Emmanuel Macron invente le « travail jetable »

Le Président dit vouloir « libérer le travail » par ses ordonnances, et il n’y a pas de raison d’en douter. Mais dans sa vision du monde, la liberté du travail c’est sa liquidité.

12/09/2017

Annick Coupé
Secrétaire générale d’Attac France, ancienne porte-parole de l’Union syndicale Solidaires
Dominique Plihon
Professeur d’économie à l’Université Paris XIII, membre des économistes atterrés et porte-parole d’Attac France
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POOL New / Reuters
Emmanuel Macron lors d’un discours aux préfets à l’Elysée, Paris, le 5 septembre 2017.

Emmanuel Macron dit vouloir « libérer le travail » par ses ordonnances, et il n’y a pas de raison d’en douter. Mais dans sa vision du monde, la liberté du travail c’est sa liquidité. Le travail doit être négociable à vue, achetable et jetable d’un clic de souris comme un titre financier. Micro-jobs en Allemagne, contrats « zéro heure » en Grande-Bretagne, plates-formes de « jobbing » autoproclamées « économie collaborative », figurent ce rêve qu’il conviendrait de généraliser.

Le fil rouge de ces ordonnances est le travail jetable. La possibilité exorbitante, offerte par la loi El Khomri, de licencier en cas d’une simple baisse conjoncturelle du chiffre d’affaires ou même de la trésorerie, aurait pu satisfaire les aspirations patronales à la flexibilité. Loin de là! Le pouvoir de l’employeur de se séparer du salarié doit désormais être sans limites. Pour faciliter les licenciements abusifs, on réduit les délais de recours, on plafonne les indemnités prudhommales et on réduit les planchers existants. On autorise l’employeur à ne pas motiver clairement le licenciement, à charge pour le salarié licencié de contester cette irrégularité. On reconnaît aux multinationales prospères le droit de licencier en France si elles y ont déclaré des pertes. En cas d’accord d’entreprise moins favorable que le contrat de travail, on autorise un licenciement « sui generis », sans aide au reclassement, des salariés concernés. On invente la « rupture conventionnelle collective », là aussi sans aide au reclassement, pour sécuriser les plans de « départs volontaires ». On satisfait la vieille revendication patronale du « contrat de projet », sans terme précis ni indemnité de précarité.

Le pouvoir de l’employeur de se séparer du salarié doit désormais être sans limites.

Quant aux dispositions supposées « renforcer le dialogue social », la plupart d’entre elles participent de cette flexibilisation en contournant les syndicats et en réduisant les moyens des représentants du personnel.

C’est une vision du travail très particulière que portent ces ordonnances et le patronat qui les a écrites. Un facteur de production abstrait et anonyme qu’on achète en juste-à-temps, qu’on dirige pour que sa production dégage le taux de profit désiré par les actionnaires et qu’on jette dès que son coût affecte ce taux de profit.

Pourtant le travail réel, celui qui permet l’efficacité productive et la qualité des produits et des services, n’a rien à voir avec ça. Tous les observateurs du travail le savent: les salarié.e.s, pour atteindre les objectifs fixés par le management, doivent en général déployer des trésors méconnus d’ingéniosité. Sans l’engagement des travailleurs, les consignes resteraient lettre morte. Sans leur expérience, sans leur coopération, sans leur attention aux équipements, sans leur liens avec leurs collègues, sans leur dévouement aux clients, rien ne serait possible, ni qualité, ni compétitivité, ni profit.

C’est une vision du travail très particulière que portent ces ordonnances et le patronat qui les a écrites. Un facteur de production abstrait et anonyme qu’on achète en juste-à-temps.

En refusant le travail jetable et la précarisation de nos vies, nous refusons du même geste la perte de sens du travail, son absurdité trop souvent, sa soumission toujours aux seules finalités des actionnaires et grands managers, sa réduction à une simple fonction. Nous savons que la souffrance au travail, la flambée des inégalités, la peur et l’insécurité au quotidien, viennent de cette dictature de la finance sur le travail, qui menace la santé publique et mine la démocratie. Nous savons aussi que cette course folle à la compétitivité et au profit met en danger imminent la survie des écosystèmes. Les événements climatiques extrêmes qui se multiplient, comme aux Antilles en ce moment, nous le rappellent chaque jour.

Les ordonnances Macron aggravent l’insécurité sans résoudre la question du chômage. Elles déséquilibrent encore un peu plus les rapports entre le capitalisme financier et le reste de la société. Elles appellent une ferme résistance de toutes celles et ceux pour qui le travail est et doit rester un espace de construction collective, de coopération et de délibération. A cette vision absurde d’un travail jetable, nous opposons le travail vivant, c’est-à-dire le travail collaboratif –le « travailler ensemble ». Ce travail qui fait de nous des êtres humains en nous confrontant au réel, qui nous permet de développer nos habiletés et de prendre soin de notre monde commun aujourd’hui si mal en point.

En refusant le travail jetable et la précarisation de nos vies, nous refusons du même geste la perte de sens du travail.

La modernité, ce n’est pas le travail jetable, c’est le travail collaboratif dans lequel chacun.e a son mot à dire et est reconnu.e dans la particularité de ses talents. Notre monde commun n’oppose pas « ceux qui réussissent » à « ceux qui ne sont rien », les « entrepreneurs » aux « fainéants ». C’est un monde à construire, où ceux qui travaillent et ceux qui bénéficient de ce travail pourront déterminer ensemble les règles de leur collaboration; un monde où le profit ne sera pas un but mais un outil; un monde où le travail sera l’école de la démocratie, et la démocratie un outil de travail. Nous avons commencé à le construire dans les luttes sociales, dans nos résistances et nos alternatives. Celles qui s’annoncent maintenant doivent nous permettre d’en préciser encore davantage les contours, car c’est en reconstruisant l’espoir que nous résisterons le mieux.

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