La fabrique du sans-papier

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Le droit d’asile est encadré depuis 1951 par la convention de Genève d’une part et par le régime d’asile européen commun (RAEC) d’autre part. Les deux dispositifs permettent théoriquement à toute personne persécutée dans son pays du fait « de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques » d’obtenir une protection dans le pays signataire de la Convention dans lequel elle en fait la demande. Ces dispositifs de protection juridique sont appliqués dans toute l’Europe, mais de manière disparate. Enjointe par des directives européennes visant à harmoniser les pratiques dans le traitement des demandes d’asile, la France doit, avant l’été, réformer le processus.

Lundimatin est allé à la rencontre de deux personnes qui accompagnent des réfugiés depuis leur arrivée en France pour qu’elles nous racontent comment se passent concrètement les demandes d’asile aujourd’hui et ce que la réforme modifiera.

Lundimatin : Que vient modifier la réforme dans le processus de demande d’asile ?

A : La réforme ne concerne pas tant le fond de la demande d’asile, que les possibilités d’accéder à une telle demande. La convention de Genève impose un cadre juridique strict. Le gouvernement affirme dès lors ne pouvoir traiter la demande d’asile autrement qu’en regard de cette convention, et ce faisant il refuse un grand nombre de demandes d’asile en arguant de leur caractère « illégitime », dès lors qu’elles n’étaient pas prévues par la convention de 1951. Cette dernière est donc figée, comme si les choses n’avaient pas évolué depuis 65 ans. Il y a là une ambiguïté : la convention fait rempart, elle sert de prétexte au refus afin de réduire au maximum le nombre de demandes. Quant à la réforme, elle ne s’attache pas à redéfinir la légitimité de la demande d’asile mais elle va seulement fixer des limites d’accès à la procédure.

B : L’implicite dans cette réforme est l’idée que si vous avez assez de volonté pour traverser toutes ces difficultés administratives et leurs conséquences en termes de logement et de vie, c’est que vraiment vous êtes un « vrai » demandeur d’asile.

A : Ce qui compliqué à appréhender pour le quidam c’est de savoir qui est aujourd’hui un « demandeur d’asile ». Un demandeur d’asile, aujourd’hui, c’est quelqu’un qui a de réelles craintes, craintes qui peuvent être objectives (prison, torture, etc.) mais qui peuvent être basées sur un sentiment tout à fait subjectif. La convention de Genève dit à ce propos : « Le terme de réfugié s’applique à toute personne craignant avec raison d’être persécutée. »
Il faut réussir à convaincre de l’authenticité de ces craintes subjectives pour emporter l’intime conviction des organisations compétentes. Et il n’y a aujourd’hui qu’un demandeur d’asile sur dix qui y parvient.

Lundimatin : Et pourquoi ça ne marche pas, comment expliques-tu qu’il y ait autant de refus ?

A : L’acceptation ou le rejet d’une demande d’asile résulte bien souvent d’une certaine disposition affective. Par ailleurs, on ne parvient plus à s’identifier au demandeur d’asile comme c’était le cas auparavant. Autrefois, celui-ci s’incarnait dans la figure héroïque et emblématique du dissident, ou du boat people par exemple. Aujourd’hui la figure est multiple. Elle va du sans-papier au clandestin, en passant par le migrant économique ou climatique, jusqu’à celui qui a besoin d’une protection internationale. Très longtemps les Francais se sont identifiés au réfugié palestinien, comme à celui qui subissait la violence d’Israël par exemple ; mais maintenant, dans l’imaginaire, c’est peut-être aussi un kamikaze ou un terroriste, qui sait ?

Lundimatin : Et donc cette affect général des populations joue effectivement dans le processus de décision des autorités compétentes ?

A : Complètement.

Lundimatin : Il y a donc des réfugiés à la mode…

A : Dans les guerres aussi il y a des modes, qui dépendent essentiellement des interventions médiatiques des associations créées au moment où le conflit se déclare.

B : Par exemple, la Tchéchénie. Depuis une dizaine de jours, on rencontre beaucoup de personnes qui viennent nous voir pour nous dire qu’elles ont eu le statut de réfugié. C’est un moment trop rare pour ne pas s’en réjouir. En fait c’est juste la diffusion récente d’un documentaire de Manon Loizeau à la télevision qui a changé la donne : depuis, les Tchétchènes obtiennent plus facilement le statut de réfugié.
Concernant d’autres nationalités, on a vu passer dernièrement un document de la direction des prestations familiales demandant aux CAF de donner le RSA aux Syriens et aux Irakiens se présentant avec des récépissés avec la mention « admis au titre de l’asile ». Normalement, on n’a pas le droit au RSA quand on est demandeur d’asile, sauf si on est Syrien ou Irakien en 2015… !
Pour prendre la mesure de l’incohérence de tout cela, il suffit de se rendre à la Cour nationale du droit d’asile, ou sauf demande de huis clos, les audiences sont publiques. On se rend rapidement compte de l’indigence des questions posées quant aux situations des pays d’où viennent les demandeurs d’asile. Ceux qui délibèrent sont d’anciens magistrats qui ne connaissent pas la situation sur laquelle pourtant ils doivent statuer. C’est une pure loterie affective. Certains présidents donnent le statut à tous, quand d’autres ne le donnent à personne.

A : On a une vision si élitiste du demandeur d’asile que l’administration considère qu’elle n’a pas à faire de recherche, qu’elle n’a pas à être documentée, informée sur les questions géopolitiques. De toute façon, ce que le vrai demandeur d’asile mettra en avant devra suffire pour emporter la conviction.

B : On pourra nous opposer le fait que l’OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides) se renseigne. Ils organisent en effet des missions pour aller voir ce qu’il se passe dans tel ou tel pays. Mais ils reviennent très souvent en disant la même chose : « ça va, il ne se passe rien. » Par exemple, si la loi ne réprime pas juridiquement l’homosexualité dans un pays mais qu’elle le fait pourtant pratiquement, l’OFPRA dira facilement qu’il ne se passe rien. On a pu rencontrer plusieurs personnes originaires de Géorgie qui avaient été persécutées par la police pour leur homosexualité et de manière très violente. Mais les lois géorgiennes ne disent pas que l’homosexualité est réprimée et les policiers ne délivre pas de certificat de persécutions !

Lundimatin : Qu’est ce qui va concrètement changer pour les demandeurs d’asile avec cette nouvelle réforme ?

A : La réforme tourne autour de trois axes principaux :
Le premier consiste à complexifier l’accès à la procédure, afin que la plupart des « faux » réfugiés se découragent avant même d’entamer la procédure et qu’ils deviennent simplement sans-papiers.
Le deuxième axe, c’est ce qu’ils appellent une « meilleure répartition territoriale des demandeurs d’asile ». La réforme prévoit que chaque département prenne sa « charge » de demandes d’asile. Aujourd’hui il y a trois grandes régions qui sont « submergées » : l’Ile-de-France, la région Rhône-Alpes et le Nord (à Calais). Le but est donc de répartir sur tout le territoire national les demandeurs d’asile sur un schéma directif, c’est-à-dire que les réfugiés aillent là où on leur disent d’aller. Et s’ils refusent, la réforme prévoie de les faire sortir du dispositif.
Le troisième axe, c’est le fait d’obliger les services décentralisés de l’État à renvoyer dans leur pays tous ceux qui ont eu une réponse négative. La France en ce moment est mauvaise élève : ceux dont la demande d’asile est rejetée reçoivent une obligation de quitter le territoire (OQTF) dans un délai de un mois, mais cette obligation n’est que formelle. Dans les faits, ils restent, et deviennent également sans-papiers.

B : L’idée de renvoyer des demandeurs d’asile dans leurs pays se base sur un syllogisme simple. Il est formulé par la Cour des Comptes dans un rapport qui a fuité récemment et il figure également dans le rapport de Claude Guéant formulé en 2011. Selon ce syllogisme, 75 % de refus dans les demandes d’asile équivaudrait à 75 % de demandes illégitimes.

A : Cela pousse les autorités à considérer que le droit d’asile est détourné, que les immigrants s’en servent pour rester légalement en France. Et s’il est détourné, il faut jouer sur les conditions d’accès à la procédure. Et donc ici la boucle est bouclée.

B : Les procédures d’accès à la demande d’asile sont donc rendues plus complexes pour décourager les « faux » demandeurs d’asile.

Lundimatin : En fait, si je comprends bien, l’opération c’est réellement de produire du sans-papier. Parce que le sans-papier est plus simple à contrôler, à expulser que le demandeur d’asile. En somme, on refuse au réfugié son statut de victime pour légitimer les procédures répressives contre lui, dès lors qu’il est devenu un simple sans-papier ?

A : En fait les politiques sont mal à l’aise avec le droit d’asile parce qu’il dépend d’une sphère qui leur est supérieure. Ils sont confrontés à leurs propres limites.
Juridiquement il y a ce que l’on appelle une hiérarchie des normes : en haut figure la dimension internationale, ensuite le droit européen, et ensuite seulement le droit national. Donc les politiques français peuvent plus ou moins organiser juridiquement l’accès à la demande d’asile et la procédure d’asile, mais ils seront toujours rappelés à l’ordre par le droit européen et la convention internationale. A l’inverse, les sans-papiers sont sous la responsabilité pleine et entière de l’État, qui juridiquement en fait ce qu’il veut.

Lundimatin : Et au niveau national, quel est le ministère qui gère les demandes d’asile ?

A : Pour les demandes d’asile, chaque État organise lui-même la mise en œuvre de la convention de Genève dans son pays, et il décide du ministère qui en a la charge. Cela paraissait relever du bon sens que les demandeurs d’asiles, qui sont impliqués dans des contextes géopolitiques les dépassant, soient sous l’autorité du Ministère des affaires étrangères, qui est bien renseigné sur les relations internationales. Seulement, Nicolas Sarkozy, alors qu’il était Ministre de l’intérieur, a considéré qu’il s’agissait en fait d’une immigration détournée et qu’il appartenait donc au Ministère de l’intérieur de contrôler les demandes. On ne considére donc plus les demandes d’asile en lien avec des relations internationales ou des enjeux géopolitiques, mais seulement dans une logique de contrôle et de gestion de l’immigration.

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