24 octobre 2015 / par Marine Vlahovic (Reporterre)
Reporterre a pu prendre connaissance du retour de la commission rogatoire remise aux deux juges d’instruction en charge de l’enquête sur l’homicide de Rémi Fraisse le 26 octobre 2014. Il apparait que les gendarmes déployés ce soir-là sur la ZAD de Sivens dans le Tarn ont arrangé leurs témoignages pour se couvrir et assurer les arrières de leur hiérarchie.
Toulouse, correspondance
Que s’est-il exactement passé la nuit du décès de Rémi Fraisse, naturaliste qui a perdu la vie après avoir reçu une grenade offensive dans le dos ? Un an après les faits, la conclusion d’une enquête administrative et l’ouverture d’une information judiciaire, les circonstances de la mort du jeune homme de 21 ans sur la Zad de Sivens ne sont pas éclaircies.
Comme le révélait Reporterre en début de semaine, la première phase de l’enquête ouverte dans le cadre d’une information judiciaire pour « violences par personne dépositaire de l’autorité publique ayant entrainé la mort sans intention de la donner » est truffée de zones d’ombres et de contradictions. Des incohérences à peine relevées par les enquêteurs de la Section de Recherches de Toulouse et de l’Inspection Générale de la Gendarmerie Nationale qui ont procédé aux investigations censées faire la lumière sur le décès de Rémi Fraisse.
Ces inexactitudes concernent au premier chef le chef J., le lanceur de la grenade mortelle. A la tête d’un petit groupe de militaires baptisé « Charlie 1 », ce maréchal des logis se déploie avec son équipe sur le flanc sud/sud-est de la zone de chantier. Une base de chantier entourée de grillages et de fossés censée être défendue par les forces de l’ordre ce soir-là. A 1h45 du matin, face à des opposants qu’il juge dangereux, il dégoupille une grenade offensive et la lance à la main dans une zone « dégagée de toute personne ».
Le chef J. a-t-il utilisé les jumelles à vision nocturne ou pas ?
Quelques secondes après, les gendarmes distinguent une silhouette au sol. Il s’agit du corps de Rémi Fraisse. Avant d’exécuter son geste, le chef J. affirme aux enquêteurs qu’il a reculé de quelques mètres pour récupérer des jumelles à vision nocturne afin de d’observer la zone. Les jumelles, aussi appelées IL pour intensificateur de lumière, sont gardées par des militaires, autour d’un véhicule . Ces gendarmes contredisent la version du maréchal des Logis : « Au début il a observé toute la zone mais par la suite je ne pense pas », déclare l’un d’entre eux. Tandis que l’autre doute sérieusement de la version de son chef : « J’ai du mal à vous dire précisément si juste avant le jet de sa grenade, il est venu observer la zone avec les ’IL’ », dit-il.
Pourtant, informé au cours de son audition de ces versions contradictoires, le chef J. persiste et signe : « Je maintiens que je suis venu de temps en temps pour effectuer des observations ». Les enquêteurs n’insistent pas pour éclaircir cette incohérence. D’autant que de nombreuses zones d’ombres apparaissent quant à la question d’un projecteur utilisé par les gendarmes pour éclairer ou non la zone. Certains attestent qu’il a servi. Alors que d’autres affirment qu’il ne fonctionnait pas.
Les gendarmes ont-ils ou non reçu des ordres ’de fermeté’ ?
Le chef J. et ses hommes ne sont pas les seuls à fournir des récits contradictoires aux enquêteurs. Leur hiérarchie fait également preuve d’imprécision. Ainsi le commandant de gendarmerie mobile qui a déclaré quelques heures après les faits que « le préfet du Tarn, par l’intermédiaire du commandant de groupement nous avait demandé de faire preuve d’une extrême fermeté avec les opposants », comme l’avait révélé Médiapart en novembre 2014 est revenu sur ses propos lors de sa deuxième audition en déclarant : « Je ne suis pas certain qu’il ait parlé d’extrême fermeté, mais je confirme l’idée de fermeté. Je précise qu’il a également parlé d’apaisement vis à vis des opposants ». A 01H01, ce même commandant a donné l’ordre d’utiliser des grenades offensives, estimant que ses troupes sont en état de danger mais en affirmant pourtant « terrain tenu, pas de gros soucis ».
Il atteste informer régulièrement le Centre d’Opérations et de Renseignement de la Gendarmerie (CORG) de la suite des évènements. Pourtant aucun de ses appels n’est relevé pendant 50 minutes, jusqu’à l’annonce d’une silhouette au sol. Et ce, alors même que pendant ce laps de temps, la situation est censée être très violente, voire « apocalyptique » selon le terme utilisé par un gendarme au cours d’une audition.
Les gendarmes ont-il reçu l’ordre de procéder à des interpellations ?
Autre question cruciale : y a-t-il eu volonté d’interpeler des manifestants ? Le commandant de gendarmerie mobile déclare avoir eu ce jour-là pour consigne de procéder à des interpellations. Il précise même que, dans la journée, le directeur général (de la gendarmerie) lui a spécifié par texto : « On est attendu sur les interpellations ». Cette version est contredite par le gradé en charge de l’opération du maintien de l’ordre : « Pas de sortie pour aller interpeller ou provoquer les opposants », affirme-t-il avoir reçu pour consigne. Mais selon les appels émis par les forces de l’ordre cette nuit-là, un officier de la police judiciaire de la gendarmerie, et donc apte à constater des délits, aurait été désigné dès 01h06 du matin et serait arrivé sur la Zad de Sivens à 01h20.
Des vidéos tournées par la gendarmerie pendant les affrontements sont jugées inexploitables par les enquêteurs. Impossible, disent-ils, de s’appuyer sur elles pour éclaircir les conditions de la mort de Rémi Fraisse. Et pour cause, la caméra est orientée de l’autre côté de la zone de vie, là ou se trouvaient selon les dires des gendarmes les manifestants les plus virulents. Ces images de très mauvaise qualité et sombres offrent pourtant des enregistrements sonores très intéressants. Ainsi dès 1h29, soit un quart d’heure avant la mort de Rémi, il est fait question d’une « Personne interpellée… Expulsée à l’arrière du dispositif » dans une retranscription déposée sur PV. Il s’agit d’une manifestante tombée à terre et secourue par les forces de l’ordre. Au cours de leurs auditions, les gendarmes précisent qu’elle a été relâchée, en raison de l’absence d’un officier de police judiciaire sur place. Or, ce dernier serait arrivé sur les lieux dix minutes avant, comme mentionné plus haut.
Y a-t-il eu « bonds offensifs » ou les gendarmes sont-ils restés « en défense » ?
Ces images, considérées comme inutiles par les enquêteurs, présentent pourtant un intérêt certain. Trois retranscriptions et analyses différentes de la même bande-vidéo sont versées au dossier. La première version est une retranscription effectuée quelques jours après les faits, tandis que la seconde est exécutée quelques semaines après. La troisième, en revanche, est une audition du gendarme-caméraman, qui analyse fichier après fichier les images qu’il a lui-même tournées. Or, au fil des différentes transcriptions, le contenu des vidéos semble changer sensiblement. Comme si l’on avait ré-écrit le déroulé des faits.
Ainsi, à 1h53, lorsque le corps de Rémi est encore à terre, la première version, qui a l’avantage de donner des citations très parlantes indique qu’un gendarme déclare : « Stop pour les F4… Il est là-bas le mec. OK, pour l’instant on le laisse » avant d’insister : « C’est bon, il va se relever… Il va se relever, c’est bon ».
Dans la deuxième version, ces paroles paniquées disparaissent et laissent place à un récit laconique : « On constate des lumières venant des manifestants et des feux sur le glacis. On entend des tirs et des explosions de grenade ». Quant au gendarme qui analyse ces images, il n’en fait pas mention et se contente de transcrire autre chose : « Une voix demande où se trouve le laser, quelqu’un répond qu’il était sur la droite tout à l’heure. Il doit s’agir d’un manifestant qui nous éblouissait avec un laser et que j’avais déjà aperçu ».
Toujours dans ces extraits vidéos retranscrits sur PV, il est noté qu’à 2 h du matin, les gendarmes font une sortie pour aller chercher le corps de Rémi Fraisse. Le chef (sans que l’on sache lequel) demande à deux reprises : « Il respire ou quoi ? » Ces paroles disparaissent totalement de la deuxième transcription mais réapparaissent au cours de l’audition du gendarme. A 2h03, selon la première transcription un gendarme dit : « Il est décédé, le mec… Là c’est vachement grave… Faut pas qu’ils le sachent ». Une déclaration savamment reformulée au cours des deux transcriptions suivantes où le terme « mec » disparaît.
Après une dernière vidéo de 4 secondes à 2h03, le gendarme ne filme plus rien pendant dix minutes. Dix longues minutes durant lesquelles le corps de Rémi Fraisse est au contact des gendarmes sur la « zone de vie ». Dix longues minutes durant lesquelles la caméra n’a pas capté ce qui s’est dit.
Pourquoi la video s’interrompt-elle au moment fatidique ?
Enfin, à 2h13 après ce « trou noir », les captations vidéos reprennent, jusqu’à la fin des affrontements et sans qu’il soit fait mention de l’évènement dramatique et de ses suites. Le gendarme annonce pourtant un déchainement de violence et des jets de cocktails molotovs, qui sont pourtant absents à l’image. Il justifie ses commentaires par un manque de temps : « Le temps que je rallume, les faits se sont déjà passés. C’est pour cela que j’annonce ce qu’il s’est passé, même si on ne le voit pas sur les images », déclare-t-il aux enquêteurs.
Ces nombreuses contradictions pourraient dissimuler des faits bien plus graves. C’est-à-dire des charges lancées par les gendarmes contre les manifestants, alors même que depuis la mort de Rémi Fraisse, les forces de l’ordre ont toujours déclaré devoir défendre « la zone de vie » où ils étaient censés être retranchés. Mais des « mouvements » de groupes de gendarmes sont mentionnés dans les transcription de la bande-vidéo qui parlent de « bond offensif » sur la façade nord de la zone de chantier dès 1h39 du matin. Soit quelques minutes avant la mort de Rémi. Une audition de gendarme atteste quant à elle d’un second bond offensif effectuée par un autre groupe.
Les enquêteurs ont-ils fait suffisamment cherché à entendre les témoins civils ?
Ces informations semblent donc confirmer différents témoignages de manifestants présents ce soir là et recueillis par Reporterre. Des opposants affirment que des charges ont eu lieu cette nuit-là, notamment sur le flanc nord-est de la « zone de vie ». Le témoin Christian Decoster, quant à lui, est formel : un assaut a aussi été effectué sur le flanc sud/sud-est de la base du chantier juste avant que Rémi Fraisse ne tombe à terre.
Christian, que Reporterre a interviewé à plusieurs reprises, est l’un des rares opposants à avoir assisté de près à la scène. Il formule le désir de témoigner devant la justice pour attester de ce qu’il a vu cette nuit-là. M Decoster n’a pas été entendu par les enquêteurs, contrairement à un autre témoin direct de la scène, entendu trois jours seulement après le drame. Il était alors précis sur la position et les mouvements des gendarmes mobiles : « lls étaient positionnés sur la droite et la gauche de cet enclos. Par moment, ils sortaient pour charger ». Une déclaration que les enquêteurs ont tout de suite signalée comme « n’apportant pas rien quant à la révélation des faits ».
Ce témoin est revenu sur ses déclarations quelques semaines plus tard. Au cours de sa deuxième audition, il s’est rétracté en insistant sur le fait que les forces de l’ordre « tenaient une position. Ils étaient dans une zone de vie ».
A-t-il subi une pression entre temps ? Un autre témoin oculaire entendu par les enquêteurs et qui a déclaré avoir « vu des projectiles tirés depuis la zone des gendarmes en tir tendu vers les manifestants » et vu les gendarmes trainer Rémi Fraisse a quant à lui refusé de signer son procès-verbal d’audition et donc de confirmer ses déclarations, après avoir précisé que la dernière chose entendue provenant des forces de l’ordre avant qu’il ne quitte la zone était une insulte : « Bande de petits P.D. ! »
Dans une tribune publiée dans Le Monde en date du vendredi 23 octobre (Télécharger la tribune, à droite)
tribune_des_parents_de_re_mi_fraisse.pdf
Tribune des parents de Rémi Fraisse
, la famille de Rémi Fraisse a lancé un appel à témoin auprès des manifestants. « Un non-lieu serait terrible » déclarent les parents et la soeur de Rém,i qui interpellent : « Toutes les personnes présentes à côté de lui et qui peuvent nous expliquer comment cela s’est passé, où il était, ce qu’il a dit. Nous leur demandons, en son nom, pour lui, pour que de tels actes ne se reproduisent plus jamais sur notre sol, de venir témoigner pour nous aider à faire la lumière sur cet événement dramatique pour la nation toute entière. Nous voulons comprendre. » Les manifestants présents sur le lieu des affrontements lors de du décès du jeune naturaliste pourront se déclarer et être entendus directement par les juges d’instruction, et pas par les gendarmes, qui n’ont visiblement pas intérêt à ce que la vérité éclate.
Les trois questions cruciales
Si l’on doit résumer les éléments cruciaux que doit résoudre la justice pour établir la vérité sur l’homicide de Rémi Fraisse et évaluer les responsabilités de ce drame, trois questions émergent :
les gendarmes présents sur la zone ont-ils reçu de leur hiérarchie militaire et civile (le gouvernement) l’ordre de procéder à des interpellations durant la nuit du 25 au 26 octobre ?
les gendarmes ont-ils procédé à des « bonds offensifs » visant à interpeller des manifestants ou à un autre but, ou sont-ils restés sur la défensive dans la « zone de vie » ?
y a-t-il eu durant l’enquête volonté de dissimuler ou de travestir certains faits ?
Lire aussi : Un an après la mort de Rémi Fraisse, des témoignages contredisent la version officielle
Source : Marine Vlahovic pour Reporterre
Photo : Gendarmes et CRS sur la zone de Sivens le 24 octobre 2014 (photo extraite du film « Terreur (d’Etat) au Testet »)
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