Ultraviolence policière à Sainte-Soline

Une médecin urgentiste présente à la manifestation raconte

paru dans lundimatin#376, le 28 mars 2023

Nous avons reçu ce témoignage d’une médecin urgentiste présente lors de la manifestation de Sainte-Soline samedi 25 mars. Elle décrit le déchaînement de violences de la police, les corps blessés, meurtris, mutilés et les secours empêchés. Deux personnes sont désormais dans le coma et réanimation neuro-chirurgicale.

Pour davantage de contexte, voir notre article : Ce qu’il s’est passé à Sainte-Soline

La marche de printemps

Départ du camp vers 11H. Trois cortèges marchent à travers champs.
Le premier cortège nous annonce qu’il n’y a aucun barrage des forces de l’ordre sur le parcours. Ils gardent la bassine. Un vulgaire trou recouvert de béton. Ils la gardent comme une forteresse. Ils auraient même creusé une tranchée de 8 mètres de profondeur et un talus de plusieurs mètres de hauteur sur tout le tour de la bassine pour la rendre inaccessible. Les douves du château fort. Le cortège au sein duquel je me trouve est joyeux, les manifestants marchent dans la boue, champ de colza, premières fleurs du printemps. Arrivée à proximité de la méga bassine Les cortèges se retrouvent. Ils fusionnent. Une marée humaine. La victoire d’être si nombreux. 20 000, 25 000, 30 000 personnes impossible d’estimer.
On aperçoit les forces de l’ordre soigneusement disposées autour du bassin, enceinte de camion de gardes mobiles, plusieurs blindés. Une colonne de Quads avec un binôme de gardes mobiles dessus. Certains auraient vu la cavalerie. Personne n’est inquiet à cet instant. Que peuvent-ils faire contre cette foule hétéroclite et déterminée. Un instant je me demande pourquoi les forces de l’ordre sont là. Ils ont creusé une tranchée de 8 mètres de profondeur et un énorme talus. La bassine nous est inaccessible. Je me demande pourquoi la présence de toute cette artillerie est nécessaire. Qu’aurions-nous fait en leur absence ? J’en discute avec un.e ami.e on se dit qu’ils font de la lutte contre les méga-bassines un symbole de l’autorité de l’état. Premiers gaz Je suis venue manifester avec une bande d’ami.e..s, je marche avec une copine. Dans mon sac à dos des compresses du désinfectant, des antalgiques, des bandes, des pommades anti-inflammatoires, quelques kits de sutures si nécessaire pour l’après. Nos expériences de manifestations des dernières années nous ont appris qu’il fallait s’équiper en matériel de secourisme. Je ne me suis pas identifiée comme « MEDIC » officiel. Mais il me semble évident d’avoir un minimum de matériel, au moins pour les copin.e.s
Les cortèges se rejoignent à proximité de la bassine. Le cortège à notre droite est déjà noyé par les gaz alors que nous sommes encore à plusieurs centaines de mètres. Ils remontent vers nous, alors que nous continuons à avancer, heureux de se retrouver après ces nombreux kilomètres parcourus à travers champ.
Les manifestants s’approchent des gardes mobiles avec leur banderoles. On avance ensemble. Nous apercevons les visages familiers de quelques vieilles amitiés. A peine le temps de se retourner. Il pleut des grenades lacrymogènes, et d’autres, assourdissantes ou désencerclantes. Nous reculons. Je vois une femme faire demi-tour et repartir en arrière. Énorme détonation entre ses jambes. Elle boite. Nous reculons pour l’accompagner, la soutenir. Ça commence fort. On constate les blessures, un bel hématome sur la cuisse, un peu de gel anti-inflammatoire, deux gorgées d’eau. On se retourne, les manifestants crient « médic » de tous les cotés. On vient à peine d’arriver. Un homme jeune avec une plaie délabrante de la main. Grenade de désencerclement. Je nettoie, une compresse, une bande, un antalgique. « Tu devras refaire le point sur la base médic arrière, être sur qu’il n’y ait pas de corps étrangers ». D’autres « médic » s’affairent. On continue. On entend dire que quelqu’un serait inconscient au sol à proximité d’une banderole devant. On cherche cette personne. Impossible de la trouver. Un ami nous arrête il s’est pris un flash ball à l’arrière de la tête. On s’assoit pour l’examiner derrière une haie. On remonte sur un chemin en terre. Le chemin des blessés Le niveau d’intensité a été maximal d’emblée. Pas de demi-mesure. Tous ces blessés qui reculent. Allongé dans un champ. Assis dans un fossé. La haine monte contre les forces de l’ordre. Que font-ils, que défendent-ils, quelques mètre cubes de béton valent-ils tous ces corps mutilés ? Quelqu’un nous attrape par le bras. Un infirmier avec lequel j’ai discuté un peu plus tôt dans la journée. Il nous amène a proximité d’un homme allongé à coté d’un fossé. « Fracture ouverte de fémur » me dit-il. Un pansement est déjà installé je ne vois pas la plaie. Je vois un hématome de cuisse volumineux. Il n’y a pas d’extériorisation de sang. Je sens son pouls. Il est conscient. La première chose à faire le mettre en sécurité. Un antalgique. A huit personnes on le déplace plus loin. Quelqu’un prend des constantes. La fréquence cardiaque est normale. Je suis rassurée, il n’est pas en train de se vider de son sang. Pour une fracture ouverte de fémur le risque hémorragique est majeur. Je demande à ce que quelqu’un appelle le SAMU pour une évacuation. Derrière nous un deuxième blessé est transporté par des manifestants. Une plaie délabrante de la fesse gauche. La plaie n’est pas hémorragique. Il est douloureux. Il ne peut pas marcher. On aperçoit une nouvelle charge de la police. Des quads ? Des lacrymos ? Je ne sais pas, je n’ai pas le temps de lever le nez des blessés. Il va falloir qu’on recule de nouveau pour mettre les blessés en sécurité. On fait un portage sur le chemin en terre pour s’éloigner vraiment définitivement des zones d’agressions. On arrive à un croisement. Je demande à ce que les constantes des blessés soient prise de nouveau pour s’assurer de leur stabilité. Je demande à ce qu’on rappelle le SAMU pour qu’il nous envoie des secours. Je vois que sur le chemin d’autres blessés continuent d’affluer. Je refais le point sur la suspicion de fracture ouverte du fémur. Je déballe la plaie. La plaie est profonde. Il y a un quelque chose de dur et de blanc qui ressort en son sein. Ce n’est pas de l’os. C’est un corps étranger en plastique blanc, une part cylindrique, une part plate. Je laisse le corps étranger en place. Il doit être retiré dans un bloc opératoire au cas ou il existe une plaie vasculaire sous-jacente. Je rectifie le diagnostic à la régulation du SAMU. A ce croisement de routes où se retrouvent de nombreux blessés, des élus et des observateurs de la ligue des droits de l’homme sont présents. Un homme est installé par des manifestants juste à ma gauche. Il a le visage déformé. Il s’est pris une grenade dans le visage. Je l’examine. Il a une plaie de la paupière hémorragique. L’œdème de la paupière ne me permet pas d’examiner l’œil, sa vision, sa motricité. Il a une très probable fracture du maxillaire gauche, je ne peux rien dire pour son œil. Des personnes viennent me voir pour me dire que les ambulances sont bloquées par les gardes mobiles en amont. Je commence à m’énerver. Je transmet dites leur « Nous avons appelé le SAMU, nous avons des blessés graves. Ils doivent laisser passer les ambulances. Nos appels sont enregistrés sur les bandes de la régulation du SAMU. Si ils entravent le passage des ambulances, ils seront pleinement responsables du retard de soins. On ne se laissera pas faire. Y compris sur plan juridique » « Mettez-leur la pression, c’est pas possible autrement. » D’autres blessés arrivent entre temps, ils ont l’air stable. Je n’ai pas le temps de les voir. Certaines personnes s’occupent d’eux. Des complicités de bord de route. L’« urgence absolue » Quelqu’un vient me chercher pour me demander d’intervenir plus en amont sur le chemin.
Mon amie reste avec les blessés.
Je remonte vers la zone où un homme est au sol. Du monde autour de lui. Je m’approche de sa tête. Un « medic » réalise une compression du cuir chevelu. Des gens essayent de le faire parler. Du sang coule sur le chemin. Il est en position latérale de sécurité. Je me présente auprès des autres personnes qui prennent soin de lui. « Je suis médecin urgentiste, est-ce qu’il a déjà été évalué par un médecin ? Est-ce que quelqu’un a déjà appelé le SAMU ? » Le SAMU est prévenu. Pour l’instant aucun moyen ne semble engagé. Je l’évalue rapidement. L’histoire rapporte un tir tendu de grenade au niveau temporal droit (juste en arrière de l’oreille ). Il se serait effondré. Extrait par des manifestants. Au début il aurait été agité. Là il est en position latérale de sécurité. Il est trop calme.
Je fais un bilan de débrouillage :
— une plaie du scalp de plusieurs centimètres en arrière de l’oreille. La plaie est hémorragique.
— un traumatisme crânien grave avec un score de glasgow initial à 9 ( M6 Y1 V2), une otorragie qui fait suspecter une fracture du rocher
— pupilles en myosis aréactives
— vomissement de sang avec inhalation
— les premières constantes qu’on me transmet sont très inquiétantes. La fréquence cardiaque serait à 160, la tension artérielle systolique à 85. Le shock index est à presque 2. Je demande à ce qu’on rappelle la régulation du 15 et qu’on me les passe au téléphone.
Mon petit matériel ne va pas suffire. Quelle impuissance… Je prend la régulation du 15 au téléphone. Je demande à parler au médecin. Je me présente en tant que médecin urgentiste : je demande un SMUR d’emblée pour un patient traumatisé crânien grave, avec une plaie du scalp hémorragique, et des constantes faisant redouter un choc hémorragique. Le médecin me répond que la zone ne semble pas sécurisée et qu’il est impossible pour eux d’intervenir au milieu des affrontements. J’explique que nous sommes à distance des zones d’affrontement. Qu’il y a des champs autour ou il est possible de faire atterrir un hélicoptère. Il me dit qu’un Point de Rassemblement des Victimes est en cours d’organisation, qu’il va nous envoyer des pompiers pour extraire les victimes. J’insiste sur le fait que cet homme à besoin d’un SMUR d’emblée, qu’il s’agit d’une urgence vitale immédiate et qu’il n’est pas en état d’être transporté vers un PRV. L’appel téléphonique prend fin, je n’ai pas l’impression que ma demande ait été entendue.
Un traumatisme crânien grave peut aboutir à la mort cérébrale, ou à la présence de séquelles extrêmement lourdes. Je retourne auprès de la victime. Je le réévalue. Son score de glasgow est tombé à 7. Le coma est de plus en plus profond. Une équipe médecin infirmier des gardes mobiles arrivent. Je suis en colère. Ils viennent apporter les bons soins à ceux qu’ils ont presque tué. Je ravale ma colère, il faut penser à cet homme à ce qu’il y a de mieux pour lui. Je fais une transmission médicale. Je propose que le médecin rappelle la régulation pour appuyer ma demande de SMUR dans le cadre d’une urgence vitale immédiate. En attendant j’aide l’infirmier à poser une perfusion. Traitement de l’hypertension intracrânienne. Traitement pour l’hémorragie. Le médecin des gardes mobiles me demande si j’ai de l’oxygène. Je ris nerveusement. Non moi j’ai des compresses et de la biseptine, j’étais là pour manifester initialement.
Leur matériel est limité. Ils n’ont pas de quoi faire des soins de réanimation. Je ressens leur stress. Nous sommes dépendant du SMUR. Des pompiers en pick-up arrivent, ils nous demandent pourquoi le SMUR et les VSAV ne sont pas là. Je craque et leur hurle dessus, je dis que les ambulances sont bloquées par les gendarmes mobiles en amont. Combien de temps s’est écoulé ?
Depuis combien de temps était-il au sol avant mon arrivée ?
Comment peuvent-ils assumer un tel niveau de violence pour quelques mètres cubes de béton ?
Je pense à Rémi Fraisse. Le SMUR arrive. J’aide à son installation sur le brancard du SAMU. Le médecin du SMUR prépare de quoi l’intuber dans le camion. Je quitte les lieux pour rejoindre les autres blessés. Je pense à cet homme. A ses amis. Aux miens. Je me demande où ils sont. Y-en a t-il d’autres comme lui ?
Je pense à tous ceux qui ont été blessés ces dernières années par les armes de la police. À la ZAD, au Chefresne, au Testet, pendant la loi travail, les Gilets Jaunes. À ceux qui ont perdu des doigts, une main. Un œil. Ceux qui ont perdu la vie. À lui.

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