 000 morts en Méditerrannée cette année.
2. Je ne vais pas faire une hiérarchisation de ma solidarité, parce que je me trouverais très hypocrite d’arborer aujourd’hui le drapeau français alors que je n’ai pas fait de même avec le drapeau kényan suite à la fusillade de 147 morts par des islamistes dans une université à Garissa en avril dernier. Alors que depuis 2011, plus de 300 000 civils sont morts en Syrie. Et que depuis 1988, plus de 6 millions de personnes sont mortes – et continuent à mourir – au Congo, sur fond d’intérêts miniers. Qui parle de cette tragédie, la plus meurtrière depuis la Seconde guerre mondiale? En ce moment-même, je pleure aussi la mort du Rio Doce, fleuve majeur du Brésil, où le barrage de Bento Rorigues (construit par un joint-venture minier anglo-brésilien) a cédé le 5 novembre dû à la négligence et la surexploitation minière. Une marée de boue toxique a littéralement englouti des villages entiers, causant plus de 400 morts, et anéanti toute forme de vie dans le fleuve. C’est potentiellement le plus grand crime environnemental de l’histoire du Brésil. Vous ai-je parlé des feux de forêt en Indonésie? Enfin, une pensée toute spéciale pour les 1186 femmes autochtones portées disparues ou assassinées depuis 1980 dans mon propre pays, le Canada. Le racisme systémique a lui aussi un bilan meurtrier désastreux. J’arrête ici, mais je pourrais continuer encore longtemps.
3. J’ai aussi très peur de l’illusion de solidarité et d’engagement politique que peut créer Facebook à travers ce type d’invitation à adhérer à des symboles massifs d’appartenance à une cause commune. Pour moi, en embrassant aveuglément ces symboles, on risque aussi d’aplanir les débats, d’homogénéiser toutes les saines nuances de réflexion que doivent générer ce type de tragédie. « Voilà, j’ai changé ma photo de profil, je suis solidaire, je me suis (gratuitement) acheté une bonne conscience et tous mes pairs savent que je suis une personne sensible et engagée. Je n’ai plus à réfléchir, on l’a déjà fait pour moi. » Vraiment? Je me méfie beaucoup du prêt-à-penser et du marketing de la solidarité. Je les trouve dangereusement simplistes. Je trouve qu’ils ouvrent la porte à l’instrumentalisation en faveur d’un agenda politique que je ne corrobore pas. Je n’achèterai pas l’illusion rassurante de m’être rangée du “bon côté” de l’histoire en publiant un amalgame entre ma face et le drapeau tricolore comme photo de profil. Je crois qu’il n’est pas banal de rappeler au passage que La Marseillaise – autre haut symbole de l’État français – fait l’apologie de la guerre. Étrange symbole de solidarité et de paix, qui me laisse en bouche un goût très amer.
Je partage la douleur et la tristesse des Parisiens aujourd’hui, tout spécialement parce que j’y ai vécu et que j’ai plusieurs amis qui y vivent. Mais jamais je ne laisserai la tristesse avoir raison de mon sens critique et de mes valeurs politiques. Jamais je ne voudrai servir à légitimer, de quelque façon que ce soit, la “guerre au terrorisme” qui est prônée par la France en cette heure. Cette guerre au terrorisme n’est pas la solution à la violence et à la barbarie. Au contraire. Répondre par la violence, c’est créer les conditions pour que d’autres attentats encore plus meurtriers continuent à arriver à Paris et ailleurs. Plutôt que d’adopter massivement le drapeau français en guise de symbole illusoire de réconfort en cette heure tragique, je souhaiterais plutôt que tous que ces morts servent à aiguiser notre conscience politique et notre solidarité pour l’humanité toute entière.
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