Pierre Johnson
samedi 19 octobre 2013
En Colombie, on détruit des milliers de tonnes d’aliments et de semences paysannes en conséquence du traité de libre échange avec les Etats-Unis.
Le 24 août 2011, la tranquillité de la petite ville de Campoalegre, au Sud de la Colombie, est brusquement interrompue par l’irruption de forces de la police militaire accompagnant cinq fonctionnaires de l’Institut Colombie d’Agriculture et d’Elevage (ICA). Ceux-ci confisquent et détruisent les sacs de riz produits par une vingtaine de paysans locaux. Des sacs contenant soixante-dix tonnes de riz destiné à l’alimentation humaine sont ainsi déchirés à la pelleteuse, puis jetés à la décharge publique.
En 2011, 1167 tonnes de semences, puis en 2012, 2793 tonnes, principalement de riz, mais aussi de pomme de terre, de maïs, de blé, de plantes fourragères et de haricot rouge sont ainsi retirés de la circulation dans cinq départements, près de la moitié étant détruite, l’autre confisquée.
La motivation de ces actions d’un organisme d’Etat dont la mission est de « contribuer au développement et aux exportations du secteur agricole colombien en s’assurant de la santé et de l’innocuité de la production primaire » (sic) ? Montrer que la Colombie respecte les clauses relatives aux droits de propriété intellectuelle appliqués aux semences, prévues par le Traité de libre échange avec les Etats-Unis, ratifié par la Colombie dès 2008 et par le Congrès de Washington en 2011. Appliqués aux semences, ces droits sont consignés dans la convention UPOV de 1991, approuvé en Colombie par la loi 1518 de 2012.
Une loi colombienne de 2006 prévoyait déjà des peines de quatre à huit ans de prison et des amendes allant de 26 à 1 500 salaires mensuels à l’encontre de ceux qui ne respecteraient pas les droits de propriété intellectuelle sur les semences. En 2010, la résolution 9.70 de l’ICA a renforcé ces obligations, en régulant la production, l’usage et la commercialisation de semences en Colombie.
Désormais la vente de semences, dont d’aliments, issus de la sélection paysanne est déclarée illégale, au motif que leurs qualités sanitaires ne seraient pas garanties. La qualité et la valeur ajoutée des semences certifiées justifient-elles ces dispositions sévères ?
Pour les paysans colombiens, le prix des semences certifiées est de deux à trois fois le prix des semences paysannes sur les marchés locaux. Suivant leur expérience, les premières ne présentent pas d’avantage significatif sur les secondes, même lorsque l’agriculteur achète l’ensemble du « paquet technologique » (fertilisants, pesticides) et suit les conseils prévus par les industries semencières.
Bien souvent, semences certifiées et semences paysannes se ressemblent comme deux gouttes d’eau. Leur principale différence ? Les premières ont été enregistrées par de grandes entreprises semencières, après avoir été sélectionnées sur la base de leurs propriétés. Mais le stock initial de ces entreprises provient nécessairement de la sélection de semences effectuée par des générations de paysans. Le régime de propriété intellectuelle sur les semences semble donc marcher sur la tête.
Trois entreprises semencières dominent le marché mondial
Le documentaire « 9.70 » de Victoria Solano, dont sont tirées plusieurs informations présentées ici, révèle qu’aucune information préalable n’avait été fournie à la population avant l’intervention musclée de l’ICA, ni par consultation locale, ni par l’organisation de forums, ni même en informant les moyens de communication.
Cette situation témoigne de l’éloignement de certains hauts fonctionnaires des réalités que vivent les 60 % de la population colombienne impliqués dans l’agriculture, soit 3,5 millions de familles. Il semble plus important pour l’État colombien d’assurer le respect de résolutions en porte-à-faux avec les réalités sociales que d’assurer les bases du développement rural.
La situation de la Colombie est loin d’être unique. Elle est le reflet du marchandage des intérêts économiques pratiqué au niveau mondial dans le cadre des accords commerciaux bilatéraux ou multilatéraux (OMC). Les aspects du droit de propriété intellectuelle liés au commerce (ADPIC) sont toujours partie intégrante de ces accords de libre échange. Ils supposent le respect du droit des brevets et du système mis au point pour tenir compte de certaines spécificités du monde agricole, le certificat d’obtention végétale (COV).
À la différence du brevet, celui-ci concède à l’agriculteur certains droits, mais pas celui d’échanger librement les semences, puisque les droits de propriété intellectuelle appartiennent aux industries semencières.
Grâce à cette protection, trois entreprises semencières multinationales contrôlent déjà au niveau mondial 47 % du marché des semences certifiées (Monsanto, Dupont de Nemours et Syngenta), sept autres en contrôlent 30 %. En Colombie, les entreprises multinationales ne contrôlent directement « que » 15 % de la production de semences, mais parmi les entreprises colombiennes contrôlant le reste de la production, bon nombre sont franchisées des multinationales.
Un bilan catastrophique au Mexique
L’accord de libre-échange entre la Colombie et les Etats-Unis d’Amérique connaît un précédent dont on peut examiner les conséquences sur deux décennies : celui de l’accord de libre-échange nord-américain entre les Etats-Unis, le Canada et le Mexique, entré en vigueur le 1er janvier 1994. Malgré les promesses faites de part et d’autre du Rio Grande, les conséquences sur l’emploi et le développement rural ont été, selon toutes les études réalisées, catastrophiques dans l’ensemble des pays, l’accord ne bénéficiant qu’à des grandes entreprises.
En matière agricole, le Mexique avait obtenu un délai pour libéraliser le commerce des produits de base, dont le maïs, mais son gouvernement s’était empressé d’anticiper cette libéralisation, tout comme le gouvernement colombien a anticipé la mise en œuvre du TLC.
Les conséquences sur les prix aux producteurs et sur la réduction des variétés proposées aux consommateurs ont été dramatiques. Des plants de maïs transgéniques ont rapidement été détectés dans l’Etat d’Oaxaca, cœur de l’agrobiodiversité de cette céréale à la base de l’alimentation de toute l’Amérique centrale depuis plusieurs millénaires. Plus que jamais, le monde agricole mexicain est en crise, sans que les autres secteurs économiques aient significativement gagné à cette ouverture commerciale incontrôlée.
Les droits de propriété intellectuelle sur les semences sont le principal outil de la concentration économique du secteur, aboutissant à la réduction de la diversité des espèces cultivées. Sur 80 000 plantes comestibles répertoriées, seulement trente fournissent aujourd’hui 90 % des calories, appauvrissant d’autant notre alimentation.
Comme l’explique Vandana Shiva, militante et scientifique indienne, dans le rapport Seedfreedom et lors de la quinzaine des semences libres 2012, les principes mêmes du COV reposent sur des critères industriels peu compatibles avec les qualités du vivant : distinction, homogénéité et stabilité s’opposent notamment aux qualités de variabilité, adaptabilité et résilience propres au monde vivant.
Au moment où des négociations visant à mettre un terme au conflit armé qui ravage certaines régions de Colombie depuis un demi-siècle connaissent des avancées significatives, des dizaines de milliers de paysans colombiens manifestent à Bogota pour ce qui leur semble une déclaration de guerre contre l’agriculture paysanne et la souveraineté alimentaire. La préservation de celles-ci est un enjeu de premier plan, non seulement pour l’avenir de la Colombie, mais pour celle de l’Humanité.
Source : Courriel à Reporterre.
Pierre Johnson est ingénieur du développement durable, expert des liens entre commerce et biodiversité. Contact : contact (arobase) pierrejohnson.eu
Photo : [Pressenza]
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