dimanche 23 août 2015, par Vanina
A partir d’entretiens avec 83 jeunes femmes blanches issues de la classe ouvrière anglaise, Beverley Skeggs étudie dans Des femmes respectables (1) les questions de classe, de genre, de sexualité et de race sous l’angle de la « respectabilité », car cette notion lui est apparue comme « centrale pour les faire tenir ensemble : elles se conditionnaient mutuellement ». Et elle pointe l’urgence d’un féminisme populaire.
Disons-le d’entrée : ce livre est remarquable – de multiples façons. Déjà par le sérieux de l’enquête (menée à partir de 1983 pendant onze années, dont trois au contact quotidien avec les personnes interrogées) et par le positionnement de l’auteure : elle est certes sociologue, mais elle aurait pu être une de ces personnes qu’elle interroge (âgées de 16 à 18 ans à leur rencontre et inscrites à une formation d’aide à la personne, dans un lycée polyvalent du nord-ouest de l’Angleterre où elle enseigne alors) : sa mère était femme de ménage, son père docker puis employé, et elle a bien failli interrompre très tôt ses études.
Cependant, tout en sentant une grande proximité avec ces femmes, par ses origines sociales, et en discutant ensemble la réflexion théorique qu’elle dégage de leurs témoignages, elle est consciente de ne plus appartenir à leur milieu, de par son parcours universitaire. Son ouvrage, politique et militant, rend ainsi visible un groupe social en même temps qu’il souligne une réalité : aussi rigoureusement scientifique soit-il, tout énoncé est influencé par la position sociale de la personne qui le formule. C’est pourquoi la sélection opérée ces dernières décennies par l’Université a de graves répercussions sur les études féministes : l’analyse en termes de classes et la prise en compte du déterminisme social ont quasiment disparu de ces études, y compris celles qui se placent dans une optique matérialiste. Le propos de Skeggs est à la fois de « mettre en cause l’autosuffisance des théories qui invisibilisent les femmes des classes populaires ou qui les pathologisent, sur la base de l’ignorance ou du préjugé, [et de] déstabiliser la facilité avec laquelle les représentants politiques peuvent se légitimer dans des campagnes politiques réactionnaires en entamant de vieilles ritournelles sur les femmes dégénérées des classes populaires ». A ses yeux, c’est précisément parce que les universitaires n’ont pour la plupart jamais vécu dans les classes populaires qu’ils et elles ne ressentent pas la domination de classe et la font passer au second plan de leurs recherches (2). « Nous ne pouvons nous connaître nous-mêmes, constate-t-elle ; comment pourrions-nous prétendre connaître parfaitement les autres ? Nous pouvons cependant faire preuve de vigilance, c’est-à-dire de responsabilité et d’esprit critique. »
Son livre ne traite pas tant de la façon dont les individus se construisent que de la façon dont ils ne peuvent pas ne pas se construire sur certains modes. C’est la question de l’accès au savoir, aux capitaux et à la mobilité. « Alors que les théories postmodernes postulent un accès libre et volontaire aux positions sociales disponibles, déclare-t-elle, ce travail montre que la restriction d’accès se trouve au centre des identités subjectives. » Elle critique le pointage systématique de l’aliénation que font les féministes universitaires concernant les femmes des classes populaires (3), et insiste sur l’importance de prendre au sérieux leur expérience sociale ainsi que leur conception de leur pratique professionnelle. Il s’agit de faire avancer les choses en étudiant la valeur que ces femmes peuvent se reconnaître et se voir reconnue grâce à leurs efforts constants de « respectabilité » – alors même que cette respectabilité leur est déniée, en tant qu’individus comme en tant que femmes et travailleuses, chômeuses ou mères au foyer, et en tant que membres des classes populaires.
L’auteure fait aussi magistralement ressortir la domination culturelle qu’exercent les classes supérieures sur les classes populaires – et qui est une clé du contrôle sur celles-ci. Et elle ne se contente pas de porter une critique acerbe aux féministes universitaires : quand elle interroge sur le féminisme les femmes de son étude, celles-ci se définissent radicalement comme non-féministes, au vu de ce qu’elles connaissent du sujet par les médias (4) et leur milieu, mais également parce que leur demander d’être féministes reviendrait à leur demander de sacrifier le maigre capital qu’est leur féminité, c’est-à-dire l’unique moyen dont elles disposent pour gagner une respectabilité. Ce désaveu du féminisme actuel conduit Skeggs à en chercher les causes, ainsi que des pistes susceptibles de favoriser son renouveau.
Appartenance à et rejet de la classe
Nous avons ici de jeunes femmes blanches destinées à servir les autres, comme aides à la personne ou domestiques. La formation qu’elles suivent est une des seules compatibles avec leur faible capital scolaire, et elle est facile puisqu’elle fait appel à des compétences qu’elles ont apprises très vite dans leur environnement familial. C’est surtout, tandis que Thatcher s’emploie à désindustrialiser le pays, un moyen d’échapper au chômage. Dans les années 1980, les emplois de services à la personne sont presque les seuls accessibles aux femmes non qualifiées ou peu qualifiées, et c’est par ce biais que le pouvoir opère la distinction entre les classes populaires qui peuvent être sauvées et celles qui sont irrécupérables.
Skeggs met en relief les mécanismes sociaux qui disposent les femmes interviewées d’une part à s’engager dans le care (soin), à se marier et avoir des enfants, d’autre part à accepter le caractère inévitable de l’hétérosexualité et du mariage en ce qu’ils représentent une possibilité de sécurité matérielle, de succès culturel et de statut (5). « Cet enseignement fut conçu pour inciter les femmes des classes populaires à accomplir leur devoir domestique, à y prendre du plaisir, afin de s’autodiscipliner et de contrôler l’ensemble de la famille populaire tout en créant un vivier de travail à bon marché (6). »
Le dévouement à autrui n’est ni une disposition féminine naturelle ni une vocation – seulement un choix faute de mieux ; néanmoins, comme l’association de la respectabilité à l’idéal domestique et au souci des autres leur permet de se rassurer autant que d’assurer leur place sociale, les femmes interrogées vont y adhérer. Au sein des contraintes qui leur sont imposées, elles déploient de multiples stratégies constructives et créatives pour engendrer un sentiment d’elles-mêmes qui soit doté de valeur. Mais comment défendre sa valeur quand on est en permanence dénigrée ? Eh bien par le travail, pour ces femmes : elles se sentent responsables dans leur cadre professionnel, et la responsabilité rend respectable – « c’est une qualité propre qui contient les sentiments subjectifs essentiels d’estime de soi et de dignité ». Il leur faut accepter et être capables d’éprouver de l’altruisme, le goût du devoir… jusqu’au point où « prendre soin, se mettre au service des autres, fait partie intégrante de la conception qu’elles ont d’elles-mêmes ». La préparation à un métier les « forme » de plus à occuper une position à la fois de classe et de sexe – cette assignation identitaire excluant d’emblée qu’elles puissent devenir autre chose que des hétérosexuelles orientées vers le mariage, les enfants et la prise en charge des autres.
L’acquisition de cette respectabilité implique non seulement qu’elles se désolidarisent des pauvres non méritants, rejettent la pauvreté et les multiples déviances associées à elle par les classes supérieures, mais aussi qu’elles opposent la féminité à la vision sexualisée que ces classes ont des classes populaires.
Skeggs montre le coût pour ces femmes du rejet de leur classe : elles doivent à la fois être et paraître féminine pour se distinguer des plus démuni-e-s qu’elles – forcément sales, grossier-ère-s, feignant-e-s, peu respectables parce que les classes populaires (« noires » ou « blanches ») « n’ont jamais cessé d’être catégorisées comme dangereuses, contagieuses, menaçantes, révolutionnaires, pathologiques et irrespectueuses ». Dès l’époque victorienne, cette représentation des pauvres vivant dans des taudis urbains a permis l’élaboration de contrôles politiques qui visaient à les tenir à distance et à les contenir.
Comme elles sont conscientes de ce qui est censé être de bon ou de mauvais goût, les femmes interrogées savent qu’elles doivent être discrètes, pudiques, convenables (« la propreté est voisine de la piété ») tout en étant disponibles et désirables ; et elles ont besoin des hommes, pour ce faire : ne pas en avoir un équivaut à ne pas être désirable, « à la hauteur ». Si elles font dans le glamour et sortent en bande, quand elles sont jeunes, pour réclamer le droit à éprouver du plaisir et à occuper l’espace, elles veillent à se démarquer de l’image sexualisée qu’ont les classes populaires – afin de se rapprocher de la sexualité convenable et mesurée liée à la bourgeoisie blanche.
Historiquement, rappelle Skeggs, les manifestations de la sexualité ont été associées à la pratique des « autres », les non-civilisés, sans respectabilité. Mais, au XIXe siècle, les discours moraux initialement structurés autour de stratégies de contrôle disciplinaire de classe se sont recomposés autour de la race : la structure des discours officiels articulés autour d’oppositions binaires (vice/vertu, saleté/propreté, animalité/civilisation) qui ont servi à définir, au pôle négatif, les classes laborieuses et les femmes a ainsi été utilisée pour appréhender les populations « noires ». Avec pour conséquence de brouiller les différences sexuelles entre les femmes « noires » et « blanches » des milieux populaires : la sexualité féminine « noire » a été assimilée à la prostitution des femmes « blanches » des classes populaires. Et c’est grâce à cette définition et cette désignation des femmes « noires » et « blanches » des classes populaires par leur absence de pureté, leur dangerosité et leur sexualité que les femmes « blanches » des classes supérieures ont pu se situer au sein d’une féminité pure et convenable.
Cette idée de la pureté incarnée par les femmes des classes supérieures s’est perpétuée. Et comme les homosexuelles ont longtemps été assimilées aux femmes « noires » et « blanches » des classes populaires, ces catégorisations ont fait du sujet hétérosexuel « un type particulier de femme, ni populaire ni noire, mais respectable ». Avec la contre-culture des années 1960 et 1970, toutefois, la sexualité, lieu de rébellion, a symbolisé l’expression personnelle et les choix individuels… et une autre catégorisation de l’homosexuelle a situé celle-ci au sein de la bourgeoisie cultivée. Cette nouvelle permissivité qui va avec l’expression bourgeoise du « soi » ne peut cependant convenir aux femmes des classes populaires, étant donné leur quête de respectabilité.
Quoi qu’il en soit, leur « choix » les place dans une situation d’insécurité permanente et d’isolement social, car elles ne se reconnaissent pas non plus dans les classes moyennes ou supérieures : même si elles tentent de les imiter (à la mesure de leurs moyens) en investissant dans certaines pratiques de consommation (intérieur, loisirs…), elles perçoivent les bourgeoises comme ennuyeuses, prétentieuses et immorales (en particulier par leur comportement, qu’elles jugent irresponsable et contre nature, consistant à se décharger de leurs enfants sur d’autres femmes), et elles ne désirent pas adhérer à l’ensemble des dispositions bourgeoises.
La leçon que tire Skeggs de ces diverses données est que toute personne se trouve à l’intersection de plusieurs facteurs de domination, vécus simultanément et indissociablement : la classe, le genre, la race, l’âge, le lieu de vie… ; et que la classe « est centrale pour chacun d’entre nous, même si nous ne nous sentons pas limités par elle, choisissons de ne pas la reconnaître ou de l’éviter par des stratégies de désidentification ou de dissimulation ». A notre naissance, nous sommes situé-e-s dans des espaces organisés institutionnellement – hétérosexualité, famille, division du travail sexué et racial –, mais s’ils précèdent notre capacité d’action, nous contribuons à leur reproduction et à leur reformulation. Ils encadrent donc nos actions et nos réactions.
Le refus « obligé » du féminisme
La féminité représente pour les femmes interrogées par l’auteure un rempart contre l’humiliation et, potentiellement, elle leur permet d’accéder à une forme de stabilité économique et affective. A l’inverse, ne pas avoir l’air féminine, ou ne pas l’être, aurait pour elles un coût culturel considérable. Bien sûr, les angoisses qu’elles éprouvent (au sujet de leur corps, de leurs enfants, etc.) peuvent aussi être ressenties par les femmes des classes supérieures, observe Skeggs, mais c’est leur manifestation particulière qui leur donne leur caractère de classe. Leur anxiété s’exprime en effet toujours à travers la référence à quelque chose auquel elles n’ont pas accès, qu’il s’agisse d’argent, de connaissances ou d’espace : elles savent que la quasi-totalité de leurs actes seront lus au prisme de la classe. Elles ne se voient jamais seulement comme des femmes parce que leur genre est apprécié à travers ce prisme. C’est pourquoi classe et genre sont inséparables. Et pourquoi le désir d’assimilation aux classes supérieures ne remet aucunement en cause le système de classes : il reproduit les jugements qui contrôlent, dévaluent et délégitiment les classes populaires.
Le « choix » de la féminité fait par ailleurs obstacle à celui du féminisme, pour les femmes des classes populaires, car les processus d’investissement dans cette féminité viennent renforcer l’image dissuasive que les médias donnent du féminisme : à leurs yeux, c’est « un truc de bourgeoises ». Elles ne se reconnaissent pas davantage dans la « femme » que postule le plus souvent le féminisme que dans le discours individualiste où celui-ci se situe pour une bonne part, en ignorant les relations de pouvoir contre lesquelles elles luttent au quotidien. De plus, ce qu’elles connaissent du féminisme ne peut les aider à aucune identification : elles ne savent quasiment rien des divers courants qui le composent ; elles ont juste à leur disposition les discours contradictoires et confus transmis par la culture populaire, qui leur fournit simultanément des stratégies discursives de rejet. Adhérer au féminisme impliquerait par ailleurs de désinvestir certains aspects de leur vie et de s’exposer à des pertes potentielles. Enfin, le féminisme est associé à l’absence de désirabilité, à la prétention, au sérieux, à l’ennui, soit un ensemble de traits petits-bourgeois que les femmes interviewées attribuent aux classes moyennes et supérieures et qui les rebutent. Elles perçoivent son discours comme moralisateur, empreint de jugements, et imposant une manière d’être qui, étant sans valeur au sein de leur milieu culturel, ne peut les y faire apprécier et décourage fortement la camaraderie. Même ses éléments positifs et vendeurs (l’autonomie, l’indépendance…) sont éprouvés comme des normes, établies par des femmes différentes d’elles et auxquelles elles ont peu de chances de correspondre.
En revanche, la connaissance du féminisme est utile à ces femmes des milieux populaires pour comprendre et interpréter des expériences négatives – nommer les problèmes et l’oppression, et imaginer autre chose. Cette constatation suscite plusieurs commentaires de Beverley Skeggs.
D’abord, que si la plupart des femmes vivent des expériences négatives pour lesquelles le féminisme peut offrir des interprétations collectives, assez peu entrent en contact avec des personnes ou des institutions féministes – au moment adéquat, qui plus est, afin de bénéficier d’une telle aide. Ensuite, que si le féminisme est seulement associé aux expériences négatives, cela ne peut guère susciter une envie de le connaître. Selon Skeggs, c’est donc clair : les études sur lesquelles repose la théorie féministe doivent redonner un sens au concept de « femme », car cette reconnaissance est cruciale pour permettre l’action. Non seulement la catégorie « femme » ne doit plus être tenue pour acquise, sans spécificité, mais il en va de même pour le féminisme : loin d’avoir jamais été universel, il a toujours été partial et partiel, parce que formulé à partir de groupes d’intérêts spécifiques, et en général par celle (ceux) qui disposent de privilèges de race et de classe.
Du fait du langage « technique » utilisé aujourd’hui, l’analyse féministe peut difficilement parler aux femmes en dehors de son cercle. Aussi, ironise à raison Skeggs, « ON DOIT D’ABORD SE DEMANDER OÙ SE SITUE LE FÉMINISME, AU LIEU D’ESSAYER D’ASSÉNER CE QU’IL EST ». Le féminisme doit prendre en compte le contexte et l’accès différencié des femmes aux diverses formes de capitaux et de savoirs ; il doit documenter l’Histoire, les réalités économiques, les positions sociales, les représentations culturelles, le discours populaire et les investissements culturels. De plus, il faut s’intéresser à la façon dont des ponts peuvent s’établir entre différents groupes de femmes, et s’investir dans d’autres mouvements que strictement féministes.
Dans les années 1970, des initiatives ont vu le jour au Royaume-Uni pour faire du féminisme un mouvement représentatif au programme clair, réclamant entre autres choses qu’à travail égal le salaire soit égal, que soient mises en œuvre des dispositions éducatives égalitaires ; que des crèches gratuites soient ouvertes jour et nuit ; que soient garantis l’avortement à la demande, la contraception gratuite, le droit des femmes à contrôler leur fertilité. Depuis, à la suite de batailles acharnées, des fragments de ce programme ont été réalisés, et l’influence du féminisme, son succès ont favorisé sa diversification : on le trouve de nos jours dans de multiples sites et sous de multiples formes – dans la culture populaire, le militantisme associatif, le monde universitaire, etc. Cependant, au cours des années 1980, la capacité à exploiter commercialement les aspects individualistes du féminisme (tels que le pouvoir sexuel, l’autonomie, le respect, l’estime de soi, les droits individuels) a engendré les effets contradictoires actuels : le féminisme s’est offert une façade populaire qui a attiré sélectivement et est parvenu à surmonter les divisions de classe et de « race » en s’adressant au désir d’être autonome, puissante, confiante, glamour… ; mais, ce faisant, « il s’est détaché du social et du systémique et s’est réduit à l’individu solitaire, en rendant invisibles le sens de la responsabilité collective et les liens entre les femmes, au-delà des différences et des distinctions ». Des représentations limitées ont commencé à englober le tout. Le féminisme n’est plus apparu que comme offrant un pouvoir personnel, de l’autonomie et de l’indépendance – ou, à l’inverse, une caricature de femmes.
Au Royaume-Uni, le thatchérisme a contribué au développement d’un féminisme d’entreprise, en même temps qu’il engendrait la résistance des femmes dans la grève des mineurs. Sous Thatcher, la rhétorique familiale de la maternité a été promue alors même que le marché du travail se dégradait pour les mères des classes populaires. Un « nouveau féminisme » est apparu, nettement différentialiste et puritain, qui définissait les femmes comme vertueuses et les hommes comme mauvais. Il a fourni un ensemble de prescriptions en matière de conduite et d’habillement, pour scruter à la loupe le comportement et l’apparence des femmes. Avec le « post-féminisme », on est passé du discours sur les droits sociaux à un discours sur les droits individuels qui dérive du libre-arbitre protestant. Autrefois prérogative du programme féministe en prônant le droit à un salaire égal par exemple, ce discours a rejoint un ensemble idéologique qui associe un tel droit à ceux du consommateur.
Bref, s’il veut sortir de son impasse actuelle, le féminisme doit continuer à nommer et à procurer des cadres d’interprétation pour les injustices quotidiennes, estime Skeggs, mais d’une façon intéressante et attractive qui puisse embrasser des formes fragmentaires d’action féministe, au lieu de viser la seule « pureté féministe ». Il doit éviter les formes « totalisantes et impérialistes » de désignation (comme l’emploi d’un langage « technique » incompréhensible), car les classifications négatives supplémentaires sont bien la dernière chose dont les femmes des classes populaires ont besoin. Des campagnes prenant au sérieux les différences et les inégalités qui existent entre les femmes seraient plus constructives que celles prônant cette « pureté ».
Pour le renouveau d’un féminisme populaire
Et Skeggs enfonce le clou : derrière la dérive actuelle du féminisme, il y a, plus largement, celle du postmodernisme, dont les écrits enterrent la classe au profit de l’individu parce qu’ils la « tiennent pour inutile, en un temps où l’on croit pouvoir se mouvoir avec agilité au travers des différences, libéré du poids des structures et des inégalités ». Le concept de différence a souvent remplacé celui d’inégalité, mais « PENSER QUE LES CLASSES N’ONT PAS D’IMPORTANCE EST LA PRÉROGATIVE DE CEUX QUI NE SONT PAS TOUCHÉS PAR LES PRIVATIONS ET LES EXCLUSIONS QU’ELLES IMPLIQUENT », affirme-t-elle avec raison.
Dans les années 1980, constate Skeggs, le quasi-abandon de l’analyse en termes de classe (7) et le peu d’attention porté aux caractéristiques matérielles et structurelles de la vie des gens, parallèlement à la montée des professions « psy », ont produit un récit fondé sur une conception du traumatisme affectif selon laquelle les expériences individuelles difficiles sont censées rendre compte de la personnalité en son entier. Mais son enquête montre que les femmes des classes populaires subissent au quotidien une angoisse qui n’a rien d’individuel : elle est alimentée sans répit par les doutes et l’insécurité de l’expérience de classe.
« L’individualisme que postule une grande part des écrits théoriques sur la subjectivité découle des intérêts des groupes privilégiées, qu’il sert, dans des conditions historiques et nationales très spécifiques, rappelle-t-elle. Le projet du “soi” est un projet occidental bourgeois. » Les concepts de l’individualisme rendent les autres groupes indignes de la qualification d’« individu », et son discours sert une rhétorique politique qui assure la différenciation des groupes sur la base de l’inégalité. « LES “INDIVIDUS” SONT LE PRODUIT DU PRIVILÈGE : ILS BÉNÉFICIENT DES CONDITIONS MATÉRIELLES ET CULTURELLES QUI LEUR PERMETTENT DE TRAVAILLER LEUR “SOI”. » Les théories de la subjectivité se sont révélées inadéquates pour son enquête, selon Skeggs, parce qu’elles dérivent du discours sur l’individualisme auquel les femmes interrogées n’ont qu’un accès limité. « Ces théories ont été conçues pour d’autres corps, dans d’autres circonstances, des corps qui occupent l’espace et s’y déplacent de façon très distincte. Les femmes étudiées ne tiennent pas pour acquis le fait que leurs corps soient dotés de valeur, qu’elles aient des droits ou même qu’elles soient intéressantes. Leur sécurité ontologique ne repose pas sur leur qualité d’“individu” mais au contraire sur leur intégration, sur le fait de ne pas se distinguer. »
La notion du « soi » est ainsi l’expression des intérêts de classe d’une intelligentsia qui construit des outils théoriques pour sa propre glorification ; cette sociologie oublie de situer (dans les classes moyennes et supérieures) les gens dont elle parle pour en faire des référents universels, contribuant à légitimer le pouvoir détenu par les uns et à délégitimer comme « individus » la masse des autres.
Cependant, les femmes interviewées ne se construisent pas sur la base de récits individualistes et ne sont pas à l’origine de leurs identités : leur « soi » est saturé de devoirs et d’obligations liés à leurs relations aux autres, et elles se définissent à travers leur rôle domestique. Elles ont été, dans l’Histoire, exclues si efficacement du plein exercice de la citoyenneté, avec son discours de l’individualisme, qu’elles n’ont jamais été positionnées par ce discours de façon identique aux classes supérieures. Leur subjectivité se construit différemment, en incorporant les éléments de la surveillance de soi. On fait souvent comme si le lien entre l’individuel et le social s’actualisait par identification, insiste Skeggs, mais ce lien est précaire et vécu de façons diverses. Les femmes étudiées passent ainsi plus de temps à se désidentifier ou à ne pas reconnaître les identifications (de classe, de féminité ou d’hétérosexualité) qu’on leur attribue. Pour que puisse s’opérer une identification, il faut pouvoir se reconnaître ; or, soit elles ne se reconnaissent pas, soit elles ne veulent pas se reconnaître à travers les catégories d’identification disponibles.
Pour remédier à cette situation, il faudrait que les femmes des classes populaires n’aient pas constamment le sentiment de subir le regard de ceux qui ont le pouvoir de les juger, et qu’elles arrivent aussi à considérer ce jugement comme illégitime ; mais cela implique pour elles de voir dans la classe sociale le fondement d’une contestation et non une source de honte, et dans la sexualité un lieu de plaisir et de contrôle plutôt qu’une occasion d’être jugée.
Par de nombreux aspects de leur vie et pas mal de leurs réactions, les femmes interviewées peuvent par ailleurs être qualifiées de féministes, constate Skeggs : la violence conjugale, le viol, les inégalités – au travail et dans l’espace public comme dans la répartition des tâches domestiques – sont des sujets qui les motivent. Bien qu’elles ne se reconnaissent pas ou ne s’identifient pas comme féministes, elles livrent de nombreux combats que l’on pourrait appeler ainsi, en se mobilisant pour garder ouverte une crèche, en protestant face aux comportements sexistes… Et leurs expériences de l’inégalité, du harcèlement, de la violence, des sentiments d’injustice engendrent chez elles au minimum des éléments de compréhension féministe. Elles sont pour la plupart ulcérées par les représentations négatives des femmes dans les médias. Elles manifestent beaucoup de colère face aux comportements exigés sur la seule base du sexe, et cette colère persiste au fil du temps, même si les sujets se modifient : jeunes, ce sont les attentes inégales, selon que l’on est homme ou femme, concernant les tâches ménagères, l’éducation et l’apparence qui les révoltent ; plus tard, ce sont celles qui concernent l’éducation des enfants, la maternité et le marché du travail.
Sur nombre de plans, il est donc possible de considérer le comportement collectif et solidaire de ces femmes comme bien plus féministe que l’individualisme de féministes universitaires qui s’identifient au féminisme, déclare Skeggs. Les femmes interviewées l’ont prouvé au moment de la grève des mineurs, en 1986 : elles se sont identifiées aux femmes de ceux-ci et ont approuvé leur action… mais pas tant sur l’appartenance à un même sexe que sur l’appartenance à une famille ou à une communauté défendant son gagne-pain. C’était une connexion plus large qui ne s’appuyait pas sur des discours de la différence ou sur le jugement des autres, n’impliquait pas de se déprendre des hommes et des familles et qui, alors que ces femmes ne cessent de rechercher la sécurité, entraînait pour elles peu de changements. Il s’agissait plutôt de combattre depuis leur position, en bénéficiant d’une approbation culturelle, pour affirmer une solidarité de classe (8), même si elles ne l’exprimaient pas en ces termes. Aussi, affirme Skeggs, « il convient de s’adresser différemment aux femmes des classes populaires si l’on souhaite qu’elles accèdent politiquement au féminisme, aux questions lesbiennes et gays ou au socialisme ». Elles se reconnaîtraient sans doute plus facilement dans le féminisme s’il était abordé d’abord sous l’angle des questions liées à l’argent, à la violence. Beaucoup de connexions transclasses sur de tels enjeux ne peuvent présentement s’effectuer car les gens se focalisent sur les habits que l’on porte, sur la façon dont on vit ou sur le fait d’avoir des enfants ou pas. Le conflit au niveau des différences culturelles qui en résulte empêche les gens d’établir ces connexions : plus on se focalise sur les différences de styles de vie, plus il est difficile de mobiliser. En revanche, l’étude des classes sociales devrait créer des espaces où les femmes semblables à celles de l’enquête menée ici pourraient être entendues et écoutées – ou, du moins, ne pourraient plus être ignorées. Et c’est un enjeu de taille car il ne s’agit pas simplement d’un groupe de femmes prises isolément ; et leurs expériences comme leurs interprétations des choses mettent en cause de nombreux postulats reproduits dans la théorie féministe. Oter la parole aux femmes des milieux populaires – à travers des débats théoriques qui ignorent aisément la notion de classe comme la capacité de ces femmes à s’ajuster aux positions sociales et aux catégorisations conçues pour d’autres –, c’est commettre un nouvel acte de violence symbolique à leur égard, en les rendant invisibles ou en les pathologisant.
* * *
A une époque où se développe l’emploi de domestiques et de femmes de service dans les pays riches, avec le vieillissement de leur population, la réflexion de Skeggs sur classe, genre et féminisme apparaît d’importance. En France et au Royaume-Uni, par exemple, les classes supérieures encouragent depuis des décennies les études universitaires ou dans les grandes écoles de leurs filles, qui accèdent ainsi à des emplois de cadres et peu à peu aux hautes fonctions politiques. La banalisation des foyers bourgeois ayant deux revenus de cadres et employant des femmes des milieux populaires pour effectuer des services domestiques a de ce fait accentué l’écart entre les femmes des différentes classes – comme le souligne Marie-Pierre Pouly, traductrice de Des femmes respectables, dans sa postface. Le travail domestique se redéveloppe depuis l’après-guerre : si, en 1850, il y avait un million de domestiques de sexe féminin en Grande-Bretagne, soit 40 % des emplois féminins, cette proportion avait chuté à 18 % en 1950.
Cependant, le rejet croissant des tâches domestiques exprimé dans les années 1950-1960 par les femmes des classes moyennes et supérieures devenues salariées, puis leur sensibilité au féminisme ont incité les foyers de ces classes à déléguer aux femmes des milieux populaires les tâches ménagères les plus pénibles (les plus sales, éprouvantes physiquement et répétitives). La force de travail domestique s’est reconstituée sur un marché du travail secondaire précaire, alimenté en outre de façon croissante par les migrantes des pays pauvres.
Cette nouvelle division du travail intensifie l’exploitation de certaines femmes, et les inégalités entre les femmes en général, au plan mondial. Alors oui, il serait grand temps de reconsidérer les classes, dans les études comme dans le militantisme sur le genre !
Vanina
(Une version courte de ce texte est parue dans Courant alternatif de juin 2015, n° 251.)
1. Des femmes respectables – Classe et genre en milieu populaire, paru en anglais il y a dix-sept ans, cet ouvrage est publié aujourd’hui par Agone (422 p., 25 €).
2. De même, dit-elle à propos des sociologues masculins, elle « ne pense pas qu’ils parviennent à penser le féminin, le fait de ne pas avoir de pouvoir. (…) C’est vrai que c’est réellement difficile. C’est également très dur de penser la racisation quand on est “blanc ” ». Elle n’a pour sa part pas traité la question des races dans son livre.
3. Skeggs refuse ainsi d’accepter que celles de sa famille puissent être définies comme des « victimes », « ce qu’elles ont passé leur vie à essayer de ne pas être ».
4. Notamment le Sun, avec sa présentation systématique des féministes comme des éducatrices petites-bourgeoises condescendantes et moralisatrices, déterminées à troubler la fête, incapables d’apprécier l’humour et convaincues que le sexe rabaisse les femmes.
5. Chez ces femmes, le mariage avec cérémonie et robe de mariée compte beaucoup parce que c’est le « spectacle ultime de la féminité hétérosexuelle qui réunit les légitimités culturelle et légale ».
6. Les gouvernants maintenaient alors la classe ouvrière dans ce type de structure, mais « maintenant ils préfèrent traiter les problèmes une fois que les membres de la classe ouvrière sont devenus des “délinquants” et sont criminalisés, remarque l’auteure. [Dans le contexte actuel], la classe ouvrière est absolument condamnée ».
7. Si les ouvriers au Royaume-Uni ont toujours eu une place dans les recherches universitaires, souligne Skeggs, les femmes des classes populaires ont été très peu étudiées en dehors de l’univers des usines. Quant à elle, elle ne pouvait proposer une « version romantique ou héroïque » de leurs expériences ou réactions, comme l’ont fait, pour les hommes « blancs » de ces classes, certains universitaires masculins issus de ce même groupe : la masculinité prétendument authentique des hommes des classes populaires s’autorise de discours plus larges qui rendent possible une telle héroïsation, mais il n’y a guère de matière héroïque dans le soin et la féminité ; enfin, les réactions des femmes étudiées étaient trop complexes et contradictoires pour se couler dans quelque récit « romantique ou héroïque ».
8. La notion de classe joue si fortement pour les femmes interrogées que cela peut être « par solidarité avec les hommes de leur classe qu’elles associent le féminisme aux classes supérieures », qu’elles vont refuser de se dire contre le porno ou de souligner que « leurs » hommes ne sont pas d’« horribles oppresseurs », et au contraire affirmer que leurs frères ou pères sont plus mal lotis et malheureux qu’elles étant donné qu’ils sont au chômage…
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